Égypte : la liberté de la presse derrière les barreaux
L’actuel président égyptien soutenu par l’armée s’y connaît en démagogie.
Dans une diatribe à l’attention d’une foule de hauts magistrats présents à l’enterrement du procureur Hicham Barakat assassiné la semaine dernière, le président Abdel Fattah al-Sissi a critiqué la lenteur de la justice, rejetant la faute de l’assassinat sur les dirigeants des Frères musulmans qui croupissent en prison depuis deux ans.
« Ce qu’ils veulent faire », a-t-il déclaré en faisant référence à la mort de Barakat, « c’est faire taire la voix du peuple... On ne peut taire la voix du peuple égyptien ! »
Personne. Enfin, à part lui.
En matière de dictature militaire, l’actuel régime égyptien fait fort. En quelques jours, un projet modifié de la loi controversée de lutte contre le terrorisme qui a été ratifié par Sissi en début d’année a été approuvé par le Cabinet ainsi que la plus haute autorité judiciaire égyptienne, le Conseil suprême de la magistrature. Ce projet doit encore être approuvé par un autre organisme consultatif de la magistrature, le Conseil d’État, qui est susceptible de l’entériner avant sa ratification définitive par Sissi.
Sissi détient actuellement les pouvoirs législatifs en l’absence d’un parlement élu. Cependant, alors que la constitution stipule que ces deux organes judiciaires doivent examiner toutes les nouvelles lois, leur avis est purement consultatif et non contraignant, plaçant effectivement Sissi au-dessus des lois et de la constitution.
Sous prétexte de dissuader promptement les activités terroristes et d’accélérer le processus judiciaire afin d’assurer la rapidité des poursuites – et vraisemblablement, l’exécution des personnes suspectées de terrorisme – la loi bafoue totalement les droits civils et les libertés, en s’attachant particulièrement à museler la presse.
L’ironie veut que ce qui constitue un acte terroriste aux termes de cette loi s’applique également au terrorisme d’État infligé aux Égyptiens par la police et l’armée. Vous avez commis un acte terroriste si vous avez utilisé « la force, la violence, les menaces et l’intimidation... dans l’intention de troubler l’ordre public ou de mettre en danger les intérêts de la société... ou de mettre en danger la vie, la liberté, les droits publics et privés de personnes dont les droits sont protégés par la loi et la Constitution ».
Alors qu’un vague soupçon d’« intention » de « nuire à l’unité nationale, la paix sociale, la sécurité nationale » et d’« entraver » les pouvoirs publics est réputé constituer un acte terroristes, l’article 6 protège les personnes chargées d’appliquer la loi de toute enquête pénale pour « usage de la force » ou « légitime défense », ce qui, dans les faits, leur donne carte blanche pour commettre d’odieuses violations des droits de l’homme.
Il est vrai que la menace terroriste dans le nord du Sinaï est concrète et redoutable. Au cours de la dernière semaine, au moins 21 soldats et 100 militants utilisant de l’artillerie lourde ont été tués. Personne ne peut sous-estimer l’ampleur de l’insurrection à laquelle l’Égypte est confrontée, mais cela ne devrait pas constituer une excuse générale justifiant le fait de recourir aveuglément aux assassinats extrajudiciaires, de manipuler la loi, de museler les médias et de restreindre la liberté d’expression.
L’article 26 prescrit des peines de prison d’au moins cinq ans pour toute personne qui « favorise ou envisage de commettre un acte terroriste, directement ou indirectement, par ses propos, par ses écrits ou par tout autre moyen ». Le reste de l’article utilise des termes généraux pour décrire la promotion indirecte d’actes terroristes, comme la promotion « d’idées et de croyances qui encouragent l’utilisation de la violence ».
Ceci, de nos jours en Égypte, peut englober la condamnation d’une politique gouvernementale ou d’une action officielle ou le simple fait de se défouler sur Facebook en ces temps économiques très difficiles.
Encore plus absurde, l’article 29 impose des peines de prison comprises entre un et cinq ans pour la simple « collecte d’informations » sur les personnes responsables de la mise en œuvre de la loi anti-terrorisme – policiers et procureurs – dans « l’intention » de les intimider ou de leur nuire.
En Égypte aujourd’hui, celui qui juge des intentions d’un autre homme sera toujours la cible des critiques. Il sera le policier, le juge et le bourreau.
Cependant, l’article le plus controversé reste l’article 33 qui prévoit une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans pour la publication d’informations et de statistiques relatives à des opérations terroristes qui ne sont pas identiques aux communiqués et déclarations des sources officielles concernées. Et pour couronner le tout, l’article 37 interdit toute publication et diffusion d’informations sur des affaires judiciaires relevant du terrorisme et impose une amende de 10 000 livres égyptiennes (environ 1 150 euros) aux contrevenants.
Dans le contexte actuel d’une cruelle absence d’adhésion aux fondements mêmes d’une couverture médiatique exacte et précise de la part de la presse et des chaînes de télévision pro-militaires – où l’incitation à la violence est courante – depuis le coup d’État militaire du 3 juillet, la clause de précision fait état d’une hausse radicale de la répression de ce qui reste des médias indépendants pour intimider les journalistes qui refusent de conforter la stratégie de message unique de l’armée.
Depuis qu’il a pris le pouvoir, Sissi et son régime ont systématiquement réduit les médias au silence. Aujourd’hui, cette politique de tolérance zéro face à la différence, sans parler de la dissidence, va désormais être inscrite dans la loi.
La semaine dernière, quatre journalistes ont été arrêtés en Égypte, venant s’ajouter aux dix-huit autres qui sont déjà en prison, selon une enquête menée par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ). Les journalistes arrêtés sont accusés d’appartenir à l’organisation des Frères musulmans, qui a été inscrite sur la liste des organisations terroristes.
Le CPJ rapporte que ces arrestations sont « souvent violentes et impliquent des passages à tabac, des maltraitances, des perquisitions de leurs maisons et la confiscation de leurs biens ».
En raison de cette intimidation, très peu d’informations parviennent de zones telles que le Sinaï, plaque tournante de l’activité terroriste et lieu de nombreuses exactions sur les civils par les militaires. Cela signifie aussi que la seule version des faits qui est racontée, du moins dans les grands médias traditionnels, est celle de l’armée. Et avec l’application du projet de loi actuel, cela sera aussi criminalisé pour « imprécision ».
Mais l’Égypte de 2015 n’est pas l’Égypte des années 1950 et 1960. Le monde entier a changé avec la révolution technologique et s’il est encore possible de tromper parfois certaines personnes, il est impossible de tromper tout le monde constamment.
Même sous le régime draconien de parti, voix et média uniques de Nasser, lorsque les parents étaient cooptés pour renseigner sur leurs propres enfants et que toute forme de dissidence – comme aujourd’hui – était écrasée par la police secrète digne de la Stasi et ses fameux « visiteurs de l’aube » qui perquisitionnaient systématiquement les maisons et kidnappaient les « suspects », tout le monde savait ce qui se passait.
Même pendant la guerre de 1967 avec Israël, lorsque l’armée a été écrasée en six jours, alors que les médias locaux dépeignaient un tableau trompeur de la bravoure et de la victoire, à une époque où la seule alternative était la radio BBC, la honteuse défaite avait rapidement été révélée.
Aujourd’hui, le ciel est ouvert. Les chaînes par satellite représentant toutes les nuances du spectre politique sont là pour tout voir et Internet offre un espace libre et facilement accessible pour publier et partager des informations. Lorsque la transmission d’une chaîne est interrompue ou qu’un site est bloqué, dix autres surgissent pour les remplacer.
Le blocus des médias par l’armée au Sinaï, où toutes les communications, y compris les téléphones portables et fixes, sont interrompues pendant des jours, ainsi que les points de contrôle militaires refusant l’accès aux journalistes, n’ont pas empêché les récits d’expulsions forcées et d’activités terroristes criminelles, tant par les insurgés de l’État islamique que par l’armée.
À court terme, il peut devenir difficile de garantir que les dernières nouvelles indépendantes échapperont aux filtres de la censure militaire et aux stratégies d’intimidation, mais il y aura toujours cette source anonyme qui parlera à un journaliste d’investigation aguerri et arrivera, à terme, à dévoiler la vérité sur la situation. Rien qu’avec tous les progrès sur Google Earth, tout le monde n’a qu’à se connecter pour voir une image satellite en temps réel n’importe où, à tout moment, avec un niveau de détail extraordinaire.
Ce projet de loi anti-terroriste mal fichu fera plus de mal que de bien à l’image de l’armée égyptienne et de son chef. Cette nouvelle tentative présomptueuse d’infantilisation du peuple égyptien ne fera qu’ouvrir une boîte de Pandore pour le régime.
Les organisations internationales des droits de l’homme, les défenseurs de la liberté de la presse et les médias internationaux indépendants ne disparaîtront pas aussi facilement dans les ténèbres. Ils continueront à mettre à l’index ce régime, créant assez de dissonance pour porter des coups mortels à ses mensonges. À terme, il perdra sa crédibilité, même auprès de ses plus farouches partisans.
Les deux ans d’emprisonnement sont peut-être une bénédiction déguisée.
- Rania al-Malky est une chroniqueuse basée au Caire et ancienne rédactrice du Daily News Egypt (2006-2012).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les journalistes de la chaîne Al-Jazeera, l’Australien Peter Greste (à gauche) et son collègue égyptien Mohamed Baher, dans la cage des accusés près de la prison de Tora, au Caire, le 1er juin 2014 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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