L’Occident adore la propagande de l’EI ; il ferait mieux d’écouter les vrais journalistes syriens
Il y a une image de la Syrie que j’ai vue tant de fois. Ce n’est pas la puissante citadelle d’Alep datant du XIIIe siècle. Ce ne sont pas les forêts vert bouteille qui s’étendent jusqu’à la Méditerranée, à Lattaquié. C’est celle d’un combattant vêtu de noir tenant un drapeau de l’État islamique dans une main et un AK-47 dans l’autre. Il descend une rue bordée d’immeubles quelconques dans ce qui semble être la ville septentrionale de Raqqa. Ses sandales de cuir marron claquent contre le tarmac, tandis qu’un garçonnet à l’arrière-plan regarde en direction de la caméra.
Malgré toutes nos condamnations de leurs exécutions et attentats terroristes barbares, nous ne nous rassasions pas de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL, ou ISIS en anglais). On compte chaque mois à travers le monde environ cinq millions de recherches sur Google portant sur le terme « ISIS » – et cela n’inclut même pas toutes les variantes : Daech, État islamique (EI), ISIL, etc.
Nous adorons le frisson glaçant des images d’exécutions et d’exercices d’entraînement militaire, ainsi que les drapeaux noirs ondoyant sous la chaleur écrasante du Croissant fertile. Cette image de Raqqa est seulement l’une des milliers – probablement des millions – de photos qui dépeignent les activités de l’EI. Il est tout à fait juste que les journalistes, activistes et analystes en rendent compte. Ce qui ne l’est pas, est notre obsession à leur égard.
Chaque fois que le groupe revendique une attaque en Europe, l’Occident offre à l’EI la célébrité qu’il désire si ardemment (cela est moins le cas lorsque ces attaques se produisent ailleurs, ne semblant pas nous importer autant). Les photos d’identité des terroristes présumés sont reproduites à l’infini. On trouve par exemple des tonnes de résultats sur Google pour les mots-clés Najim Laachraoui et Brahim Abdeslam, deux des assaillants des attentats de Bruxelles et Paris.
Les « martyrs » de l’EI sont convaincus qu’ils meurent dans l’honneur. Et c’est le cas, de façon retorse.
Tout comme les responsables des relations publiques et les lobbyistes les plus chevronnés, l’EI sait que l’on peut faire passer des messages aux journalistes et politiciens à coup de communiqués ou d’images et de films de haute qualité. Et ainsi procèdent-ils. Le groupe dispose de sa société de production, al-Furqan Media, qui produit des vidéos en de multiples langues ; il a un porte-parole dédié, Abou Mohammed al-Adnani ; et il publie des centaines de photographies professionnelles de qualité.
Un récent article de la Brookings Institution sur la lutte contre la propagande de l’EI indique : « La subjugation humiliante des infidèles, les décapitations publiques, la destruction d’idoles et l’affichage d’attributs de type étatique tels la monnaie et les passeports suggèrent le pouvoir, la permanence et la victoire ».
Quelle célébrité et quelle gloire les bourreaux et auteurs d’attentats-suicides gagnent-ils ! Ils tuent des tas de kuffar (non croyants) et deviennent ce faisant des sensations politiques et médiatiques.
Lorsque l’EI a publié une vidéo menaçant le Royaume-Uni plus tôt cette année, le Premier ministre David Cameron lui a fait l’honneur d’une réponse, le décrivant comme un groupe qui commet « les actes les plus strictement abjects et effroyables […] ainsi que les gens peuvent le voir à nouveau aujourd’hui ». Oui, ils l’ont pu – les mots de David Cameron ont constitué une incitation de plus pour que nous, journalistes, écrivions davantage de mots, publiions davantage d’images.
Les hommes politiques aiment parler de la prévention des attaques de l’EI : aucune diplomatie n’est ici requise. Ils aiment parler de la « répression » de leurs sympathisants. Le terrorisme détourne l’attention d’autres questions sur lesquelles ils préfèrent garder le silence : leurs relations confortables avec l’Égypte et l’Arabie saoudite, les réductions des allocations aux personnes handicapées, pour n’en nommer que quelques-unes.
Mais il y a une alternative à la propagande continue et involontaire de l’EI.
Khaled al-Issa et Hadi al-Abdallah
Ce mois-ci, les Syriens ont pleuré la disparition d’un journaliste qui a rendu compte de quelques-unes des pires violences qu’ait connues la Syrie, souvent commises par le régime et ses alliés.
Khaled al-Issa est décédé pendant la nuit du vendredi 2 juillet. Il n’avait que 24 ans.
Ce photographe et cameraman syrien a succombé à de graves blessures à la tête provoquées par un engin explosif improvisé (EEI) qui a détoné près de l’appartement qu’il partageait à Alep avec son collègue Hadi al-Abdallah. Amis et activistes pensent qu’il s’agit d’un assassinat, bien qu’aucun groupe n’en ait revendiqué la responsabilité. Khaled a été immédiatement transféré en Turquie pour y recevoir des soins médicaux et il attendait son évacuation vers l’Allemagne suite à une campagne d’urgence visant à lui obtenir un visa. Hadi est toujours hospitalisé, mais en vie.
Khaled avait passé les quatre dernières années de sa vie à parcourir les scènes d’attaques aux bombes-barils, frappes aériennes et échanges de tirs afin de montrer au monde ce que les chiffres disent également : la vaste majorité des civils tués en Syrie sont des victimes du gouvernement.
Le mois dernier, au début du Ramadan, Khaled accompagnait Hadi à Alep pour montrer comment le régime bombardait joyeusement la ville depuis les cieux, jour après jour. Ses images et vidéos ont témoigné des blessures subies par les civils qui ont survécu. Au moins 172 hommes, femmes et enfants n’ont pas eu autant de chance, et ce seulement durant les neuf premiers jours du mois sacré.
« Nous ne sommes pas en mesure de couvrir toutes les tueries », a expliqué Khaled un jour. « Nous partons filmer ce qui s’est passé seulement pendant la journée et la nuit nous nous reposons […] donc personne ne voit les crimes qui ont lieu la nuit. Nous avons besoin d’un millier ou plutôt de plusieurs milliers de journalistes pour exposer la situation et tous les crimes perpétrés à Alep. »
Khaled a aussi dépeint l’humour noir des affiches produites dans sa ville natale notoirement rebelle de Kafr Nabel, province d’Idlib. Sur celles-ci, on peut lire des messages écrits en anglais du style : « Obama a prouvé son inaptitude à occuper la fonction de président des États-Unis, alors il a transféré sa honte à son successeur américain ».
Pour ses funérailles, des milliers d’habitants de Kafr Nabel sont descendus dans les rues, brandissant d’autres posters. Il a été enterré entouré de ses amis et de sa famille.
À travers son travail, Khaled a également présenté des tranches de vie de Syrie, soulignant – quelle surprise ! – que la plupart des Syriens sont des gens normaux, et non pas des fous furieux armés de couteaux. Ce ne sont pas des mauvaises nouvelles sexys – mais c’est essentiel pour construire la Syrie que nos enfants verront demain.
Voulons-nous en effet que les futures générations croient que l’EI a été la seule chose à prospérer en Syrie ? Voulons-nous que ses membres éclipsent des artistes comme Nizar Qabbani, révéré à travers le monde arabe pour ses poèmes d’amour ? Ou les extraordinaires roues à eaux – norias – de Hama, construites au cours des époques romane et byzantine ? Ou encore les chrétiens du pays, ainsi que leurs monastères à Maaloula et Saidnaya ? Et, plus récemment, des villes telles que Kafr Nabel, plus sarcastiquement provocatrice que jamais ? Voulons-nous qu’ils fassent de l’ombre aux volontaires de la protection civile, qui risquent leur vie au quotidien – filmés par des personnes comme Khaled – pour secourir des civils ensevelis sous les décombres ? Ou les enfants éduqués dans des écoles sous-terraines, seuls lieux sûrs pour apprendre l’alphabet dans les zones bombardées ?
Au lieu de parler constamment de l’EI, lui offrant la célébrité qu’il recherche, nous devrions donner plus de temps à la Syrie telle qu’elle était et est encore.
Nous devrions montrer davantage le travail de personnes comme Khaled. Son décès laissera un vide dans ce que nous savons sur cette guerre et la façon dont nos enfants la voient, et peut-être même, un jour, sur l’identité des responsables. Nous devrions nous souvenir des personnes comme lui, pas des soldats recherchant la gloire dans les rues de Raqqa.
- Lizzie Porter est une journaliste freelance spécialisée dans l’actualité à l’étranger, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique. Elle s’intéresse spécialement au patrimoine culturel, aux populations déplacées, aux femmes et aux problèmes sociaux. On peut la suivre sur Twitter : @lcmporter
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les journalistes syriens Khaled al-Issa et Hadi al-Abdallah posent devant la caméra (Facebook).
Traduit de l’anglais (original).
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