Corse : quand le « burkini » s'incline devant l'ordre public
BASTIA, France – Nice, Fréjus, Cannes... En France, les arrêtés « anti-burkini » tombent les uns après les autres en cette fin d'été. Depuis la suspension, le 26 août, de l'arrêté de Villeneuve-Loubet par le Conseil d’État, les tribunaux s'alignent progressivement sur les arguments de la plus haute juridiction administrative. Commune après commune, ils font sauter les décisions municipales contraires à la ligne fixée par le Conseil d’État qui a vu « une atteinte grave à la liberté » dans ces interdictions de tenues « ne respectant pas la laïcité », les arguments de l’émotion et de l’inquiétude résultant des attentats terroristes ne l’ayant pas convaincu.
À contre-courant, les magistrats du tribunal administratif de Bastia (Haute-Corse) ont décidé, le 6 septembre, de rejeter la requête en référé de la Ligue des droits de l'homme (LDH) demandant la suspension de l'arrêté pris par Ange-Pierre Vivoni, le maire socialiste de Sisco (Haute-Corse).
Le 14 août, au lendemain d'une rixe qui a opposé dans une crique de sa commune des villageois à une famille d'origine maghrébine, l'élu du Cap Corse avait interdit « l'accès aux plages et la baignade à toute personne n'ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité, ainsi que le port de vêtements pendant la baignade ayant une connotation contraire à ces principes ».
Une « conséquence », selon son propre mot, des heurts de la veille : une violente rixe qui avait éclaté entre des jeunes de la région de Sisco et des Marocains et des Français d'origine maghrébine. Ces derniers ont, par ailleurs, été reconnus par le procureur de la République de Bastia, Nicolas Bessone, comme étant « à l'origine des incidents », en ayant notamment « privatisé la plage avec une attitude de caïdat », utilisant le terme d'origine arabe désignant un territoire contrôlé par un chef militaire. Contrairement à ce qui a été avancé par quelques témoins, l'enquête de la gendarmerie affirme qu'aucune femme de confession musulmane ne se baignait en burkini sur la crique de Sisco le 13 août dernier. « Il s'agissait, plus vraisemblablement, de djellabas », glisse un proche de l'enquête.
Éviter les « dérapages »
Reste que le bilan des incidents n'en demeure pas moins lourd : cinq blessés, trois voitures incendiées sur les hauteurs de la crique, quatre-vingt gendarmes et policiers pour ramener le calme, et une tension encore largement diffuse dans le village du Cap Corse. La rentrée scolaire du 5 septembre qui s'est effectuée avec un dispositif de sécurité inédit, déployé à la demande du maire pour éviter tout risque de « dérapage », suffit à illustrer ce climat pour le moins tendu.
D'autant que la justice n'a pas encore tranché dans cet épineux dossier qui tient la Corse en haleine : le 15 septembre, trois Marocains et deux habitants de Sisco doivent être jugés devant le tribunal correctionnel de Bastia pour ces faits de violence.
Sans nul doute, ce contexte « post-rixe » a pesé lourd dans la décision du tribunal administratif de Bastia. À la « précaution » avancée par d'autres municipalités pour justifier leurs arrêtés, les magistrats ont privilégié le principe de réalité dans la situation de Sisco.
Le tribunal administratif estime que « la présence d'une femme portant un costume de bain de la nature de ceux visés par l'arrêté serait, dans ces circonstances particulières, de nature à générer des risques avérés d'atteinte à l'ordre public qu'il appartient au maire de prévenir ». Une formulation qui fait écho à l'ordonnance du 26 août retoquant l'arrêté de Villeneuve-Loubet.
Dans ses considérants (alinéas de la décision de justice), le Conseil d’État avait estimé qu'une restriction de l'accès aux plages ne pouvait être justifiée qu'en cas de « risques avérés » pour l'ordre public. Sauf que la Ligue des droits de l'homme n'est pas convaincue. Loin s'en faut. L'association estime qu'en refusant de suspendre l'arrêté « alors que les événements qui servent d'alibi à cette décision ne reposent en rien sur le port [du burkini], le tribunal administratif de Bastia cautionne l'idée que le simple port de ce vêtement serait de nature à troubler l'ordre public ». En conséquence, la LDH a annoncé qu'elle formerait un pourvoi devant le Conseil d’État.
Pas de quoi inquiéter le maire de Sisco. Contacté par Middle East Eye, Ange-Pierre Vivoni l'affirme : « Contrairement à d'autres communes françaises, je n'ai pas pris cet arrêté à cause de la polémique et de l’émotion autour du burkini, que je ne mentionne même pas dans le texte. Ce n’est pas dirigé contre la population musulmane, c’est une simple mesure de sécurité qui repose sur des faits : la rixe du 13 août, lors de laquelle des personnes ont été blessées avec des harpons. On a frôlé le drame et la population est encore survoltée. Je souhaite éviter tout comportement qui, dans le contexte actuel, pourrait être interprété comme une provocation ».
Cela signifie-t-il qu’en Corse le rapport à l’islam serait plus tendu qu’ailleurs ? Rien n’est moins sûr. Le 10 septembre, dans les colonnes de Corse-Matin, statistiques à l’appui, le préfet de région, Bernard Schmeltz, tempère : depuis le début des attentats terroristes en France, « les actes anti-musulmans enregistrés en Corse connaissent la même évolution qu’ailleurs, et se révèlent même en deçà ».
« L’islam a sa place en Corse. Pas le salafisme »
De son côté, Jean-Guy Talamoni, président indépendantiste de l'Assemblée de Corse, recadre également sur le mélange des genres : « L’affaire de Sisco n’est pas une affaire de salafisme mais de voyous qui ont usé de violence pour privatiser une plage avec, notamment, des tirs de harpon qui peuvent s’apparenter en droit à une tentative d’homicide. Ce qui a provoqué, de la part des habitants, une réaction tout à fait compréhensible, estime Jean-Guy Talamoni. La différence avec d’autres régions, c’est sans doute que la Corse a conservé une capacité de réaction face à ce type d’agressions. Ce n’est pas la religion ou une quelconque forme de radicalisation qui a été à l’origine de ces tensions, mais un refus de comportements contraires à nos valeurs. »
En décembre 2015, des événements du même type s’étaient déjà produits dans l’Île de Beauté. Le jour de Noël, plusieurs centaines de personnes s’étaient rassemblées à Ajaccio après l’agression de pompiers au cours d’une opération de secours aux « Jardins de l’Empereur », un quartier populaire et métissé de la capitale régionale. En marge de cette manifestation, un groupuscule d’extrême-droite avait mis à sac une salle de prière dans le centre-ville d’Ajaccio. Des incidents « inacceptables », aux yeux de Gilles Simeoni, président autonomiste du conseil exécutif de Corse, le « mini-gouvernement » de l’île.
Face à ces événements, les nationalistes brandissent le concept de « communauté de destin ». Une notion avancée par le Front de libération nationale corse (FLNC) en 1987, basée sur une conception du « peuple corse » comme un mélange de Corses « d’origine » et de Corses « d’adoption ».
« Nous avons toujours vécu en paix et en harmonie dans l’île et nous ne voulons pas que cela change, explique à MEE Mohamed Ouahou, jeune porte-parole d’InterMed, une association de médiation qui milite en faveur de la « non-violence ». « Dans l’état de confusion des événements qui se sont produits à Sisco, je comprends la réaction des habitants du village. En revanche, je ne peux pas comprendre les slogans ‘’Arabi fora’’ [les Arabes dehors] qui ont résonné dans les rues de Bastia au lendemain des événements de Sisco, et mettent tout le monde dans le même sac ».
Jean-Guy Talamoni en convient d’ailleurs parfaitement : « Je ne me reconnais pas dans ce type de slogans, tranche l’indépendantiste. Notre projet de société est axé sur une conception ouverte du peuple qui ne fait pas la moindre concession au racisme ».
Le 29 juillet, dans un contexte de tension, à la suite de l’attentat de Nice qui a particulièrement touché l’île du fait de sa proximité géographique et des nombreux liens qu’elle entretient avec cette voisine continentale, la majorité nationaliste de l’Assemblée régionale votait, de concert avec la droite et la gauche, une « résolution sur la sécurité publique et l’intégrisme islamique en Corse ». Les élus réclamaient à l’État « la fermeture immédiate des lieux de culte ou de réunion constituant des foyers de radicalisation avérés ou dans lesquels sont tenus des discours de haine créant un climat favorable à la violence ».
Quelques jours avant cette prise de position, l’arrivée dans l’île d’un groupe de salafistes avait fait monter la température. Débarqués par bateau, les prédicateurs avaient reçu un accueil glacial sur place, où ils ont été « mis dehors » d’une salle de prière de Bastia par d’autres musulmans, dont Kader Azahaf, le représentant de l’Union des Marocains de la ville. « Ces gens-là ne sont pas les bienvenus, appuie Mohamed Ouahou. Nous devons nous donner les moyens de leur fermer les portes. Chacun peut pratiquer sa religion, mais avec du respect et de la discrétion, sans s’imposer. L’islam a sa place en Corse. Pas le salafisme », a-t-il déclaré à MEE.
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