Les gourous de l'informatique jordaniennes n'ont pas besoin d'hommes à leurs côtés
AMMAN - Le téléphone d'Hanan Khader sonne. Elle le décroche, pour raccrocher immédiatement.
« Où en étions-nous ? », demande-t-elle, faisant aussitôt abstraction de l'élément perturbateur.
Dans un café animé du parc d'affaires King Hussein à Amman, Hanan Khader tente d'expliquer sa mission qui vise à former une nouvelle génération de développeurs informatiques - les femmes et les filles en particulier.
« Les femmes sont très capables, mais pour une raison quelconque, elles parviennent rarement à percer dans le monde des technologies », explique cette propriétaire d'une école de code informatique âgée de 37 ans. « Elles ont de solides compétences analytiques et informatiques, mais les hommes dominent largement dans ces domaines, ce qui ne devrait pas être le cas. »
La Jordanie ambitionne de devenir le pôle technologique du Moyen-Orient et elle doit pour cela exploiter le savoir-faire de tous ses citoyens en matière de technologies d'information et de communication (TIC). Mais, alors qu'autant de femmes que d'hommes étudient les sciences informatiques, les femmes ne représentent qu'un tiers de la main d'œuvre du secteur, un ratio similaire à celui d'Israël qui s'élève à 36,2 %.
Le fossé qui sépare hommes et femmes est particulièrement frappant dans la programmation. « Je ne me souviens pas avoir travaillé avec des femmes développeurs au cours de ma carrière », déclare Hanan Khader.
Un premier pas dans le secteur
Une partie du problème vient du fait que de nombreuses femmes qui suivent un cursus technologique quittent la vie active dès l'obtention de leur diplôme. Selon ONU Femmes, 67,6 % des Jordaniennes ne font pas partie de la population active. « Les filles s'en sortent très bien à l'école, mais lorsqu'il s'agit de trouver un emploi, elles sont nombreuses à préférer se marier et rester à la maison », explique Tamara Abdel Jaber, membre du conseil consultatif de Girls in Tech Jordan, un organisme à but non lucratif œuvrant pour l'engagement, l'éducation et l'émancipation des filles et des femmes passionnées de technologie.
« Même si elles recherchent un travail, il s'agit de quelque chose de temporaire qui leur permettrait de rencontrer de potentiels maris », poursuit-elle. Et si une femme choisit de travailler, elle est plus susceptible d'opter pour des secteurs tels que l'éducation et la santé en raison de leurs horaires compatibles avec la vie de famille.
Certaines femmes développeurs toutefois se démènent pour casser le moule.
Pour Yara Alkhader, directeur de la technologie dans sa propre société de services d'éducation, SA3ED.ME, ce sont les possibilités créatives qu'offre la programmation qui l'ont initialement inspirée à devenir développeur back-end. « Je suis très heureuse lorsque j'écris du code, qu'il devient fonctionnel et que je le vois fonctionner, » explique-t-elle. « C'est comme composer de la musique. »
Lorsqu'elle postula pour son premier poste à la fin de ses études en 2001, l'expérience fut extrêmement positive. « Je pense que ma candidature a bénéficié d'un coup de pouce car j'étais une femme, » dit-elle. Certaines sociétés priorisent le recrutement de femmes, mais comme tous les candidats, Yara a dû passer des tests pour obtenir le poste et elle est aujourd'hui encore détentrice du record des meilleures notes de qualification dans l'histoire de cette entreprise.
Toutefois, malgré les tentatives de discrimination positive, les femmes restent minoritaires dans le secteur des technologies et ce n'est pas forcément un milieu facile pour elles.
Les femmes désavantagées par les politiques d'entreprise
Moayyad Faris n'a pas été particulièrement surpris de découvrir qu'il n'y avait aucune femme dans son équipe lorsqu'il a rejoint Mawdoo3.com il y a cinq mois. Alors que les femmes représentent 80 % de la main d'œuvre de l'entreprise, il n'y a aujourd'hui aucune femme développeur.
« En dix ans d'expérience en tant que développeur en Jordanie, je n'ai travaillé qu'avec deux femmes », raconte-t-il. « Elles étaient très douées et j'ai aimé travailler avec elles. »
Il décrit le stéréotype culturel qui incite les managers à recruter des hommes plutôt que des femmes : les femmes ont besoin de davantage de temps libre pour s'occuper de leurs familles. « Lorsqu'une femme se marie ou qu'un de ses enfants est malade, elle doit prendre des congés », poursuit-il. « L'entreprise, elle, considère qu'elle ne peut pas se permettre de perdre des employés pendant un mois ou deux dans de telles situations. »
Lui-même convient également que le secteur a besoin des compétences des femmes. Mais « il est de la responsabilité des managers de mettre en place des plans pour résoudre ce problème. »
Le Dr. Vivek Wadhwa, expert sur l'égalité des sexes et la technologie travaillant à l'université de Drake, explique qu'en Jordanie tout particulièrement, les femmes font face à des obstacles inexistants pour leurs confrères masculins. « [Les femmes] n'ont pas le soutien de leurs familles et de leurs pairs », dit-il. « Les investisseurs et les partenaires commerciaux ne les prennent pas au sérieux. Elles n'ont pas assez d'exemples. Le système leur est défavorable. »
Des échelons bien difficiles à gravir
Même pour une femme développeur très investie, l'évolution de carrière n'est pas simple et les promotions se font rares. Les femmes, renchérit Yara Alkhader, font face à davantage de pression pour tenir leurs engagements familiaux que les hommes, ce qui les empêche de se sociabiliser après le travail et les prive des précieux contacts professionnels qui pourraient mener à des promotions.
« Il faut travailler dix fois plus dur pour faire ses preuves et montrer que l'on est assez compétente pour avancer dans sa carrière », explique Yara Alkhader. « Dans un certain sens, c'est regrettable car on a parfois l'impression que les hommes ont de meilleures opportunités que les femmes. [Les hommes] ont une vie tous ensemble en dehors du travail, et ils ont donc l'opportunité de se créer un réseau et de se rapprocher, ce qui leur permet plus facilement de se soutenir et de se promouvoir », poursuit-elle, « et c'est quelque chose dont les femmes ne bénéficient pas vraiment ».
Et lorsque les femmes tentent de gravir les échelons, elles doivent se confronter aux stéréotypes sexistes traditionnels de la société jordanienne. « Dès l'enfance, on nous explique que la femme est différente de l'homme », explique-t-elle. « Il semble plus difficile pour les hommes d'accepter les ordres donnés par des femmes, même si vous avez des tâches précises à leur donner », continue Yara Alkhader.
Ayant occupé des postes en management pendant de nombreuses années, Hanan Khader se souvient d'une expérience similaire. Elle raconte à MEE qu'un de ses subordonnés avait un jour eu un comportement méprisant à son égard alors qu'elle lui proposait de l'aider à résoudre un problème technique. « Je lui ai dit : "Laisse-moi t'aider", et il m'a répondu de manière désinvolte et un peu condescendante : "Non, tu ne serais pas capable de m'aider". »
À sa surprise, Hanan Khader résolut le problème en 30 minutes et présenta la solution à son collègue. « Je pense que cela lui a véritablement enseigné de ne jamais sous-estimer les capacités de qui que ce soit- en particulier celles de femmes », conclut-elle.
Entrepreneuriat : Un outil de réussite ?
Une des solutions qu'ont trouvées les Jordaniennes pour contourner les obstacles que constituent les entreprises essentiellement masculines est de les éviter complètement. « Au cours de ces dernières années, nous avons vu de plus en plus de femmes fonder et prendre la direction de start-ups », explique Tamara Abdel Jaber. Cela leur permet de prendre en main leurs carrières dans les secteurs de la programmation et de la technologie.
En effet, après avoir passé 15 années à travailler pour autrui, Hanan Khader a fondé sa propre start-up, Hello World Kids. C'est en apprenant à ses trois enfants à coder qu'elle a décidé d'ouvrir une école et de créer un programme conçu pour des élèves dès l'âge de huit ans. Un an et demi plus tard, plus de 1 200 élèves, dont la moitié d'entre eux sont des filles, ont suivi ses cours. Les manuels sont utilisés dans des écoles dans toute la Jordanie et font également l'objet d'essais aux Pays-Bas et aux États-Unis.
Hanan Khader a conçu le programme et les manuels de son école de manière à envoyer un message clair à ses jeunes élèves. Chose rare, les livres contiennent des images de jeunes femmes développeurs. « C'est un message pour les petites filles : ‘’C'est une femme développeur. Je peux être comme elle’' », explique Hanan Khader. « Tandis que dans tellement d'autres livres ce sont avant tout les garçons qui incarnent l'intelligence », observe-t-elle.
Déterminée à entièrement renverser la situation actuelle, Hanan Khader s'est constituée une équipe pédagogique entièrement féminine, à l'exception d'un nouvel employé masculin. « Nous avons besoin de davantage de femmes dans le domaine de la technologie et de l'innovation qui choisissent d'être plus autonomes et d'être productives au sein de la communauté », affirme-t-elle. Et malgré les obstacles qui ont autrefois empêché la progression de la condition de la femme en Jordanie, elle est convaincue que son statut dans le monde de la programmation est en train de changer. « Grâce à des exemples de femmes qui ont réussi, la mentalité masculine est vraiment en train de changer », affirme-t-elle. « Le respect pour les capacités des femmes a augmenté et progresse. »
Inspirer la nouvelle génération
Du haut de ses 10 ans, Jana Bdour est l'une des premières élèves à arriver à Hello Kids World pour son cours de code. Après avoir installé son ordinateur, elle fixe l'écran, fronçant les sourcils en se concentrant sur l'exercice de code donné par Hanan Khader à la classe. « J'aime la programmation », confie-t-elle à MEE. « Si j'apprends à coder maintenant, je deviendrais un bon développeur d'ici cinq ans et je serai une vraie jeune femme développeur. »
Les femmes comme Hanan Khader sont de véritables exemples pour Jana puisqu'elles détruisent les barrières entre les sexes, enracinées depuis longtemps, au travers de leur travail. Elles incitent sa génération à repousser davantage les limites. « J'espère que nous aurons un rôle significatif et important dans ce domaine », explique la jeune développeur en herbe.
Mais les femmes auront besoin d'aide et la jeune Jana a des conseils à donner aux entreprises - et à la société - sur la façon dont elles pourraient les aider à avancer sur le chemin de l'égalité. « Aidez les jeunes filles en leur offrant des bourses d'études afin qu'elles apprennent la programmation et le code dans des écoles professionnelles », dit-elle. « Cela aidera à briser les barrières de genre. »
Avec un petit peu d'encouragement, cette nouvelle génération de filles pourrait offrir à la Jordanie un avenir brillant dans le domaine des technologies.
Traduit de l'anglais (original).
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