Les investissements saoudiens agricoles à l'étranger : accaparement de terres ou stratégie bénigne ?
Ils contrôlent des rizicultures en Éthiopie, au Soudan et aux Philippines, des ranchs en Californie, en Arizona, en Argentine et au Brésil, des champs de blé en Ukraine et en Pologne, et des élevages de crevettes en Mauritanie.
En 2008, le roi Abdallah a lancé son « Initiative for Saudi Agricultural Investment Abroad » (Initiative pour l'investissement agricole de l'Arabie saoudite à l’étranger), exhortant les Saoudiens à acheter des terres à l'étranger.
Les investisseurs saoudiens – à la fois publics et privés – se sont depuis lancés dans une frénésie d’achat mondial, dépensant des milliards de dollars pour acheter ou louer de grandes étendues de terre dans le monde entier.
Cette politique a connu des ratées dans sa mise en œuvre. En Éthiopie par exemple, la prise de contrôle des terres par des étrangers a conduit à des émeutes et des assassinats. En Indonésie, les tribus locales ont sévèrement limité les ambitions de Riyad.
Les critiques accusent l'Arabie saoudite – et plusieurs autres pays, notamment du Golfe – de participer à un « accaparement des terres » mondiales, en utilisant leur poids financier dans le but d'imposer des pratiques agricoles industrielles sur ce qui se présente généralement comme de petites exploitations agricoles mixtes et traditionnelles.
La crainte d’une crise alimentaire
Les Saoudiens affirment que l'initiative du roi Abdallah était destinée principalement à assurer la sécurité alimentaire du royaume : selon les responsables, elle a aussi des objectifs positifs sur la scène mondiale, visant notamment à « améliorer la sécurité alimentaire internationale et à encourager les investisseurs saoudiens à utiliser leurs ressources et leur expérience à l'étranger ».
Que se passerait-il, se demandaient les autorités saoudiennes, si aucun produit alimentaire n’était disponible à l’importation pour nourrir la population saoudienne en expansion rapide ?
La motivation principale de cette ruée saoudienne vers les terres d’outre-mer est la hausse massive des prix mondiaux des denrées alimentaires en 2007-2008, lorsque le prix mondial de nombreux produits agricoles – en particulier les céréales comme le blé et le riz – a plus que doublé en quelques mois.
La sécheresse, la demande croissante des économies en expansion rapide d’Asie et les activités des spéculateurs financiers ont été quelques-unes des causes sous-jacentes de ce qui a été décrit comme une crise alimentaire mondiale.
Alors que l'Arabie saoudite, riche de ses pétrodollars, avait largement de quoi payer des importations de denrées alimentaires plus onéreuses, ce qui inquiétait vraiment le roi Abdallah et ses conseillers était que les principaux pays producteurs de produits alimentaires imposent une interdiction des exportations en raison des inquiétudes suscitées par les pénuries et les hausses de prix sur leurs propres marchés.
Que se passerait-il, se demandaient les autorités saoudiennes, si aucun produit alimentaire n’était disponible à l’importation pour nourrir la population saoudienne en expansion rapide ?
Un désastre national
Le secteur agricole de l'Arabie saoudite faisait lui-même figure de zone sinistrée : les ressources en eau de l'un des plus grands aquifères au monde avaient été en grande partie épuisées quand, à partir des années 1980, le royaume adopta une politique d'autosuffisance pour de nombreux produits de base, y compris le blé.
Au début des années 2000, les dirigeants saoudiens réalisèrent leur erreur et le roi Abdallah annonça la fin du programme d’autosuffisance : les somptueuses subventions accordées aux producteurs de blé et d'autres cultures seraient progressivement supprimées. La seule solution aux problèmes de sécurité alimentaire du royaume, déclaraient les planificateurs saoudiens, était d'aller à la recherche de terres à l'étranger.
Dans un premier temps, la stratégie a semblé réussir. En janvier 2009, du riz éthiopien a été présenté au roi Abdallah lors d'une cérémonie somptueuse organisée à Riyad. Le roi a jugé que le riz était de bonne qualité et a exhorté ses ministres à redoubler d'efforts à l'étranger.
Alors que de nombreuses régions du Moyen-Orient ont été secouées par la hausse des prix et par une série d’émeutes fin 2010-2011 – des manifestations qui ont conduit en partie aux événements du Printemps arabe –, la population saoudienne a été épargnée grâce à des importations alimentaires abondantes, souvent subventionnées par le gouvernement.
La malédiction de la ruée vers les terres agricoles
L'un des premiers projets saoudiens d'investissement à l'étranger a eu lieu à Gambella, une région éloignée de l'ouest de l'Éthiopie, où la société saoudienne Saudi Star a loué 10 000 hectares de terre via un bail de 60 ans.
« La ruée vers les terres, l'eau et d'autres ressources naturelles essentielles est devenue une malédiction pour les peuples autochtones et minoritaires, qui n’ont presque aucune protection juridique et possibilité de réparation »
Cet empire commercial dirigé par le cheikh Mohammed Hussein Ali al-Amoudi – un milliardaire du pétrole saoudien et proche confident de la monarchie né en Éthiopie – annonça alors qu'il souhaitait acquérir jusqu'à 500 000 hectares de terre dans la région de Gambella et d'autres parties du pays, promettant d'investir 3 milliards de dollars et de créer plus de 5 000 emplois.
Mais le projet a progressé très lentement.
Les populations locales affirment qu'elles ont reçu peu ou pas de compensations pour la saisie de leurs terres et ont affirmé que des pêcheries et plantes vitales pour les abeilles et la production de miel local avaient été détruites.
« La ruée vers les terres, l'eau et d'autres ressources naturelles essentielles est devenue une malédiction pour les peuples autochtones et minoritaires, qui n’ont presque aucune protection juridique et possibilité de réparation », explique Survival Anywaa, une organisation de défense des droits de l'homme qui se concentre sur la région de Gambella.
Saudi Star soutient que la terre qu'il a louée à Gambella était « vide » avant son arrivée et qu’il apporte à l’Éthiopie les investissements étrangers et l'expertise agricole si nécessaires dans ce pays.
Plusieurs personnes travaillant sur un canal d'eau pour le projet ont été tuées dans des émeutes en 2012. De sévères représailles ont été menées par l'armée. Les soldats éthiopiens et les milices locales montent désormais la garde devant les bâtiments de l'entreprise.
D’autre investisseurs saoudiens de moindre envergure en Éthiopie ont critiqué les banques du royaume pour ne pas offrir suffisamment de soutien.
En parallèle, la déportation massive de plus de 120 000 travailleurs éthiopiens par l’Arabie saoudite en 2013 a provoqué un profond ressentiment en Éthiopie.
Turbulences
D'autres projets d’achat de terres saoudiens de par le monde ont connu des difficultés.
Les plans du géant Bin Laden Group – aujourd’hui fortement endetté et contraint de licencier des milliers de travailleurs – d’utiliser pour la culture du riz jusqu'à deux millions d'hectares de terres dans la province de Papouasie, en Indonésie, sont au point mort en raison de l’opposition des tribus locales.
Des plans ambitieux pour la culture du riz au Sénégal et au Mali (Afrique de l'Ouest), développés par AgroGlobe, le groupe saoudien dirigé par le cheikh Saleh Kamel, semblent être également dans l’attente.
Les achats de terres en Mauritanie et au Soudan de la famille al-Rajhi – considérée comme la plus riche famille d’Arabie saoudite n’appartenant pas à la famille royale – sont certes allés de l’avant, mais la taille de ces projets a été revue à la baisse en raison des turbulences frappant les finances du royaume en général.
Bien qu'elle ait réduit sa production de céréales, l'Arabie saoudite a encore des enclos à bétail géants, où des milliers d'animaux sont rafraîchis par arrosage automatique. À la fin de l'année dernière, Riyad a annoncé que, en plus de mettre un terme aux subventions sur le blé produit dans le royaume, il supprimerait également les subventions sur la luzerne – une composante essentielle de l'alimentation du bétail en Arabie saoudite –, et ce dans les trois ans.
Almarai Company, une société qui appartient à la famille royale – et qui est dirigée par Abdul Rahman al-Fahdi, nommé chef du nouveau ministère de l'Environnement, de l'Eau et de l'Agriculture lors d’un récent remaniement gouvernemental –, a acheté des terres en Californie et en Arizona.
D’aucuns affirment que la production de cultures gourmandes en eau comme la luzerne dans une région fortement asséchée comme l'Ouest américain n'a pas de sens. Certains groupes d'agriculteurs ont en outre soulevé des objections quant à la propriété étrangère de terres américaines.
La pénurie de fonds aggrave les problèmes de sécurité alimentaire
D'autres acquisitions saoudiennes de terres agricoles à l’étranger pourraient être touchées par un mouvement croissant d’opposition à ce qui est qualifié d’« accaparement des terres », en particulier en Afrique.
Ceci s’ajoute à la concurrence des autres pays en voie d’industrialisation rapide dans la course à l’acquisition des terres de la planète. Au cours des dernières années, la Chine, la Corée du Sud et l’Inde, qui ont tous leurs propres problèmes de sécurité alimentaire, ont émergé comme des leaders mondiaux de l’acquisition de terres. D'autres pays du Golfe participent à cette chasse, notamment le Koweït, le Qatar et les Émirats arabes unis, qui procèdent tous à d’importants achats de terres à l'étranger.
Des entreprises agroalimentaires majeures telles que Bunge et Cargill représentent également de grands concurrents dans la course pour le contrôle des approvisionnements mondiaux de céréales.
Mais le plus grand obstacle aux ambitions d'achat de terres de l'Arabie saoudite est peut-être la pénurie soudaine de fonds dans les finances de Riyad. La chute spectaculaire des recettes pétrolières pourrait signifier la fin de ces escapades dépensières à l'étranger alimentées par les pétrodollars – et annoncer la venue de défis encore plus grands pour ceux qui cherchent à assurer la sécurité alimentaire du royaume.
- Kieran Cooke, ancien correspondant à l’étranger pour la BBC et le Financial Times, collabore toujours avec la BBC et de nombreux autres journaux internationaux et radios.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un fermier asiatique récolte du blé dans un champ de la région de Tabuk, à environ 1 500 km au nord-ouest de la capitale saoudienne Riyad, le 7 avril 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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