Acte de piété chiite ou rituel interdit ? L’auto-flagellation lors de l’Achoura fait débat
NABATIEH, Liban – Abbass sort un rasoir coupe-chou de sa poche et me montre la lame qui brille sous le soleil éclatant.
« J’attends mes amis et nous irons nous couper », explique le jeune homme âgé de 19 ans. Il mime la série de coups tranchants qu’il portera sur le sommet de sa tête. « Peut-être que je couperai davantage que l’année dernière. Je fais cela depuis que j’ai deux ans. »
L’étudiant en gestion d’entreprise tient également une épée émoussée de 60 cm de long dans sa main, qu’il confie avoir « achetée juste à côté pour 10 dollars ».
Ces circonstances seraient quelque peu singulières si ce jour-là, ce n’était pas le dixième jour de l’Achoura, une période de deuil en mémoire de l’imam Hussein ibn Ali, petit-fils du prophète Mohammed. Assassiné en 680 apr. J.-C. par les troupes du calife Yazid lors de la bataille de Karbala, dans l’Irak d’aujourd’hui, l’imam Hussein est vénéré comme le troisième imam par les chiites.
Ces circonstances seraient encore plus singulières si nous n’étions pas dans la ville de Nabatieh, au sud du Liban.
Située à une heure de Beyrouth, cette ville à majorité chiite est l’un des rares endroits au monde où le dernier jour de l’Achoura est marqué par la pratique massive du tatbir. Les hommes, les jeunes hommes et quelques femmes pratiquent des incisions sur leur front avant de frapper la plaie à plusieurs reprises avec le plat d’une épée afin que le sang continue de couler.
50 000 personnes se rassemblent à Nabatieh pour la commémoration, parmi lesquelles des femmes représentant les membres de la famille de l’imam Hussein, drapées de noir et tenant des poupées en plastique emmaillotées de vert. « Mort », crie quelqu’un en faisant semblant de se trancher la gorge. Des stands vendant du maïs doux et de l’eau bordent les rues et de nombreux curieux jouent les paparazzis avec leurs smartphones.
Cependant, dans le cadre d’un rigoureux dispositif de sécurité, l’attention se concentre sur les groupes d’hommes et de jeunes hommes de plus en plus sanglants qui s’entaillent le front en signe de deuil pour l’imam Hussein. Ils paradent par milliers dans les rues de Nabatieh en criant « Haydar, haydar ! », c’est-à-dire « lion », l’un des autres noms de l’imam Ali, père de l’imam Hussein.
Pour certains musulmans chiites, sans tatbir, pas d’Achoura.
« Le tatbir est la meilleure chose que je puisse faire pour l’Achoura », ajoute Abbass, qui a demandé à MEE de ne publier que son prénom. « Je suis ici avec les gens que j’aime. Cette journée est à la fois la meilleure et la plus triste. »
Une pratique qui divise
Mais dans une région où la politique et la religion sont rarement séparées, cette pratique divise indéniablement. Les musulmans sunnites, ainsi que de nombreux autres chiites, la considèrent comme haram ou interdite dans l’islam car elle constitue une forme d’automutilation.
En Iran, l’ayatollah Khamenei a émis une fatwa contre cette pratique.
Cette année lors de l’Achoura, un porte-parole du grand ayatollah iranien Sayyid Ali Husaini al-Sistani a fait une déclaration évitant de clarifier la position de ce dernier quant à cette pratique. Il a indiqué que le chef ne s’impliquerait pas dans un « débat aussi stérile » imputable à « ceux qui le déclenchent chaque année dans le but de vaincre la partie adverse ».
Au Liban, certains imams de Nabatieh, proches du parti politique Amal, tolèrent le tatbir et considèrent que la pratique de la saignée un jour par an en mémoire de l’imam Hussein est acceptable.
De nombreux habitants de Nabatieh soutiennent le mouvement Amal et – au moins aujourd’hui – les affiches représentant son fondateur, Moussa Sader, éclipsent largement celles représentant l’ayatollah Khamenei ou Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah. Les bandes de jeunes portant des t-shirts arborant le logo du parti sont bien visibles parmi les participants, même si Abbass insiste sur le fait que les groupes se forment en fonction des liens amicaux et des villages, non des affiliations politiques.
Un homme, qui s’éloigne en titubant pour suivre un groupe endeuillé avant de pouvoir donner son nom, affirme que c’est « la politique » qui interdit le tatbir. « Ce rituel est nécessaire pour notre culte », beugle-t-il.
Le Hezbollah, parti politique chiite affilié au mouvement Amal et également connu sous le nom de Parti de Dieu, désapprouve clairement la pratique. Hassan Nasrallah a recommandé à ses partisans de donner leur sang plutôt que de se scarifier.
Le dixième jour de l’Achoura à Nabatieh, les participants doivent passer par un poste de contrôle tenu par des gardes portant des vestes du Hezbollah, mais, une fois dans l’espace de procession, peu de gardes sont visibles. Un porte-parole du Parti de Dieu a indiqué que comme le veut la tradition, ils organiseraient leur propre célébration séparée et sans effusion de sang dans la ville le treizième jour de l’Achoura.
Un partisan du Hezbollah se tient à bonne distance du tatbir et grimace de dégoût lorsque le sang des participants éclabousse ses mains.
« Je suis chiite mais je n’aime vraiment pas ce rituel », indique-t-il à Middle East Eye sous couvert d’anonymat. « À la place, je donne mon sang », ajoute-t-il en mimant une injection dans son bras.
Mais selon lui, une autre raison explique le nombre important de personnes qui se rassemblent à Nabatieh et à Dahieh, place forte du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth.
« Leurs fils, leurs frères et leurs pères meurent chaque jour dans les combats en Syrie. J’ai perdu tellement, tellement d’amis. C’est pour cela qu’autant de personnes viennent ici. »
La tradition et le désir de se rassembler avec d’autres croyants expliquent l’immense popularité de l’Achoura – et plus particulièrement du tatbir – à Nabatieh.
Un témoignage de solidarité contre des menaces présumées
Le professeur Andrew Newman, expert en chiisme au sein de l’Université d’Édimbourg, explique que l’une des raisons de la participation accrue aux rituels de l’Achoura pourrait être un témoignage de solidarité contre des menaces présumées pesant sur la communauté chiite de la part de la monarchie bahreïnie, des extrémistes sunnites en Irak ou des talibans en Afghanistan.
Quelques jours plus tôt, une frappe aérienne de la coalition menée par les Saoudiens s’est abattue sur des funérailles chiites au Yémen, tuant 140 personnes, et bon nombre des chiites présents à Nabatieh considèrent leur participation comme un témoignage de solidarité avec les victimes.
Zenia, qui ne nous a pas donné son nom de famille, est originaire de Bint Jbeil. Elle a écouté en silence le sermon prononcé dans l’Hosseiniyeh, le bâtiment religieux servant de point de départ aux processions de l’Achoura à Nabatieh.
« C’est la première fois que je reviens depuis vingt ans », a-t-elle indiqué. « Voyez ce qui s’est passé au Yémen. Le monde est plein de peur, de violence et de problèmes. Nous, les chiites, nous nous réunissons ici. Nous voulons la paix pour les autres, et nous espérons qu’ils veulent la paix pour nous aussi. »
Abbass, qui disparaît bientôt pour commencer son tatbir, ajoute :
« Cela [la saignée] nous permet de ressentir la douleur de notre peuple et de ceux qui sont assassinés. Pourquoi les hommes tuent-ils d’autres hommes ? Les personnes qui ont assassiné l’imam Hussein sont les mêmes qui continuent de nous assassiner aujourd’hui. Ils nous [les chiites] haïssent tous ; cela me désole et m’attriste. »
Vers midi, un grand ta’zieh – une reconstitution de la bataille de Karbala – est organisé avec des acteurs montés sur des chevaux et des chameaux qui rejouent le meurtre de l’imam Hussein par les armées du calife Yazid, qu’il aurait affrontées seul. Il s’agit d’une pièce de théâtre professionnelle à laquelle assistent des milliers de spectateurs vêtus de vert et de noir, perchés sur les toits avoisinants et utilisant des briques vides de jus en carton en guise d’éventail contre la chaleur.
Traditionnellement, les femmes ne participent pas au tatbir. Mais aujourd’hui, certaines s’y sont jointes en raison de leur « amour pour l’imam Hussein ». « Nous faisons cela pour être comme Hussein », déclare Mona, 29 ans, avant de se mêler à la foule qui chante et se frappe le front, faisant gicler le sang. « Je ne sens rien, je ne ressens aucune douleur », affirme-t-elle.
Un petit nombre de jeunes filles présente également des coupures, désormais enveloppées dans des bandages.
« Cette croyance est transmise de père en fils et nous souhaitons nous assurer que nos enfants apprennent l’amour de l’imam Hussein », affirme le père d’une petite fille qui n’a pas souhaité nous dire son nom.
En revanche, Reem, âgée de 17 ans, ne verse pas de sang. Elle et trois de ses amies, portant d’élégants voiles vert émeraude, vivent leur foi différemment.
« Dieu dit que nous devons vivre en paix et ne pas nous infliger de blessure », affirme-t-elle avec éloquence.
« Nous voulons montrer au peuple du Yémen et de Bahreïn qu’ils ne sont pas seuls. »
Elle ajoute que les scarifications sont « une sorte de mode » chez certaines personnes. « Une personne le fait et les autres suivent. Certaines filles le font, par exemple si elles veulent avoir plus de chances pour un examen ou autre (grâce à une augmentation des bénédictions), mais cela n’est pas conforme à la tradition. Cela dépend des personnes. »
La nécessité de voir le sang
En effet, l’événement n’est pas sans faire de victimes.
Ali al-Nasreddine, responsable des postes de premiers secours pour l’association islamique des scouts al-Risâla, a indiqué que son équipe avait pris en charge 1 200 personnes suite à des pertes de sang ou des malaises l’année dernière. « Certaines personnes s’évanouissent à la vue du sang, d’autres en raison de la chaleur. Nous soignons les plaies et faisons tout ce que nous pouvons – nous n’emmenons les personnes à l’hôpital que dans les cas extrêmes. »
Ils prévoyaient un nombre similaire de cas cette année. « Et les autres postes de premiers secours, comme la Croix-Rouge libanaise, en traiteront peut-être un millier eux aussi. »
À la gare, des sprays d’antiseptique liquide sont placés à côté de bassines remplies de bandages. Ces derniers sont ensuite enroulés autour de la tête des personnes soignées suite à leur participation au rituel du tatbir.
Les autorités n’ont pas répondu à la demande de MEE sur le nombre d’hospitalisations enregistrées ce jour-là. Cependant, un homme couvert de sang a été pris de convulsions pendant les processions et des travailleurs humanitaires portant des civières accompagnaient chaque groupe de participants au deuil ensanglantés.
À partir de midi, la foule se disperse dans les rues. Des déchets et des surchemises en calicot blanc couverts de tâches rouges jonchent les rues que les employés municipaux balaient pour faire disparaître le sang.
Tandis que Nabatieh est désertée, les mots d’un agent de sécurité, plaisantant à moitié, résonnent clairement – bien qu’ils ne constituent peut-être pas un argument tout à fait logique en faveur du tatbir.
« Il est important que vous connaissiez les faits qui se cachent derrière cette tradition », déclare-t-il. « Ces personnes vivent au Moyen-Orient, elles doivent voir le sang, puisqu’elles en verront beaucoup dans leur vie. »
Le débat continue.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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