Aujourd’hui opprimé par des centaines de tyrans, l’Irak n’est qu’une parodie de démocratie
« Au moins, à l’époque de Saddam, il n’y avait qu’un seul tyran. Aujourd’hui ils sont plusieurs centaines à nous opprimer », ces propos devenus récemment populaires alimentent les conversations des Irakiens.
Alors qu'en ce moment, le monde entier a les yeux tournés vers l’offensive de Mossoul et les efforts déployés visant à réduire les territoires détenus par l’État islamique (EI), on s’attache peu aux idéologies qui ont conduit à la création de ces groupes d’influence.
Treize ans après l’opération « Liberté irakienne » qui voulait instaurer la démocratie dans la région, seule la Tunisie est considérée comme une démocratie au Moyen-Orient
Nous n’accordons pas plus d’intérêt à un système défaillant - toujours en place - constitué d’élites politiques qui ont placé au pouvoir quelques privilégiés et ont permis à la corruption de se développer sans contrôle.
Si, à la suite de la libération plus ou moins assurée de Mossoul, les systèmes qui ont conduit à la création de l’EI perdurent, la paix sera aussi instable que les infrastructures de la ville après sa destruction par l’EI.
Étant donné que les caractéristiques qui définissent une démocratie varient d’un pays à l’autre et d’une région à l’autre, il n’existe à ce jour aucune définition universellement admise. La participation aux élections n’est pas synonyme de liberté démocratique. Après tout, Saddam Hussein organisait régulièrement des élections au cours de son mandat à la tête de l’État.
Pourtant, l’une des principales motivations qui a poussé la coalition menée par les États-Unis à envahir l’Irak, dans le cadre de l’opération « Liberté irakienne », était d’instaurer la démocratie dans la région. Dans son célèbre discours qu’il prononça lors du débat parlementaire deux jours avant l’invasion, Tony Blair, alors Premier ministre britannique, rappelait cet objectif en ces termes : « Donnons au prochain gouvernement irakien l’occasion d’amorcer l’unification des différents groupes de la nation, sur des bases démocratiques ».
Treize ans après, seule la Tunisie est considérée comme une démocratie au Moyen-Orient.
Les mêmes visages traversent les décennies
Depuis 2003, ce sont principalement les mêmes acteurs qui occupent la scène politique irakienne. Nombreux sont les hommes politiques comme Nouri al-Maliki, Ayad Allawi, Fouad Masum à s’être immiscés dans la sphère politique à l’affût de postes à occuper au sein du gouvernement malgré plusieurs incursions ratées dans les cercles du pouvoir.
En comparaison, pendant cette même période, au Royaume-Uni, quatre Premiers ministres se sont succédés, et des leaders de l’opposition beaucoup plus nombreux ont quitté la politique.
Entre-temps, bien qu’incapable d’obtenir la majorité requise pour rester au pouvoir à la suite des élections de 2014, Nouri al-Maliki a refusé de quitter le palais du Premier ministre pour laisser la place à son successeur, Haider al-Abadi.
Cette situation fait écho aux propos de Donald Trump qui a récemment soulevé une vive controverse dans les médias en suggérant qu’il ne reconnaîtrait pas sa défaite si Hillary Clinton remportait les prochaines élections américaines.
Néanmoins, malgré une opinion publique très divisée envers Nouri al-Maliki - une situation préjudiciable dans un pays où les clivages sont multiples et profonds - ce dernier tente toujours de reprendre le pouvoir en Irak, en finançant de nombreuses campagnes de propagande, dont un documentaire long-métrage.
Il n’a fallu que quelques heures à David Cameron pour annoncer qu’il démissionnait de son poste de Premier ministre à la suite de la défaite de son camp au Brexit. Des années après sa défaite aux élections irakiennes, Nouri al-Maliki persiste à conserver son poste de Premier ministre.
Parodie de démocratie
Des centaines de « petits tyrans » – pour reprendre la nouvelle expression populaire – ont pris place à des postes clés dans la pseudo-démocratie irakienne, créant ainsi un système entre démocratie et régime autoritaire, qualifié de « système hybride » par le dernier index des démocraties que publie le service d’analyse et de recherche de The Economist Intelligence Unit.
Malgré la tenue d’élections en Irak, l’influence du népotisme dans ce pays est indéniable. Prenons l’exemple d’Ammar al-Hakim, récemment nommé à la tête de l’Alliance nationale chiite, le groupe parlementaire le plus important, et également chef du parti politique du Conseil suprême islamique.
Ammar al-Hakim est un jeune Irakien ayant passé la majeure partie de sa vie dans l’Iran limitrophe. Ayant reçu une formation et acquis une expérience politique très limitées, il s’était offert un poste à responsabilité en Irak après la mort de son père, Abdul Aziz al-Hakim. Ce dernier s’était lui-même vu aisément octroyer un poste d’influence après la mort de son frère ainé, Mohammad Baqir Al-Hakim.
Ce principe de transmission du pouvoir fondée sur l’hérédité existe en Irak depuis des décennies. Déjà présent dans la monarchie précédente, il s’est maintenu sous le régime de Saddam Hussein où l’un de ses fils - Uday ou Qusay - était pressenti pour prendre sa succession au poste de président.
De la même façon, le religieux chiite, Moqtada al-Sadr s’est fait connaître par les réalisations précédemment conduites par son père et son oncle et dont le mérite ne lui revenait pas nécessairement, un scénario qui confirme que la notion de démocratie en Irak n’est qu’une illusion.
Sans jamais avoir été plébiscités par un seul vote, Ammar al-Hakim et Moqtada al-Sadr détiennent, tous deux, un pouvoir d’influence considérable en Irak. Bien que ni l’un ni l’autre n’occupe de poste de haut fonctionnaire, leurs domaines d’influence sont plus vastes que ceux qui exercent des fonctions ministérielles.
De nombreux députés irakiens ont pris position pour l’une ou l’autre personnalité, considérées comme des chefs spirituels. Réalité troublante, puisqu’en tant que religieux ils échappent à toute obligation de rendre des comptes ou remise en question.
Le retour de la peur
La crainte de l’autorité s’est de nouveau immiscée dans la société irakienne. Encore récemment, lors d’une course en taxi à Bagdad, le chauffeur, reprenant l’un des principaux sujets de conversation qui vont bon train dans les taxis irakiens, m’a assuré qu’Ammar al-Hakim avait empoché une importante somme d’argent qu’il avait détournée en important des voitures en provenance d’Iran.
Mais après avoir indiqué en plaisantant que les autres passagers du taxi étaient de la famille Hakim, le chauffeur s’est rapidement rétracté et j’ai pu déceler que ses yeux exprimaient de la crainte.
Si vous avez le malheur de trop parler, vous pouvez vous retrouver dans des situations délicates si vous croisez les milices qui patrouillent occasionnellement dans les rues de Bagdad, vêtues de leur tenue militaire. Elles sèment la terreur dans la société pour éviter toute remise en cause de leur mission et jouent le rôle de l’État, ne laissant guère la possibilité au gouvernement de rendre des comptes.
Le système composé d’élites politiques est manifeste où que vous alliez. Il est fréquent que des voitures arborent les logos du parti politique qu’elles soutiennent, attendant en contrepartie de se voir attribuer des privilèges en matière de conduite dans les rues encombrées de Bagdad.
Dans les hôpitaux, il n’est pas rare que les médecins se voient obligés de s’occuper d’abord d’un patient issu d’une famille qui fait partie de l’élite politique, même si d’autres patients plus gravement malades, attendent. La question « Savez-vous de quelle famille il vient ? » est souvent entendue dans les rues et dans les couloirs de ce pays.
Mépris à l’encontre des élites
Cette corruption s’est traduite par un profond discrédit envers le gouvernement irakien, dont la côte de popularité se dégrade constamment. Résultat : les systèmes qui existent en dehors du concept wébérien de l’État, comme par exemple le système tribal qui fait date en Irak, ont davantage de marge de manœuvre pour faire appliquer la loi que le gouvernement.
Lorsque j’ai expliqué à un collègue irakien ce qui était arrivé, il m’a répondu qu’ils le méritaient
Le mois dernier, une voiture piégée a explosé à l’entrée de la « zone verte » à Bagdad, une zone placée sous haute sécurité réservée aux membres du gouvernement. Lorsque j’ai expliqué à un collègue irakien ce qui était arrivé, il m’a répondu qu’ils le méritaient. Il est clair que les Irakiens moyens se détournent de l’élite politique.
Je me souviens qu’avant les élections de 2014 un sentiment profondément anti-Hakim prévalait en Irak. Et pourtant, j’ai pu observer, un jour, en passant devant un stade de football, des manifestants rassemblés en nombre pour regarder la retransmission par satellite d’une interview d’Ammar al-Hakim en direct et qui brandissaient des drapeaux en sa faveur.
Curieux, j’interrogeai quelques-uns d’entre eux sur leur soutien inattendu en faveur d’Ammar al-Hakim. « On nous a donné gratuitement de l’eau et des vêtements », m’ont répondu la plupart des participants.
De même, Saddam Hussein était capable de faire en sorte que les foules célèbrent son arrivée dans plusieurs villes à travers l’Irak. L’influence de la corruption, l’achat de votes et la restriction de la liberté de presse sont autant de facteurs qui contribuent à affaiblir la démocratie irakienne.
« Merci mon Dieu d’avoir instauré la démocratie »
Si vous déambulez dans les rues de Bagdad, il ne se passera pas longtemps avant que vous ne vous retrouviez nez à nez avec le sourire figé de l’une des élites politiques, généralement vêtue d’un uniforme militaire, bien qu’ils n’aient aucune intention d’aller au combat.
Sur ces panneaux disgracieux sont souvent placardées des photographies de ces personnalités entourées de membres de leur famille dans le but de renforcer leur pouvoir, rappelant aux Irakiens que le mérite n’est pas toujours à l’origine de leur ascension.
C’est déjà une épreuve pour les Irakiens de se voir imposer chaque jour le visage de ces personnalités dans la rue, mais Ammar al-Hakim ne s’arrête pas là, il utilise désormais les réseaux sociaux pour afficher des photos de lui sponsorisées qu’il finance sur Instagram, imposant ainsi sa présence dans toutes les situations de la vie quotidienne.
Au cours des prochaines élections en Irak, si aucune alternative ne se dessine, il y a des chances pour que les mêmes visages continuent de s’imposer sur la scène politique.
Et pourtant, l’ensemble du système politique irakien aurait bien besoin d’un remaniement. Les personnalités non élues qui occupent des postes à responsabilité et usent de leur influence devraient rendre compte du rôle qu’elles ont joué dans la division de l’Irak.
Dans un système où le président doit être Kurde, le Premier ministre chiite et le vice-Premier ministre sunnite, les clivages communautaires ne peuvent que s’amplifier, venant ainsi allonger la liste des échecs, avec pour la première fois à la tête du gouvernement irakien un fonctionnaire non élu et inexpérimenté, Paul Bremer.
Si la sécurité est maintenue à Mossoul après la libération, la classe politique irakienne devra affronter les divisions qui ont permis à l’EI de passer à l’action.
Dans les années 1940, Aziz Ali, chanteur satirique irakien, avait écrit une chanson sarcastique que le gouvernement avait tenté de censurer. Elle disait : « Merci mon Dieu d’avoir instauré la démocratie », une formule toujours d’actualité soixante-dix ans plus tard dans l’Irak actuel.
- Ahmed Twaij, chercheur britannique né de parents irakiens, fait actuellement des recherches en Irak dans le cadre d’un Master sur la santé mondiale en termes de conflit, sécurité et développement au King's College de Londres. Il est également rédacteur indépendant et photojournaliste. Il administre aussi le blog de photos en ligne EverydayIraq. Vous pouvez le suivre sur Twitter @twaiji
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : De la fumée s’échappe de la raffinerie de pétrole al-Dorra à Bagdad en arrière-plan du portrait du président irakien Saddam Hussein, le 5 février 2003 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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