Maroc : à la veille du sommet sur le climat, la famille de Mouhcine Fikri s’exprime
Le frère de Mouhcine Fikri, Mounaim, est assis sur une petite chaise, le regard perdu au loin, fixé sur la ville natale de sa famille, Imzouren, à l’extrême-nord du Maroc.
« Mouhcine réussissait bien dans ce métier parce qu’il communiquait bien avec les gens », commence-t-il. « Il essayait toujours de trouver des petits boulots pour ses frères ou ses amis ».
Mounaim parle de son frère au passé parce que, le vendredi 28 octobre, le Maroc fut frappé par une catastrophe qui provoqua les plus vives protestations dans le pays depuis 2011.
Mouhcine était poissonnier et sa pêche fut confisquée et détruite par des agents de police. Il proposait de l’espadon, dont la vente est illégale entre octobre et novembre.
Poussé au désespoir, il tenta de récupérer son poisson qui venait d’être jeté dans un camion d’éboueurs. Il y laissa la vie, écrasé dans le compacteur des déchets, déclenché alors qu'il était encore dans la benne.
La réaction fut immédiate : les images horribles de cet homme, écrasé vif dans les ordures, se sont répandues comme une traînée de poudre dans le monde entier.
Les premiers rassemblements ont été organisés dans la ville natale de Fikri, Al Hoceima. Ils se sont ensuite étendus à Rabat, puis à Marrakech et un peu plus tard à Casablanca, pendant le week-end du 29 au 30 octobre.
Les manifestants ont protesté contre la hogra (injustice), l’humiliation et les abus subis par Mouhcine Fikri entre les mains de la police.
Né à Imzouren en 1985, Mouhcine a interrompu sa scolarité en 2004 pour commencer à travailler à 19 ans. Il reçut d’abord une formation de pêcheur puis acheta ensuite une licence de chauffeur de petit taxi.
Il n’y a que trois ans que Mouhcine a commencé à vendre du poisson – de l’espadon plus précisément. Activité qui ne rapportait que des revenus modestes mais suffisants pour entretenir sa famille à laquelle il envoyait de l’argent tous les mois.
Mounaim se souvient que sur le port, « certains voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de Mouhcine – d’autres vendeurs d’espadon surtout, bien sûr ».
Son frère prétend que les concurrents de Mouhcine l’avaient dénoncé plusieurs fois à la police.
Le père de Mouhcine, Ali Fikri, a les yeux rougis par les larmes et le deuil.
Il voyait en Mouhcine un « garçon ambitieux », profondément croyant. Son fils venait d’annoncer à la famille son intention de se marier.
Les manifestations qui ont gagné tout le pays ont fait de Mouhcine un symbole – mais, au début, sa famille ne savait trop que penser.
« Je n’ai rien contre ces manifestations, mais elles doivent rester pacifiques », avait lancé à la nation Ali Fikri, lors d’une déclaration surprise, vendredi.
« Marrakech sera la COP de l’action »
Il souligne la proximité de la COP 22, la conférence sur le climat, qu’il voit comme « une occasion de démontrer que ce pays est attaché à la stabilité qui règne [au Maroc], au contraire de la situation dans de nombreux pays voisins ».
La 22e conférence sur le climat mondial, ou COP 22, est prévue à Marrakech du 7 au 18 novembre.
Entre 25 000 et 30 000 participants doivent arriver à Marrakech ces prochains jours pour évoquer le réchauffement climatique à l’occasion de la « Conférence des Paris », la COP.
En 2014, la ministre marocaine de l’Environnement, Hakima el-Haïté, avait déclaré avant l’assemblée générale de la conférence que, si « Lima fut la COP des négociations, et Paris celle des décisions, la conférence sur le climat de Marrakech serait la COP de l’action ».
Salaheddine Mezouar, ministre marocain des Affaires étrangères, est en charge de cette conférence.
L’accord de Paris est entré en vigueur le 3 novembre et, en moins d’un an, il a été approuvé par les 55 pays qui, ensemble, produisent plus de la moitié des gaz à effet de serre du monde. Sa ratification formelle était indispensable pour autoriser son application.
La tâche dévolue au Maroc sera de garantir que les signataires respectent l’engagement qu’ils ont pris l’année dernière de limiter le réchauffement global à 1,5°C de plus que pendant l’ère préindustrielle.
« Je suis pour une révolution »
Malgré tout, pendant que le pays se prépare à recevoir des représentants politiques venus du monde entier, la mort tragique de Mouhcine Fikri laisse encore le pays en état de choc – et les protestations continuent.
Pour beaucoup d’habitants de la région de Rif au nord du Maroc, la mort de Mouhcine Fikri est symbolique d’un pays où règne la ségrégation et d’une région totalement négligée par les autorités.
Vendredi, en début de soirée, les manifestants se sont rassemblés en une foule compacte, place Mohammed-V à Al Hoceima.
Les manifestants agitaient les drapeaux les plus chers au cœur des Amazighes (berbères) de cette région, dont les bandes jaunes, vertes et bleues font ressortir l’emblème qui trône en son centre – un homme libre.
Au milieu de la manifestation, Nabil, 20 ans, originaire d’Al Hoceima et étudiant en gestion d’entreprises, agite un drapeau au-dessus de sa tête.
« Le Rif est complètement abandonné par les autorités. La vie ici est très difficile, et il est quasiment impossible de trouver du travail. Je veux changer le sort de ce pays et de cette ville. Je suis pour une révolution ».
À quelques pas à peine des milliers de manifestant qui scandent des slogans en agitant des drapeaux, trois jeunes, assis sur un banc, contemplent la scène d’un air indifférent.
Venus de Casablanca visiter Al Hoceima, ils sont, comme tout le monde dans le pays, au courant du drame dont Mouhcine Fikri fut victime.
Tout en reconnaissant tout le tragique du sort du vendeur de poisson, les trois hommes désapprouvent le mouvement de protestation dont ils sont témoins à Al Hoceima.
Dans cet accès de colère ils ne voient rien de plus que la « réaction banale d’une région habituée à protester contre l’État ».
Traduction de l’anglais (original) par [email protected]
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