Pour les détenus tunisiens, le cinéma est une autre façon de s’évader
BIZERTE, Sousse, Tunisie - Un tapis rouge, des tables décorées de fleurs et de gâteaux, et des instruments de musique posés sur l’estrade. Nous ne sommes pas à un mariage tunisien mais dans une pièce de la prison civile de Borj Erroumi à Bizerte au nord de la Tunisie, transformée en salle de cinéma.
À l’occasion de la 27e édition des Journées cinématographiques de Carthage (JCC), une partie des détenus, triée sur le volet, assiste à la projection d’un film sélectionné en compétition officielle, dans le cadre d’une initiative de réhabilitation lancée par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT).
La décoration de la pièce – des pellicules de films ont été peintes sur les murs et des rideaux rouges ont été installés – ferait presque oublier les barbelés qui clôturent la prison, qu’on appelait autrefois le « bagne » de Bizerte, symbole de nombreuses maltraitances sous les régimes de Ben Ali et de Bourguiba.
L’ancien bunker, construit pendant la colonisation française, domine la ville de Bizerte du haut d’une colline. Dans l’enceinte de la prison, une silhouette de réalisateur avec sa caméra 35 mm sur un fond vert annonce l’entrée de la salle de projection.
« C’est une des seules prisons où le personnel a investi dans des travaux et a fait participer les détenus pour décorer la salle », explique à Middle East Eye Emtyez Bellali, coordinatrice de projet à l’OMCT.
Sur les vingt-sept établissements pénitentiaires et les cinq centres de réhabilitation que compte le pays selon les chiffres du ministère de la Justice, seule six prisons bénéficient cette année du programme des JCC contre quatre l’année dernière.
« Nous essayons d’en faire un événement plus régulier mais ce n’est pas facile. Il faut équiper chaque prison en matériel et puis convaincre les artistes (réalisateurs ou acteurs) de venir pour animer un débat après le film, sinon cela n’a pas d’intérêt. Sous Ben Ali, ce genre d’initiative était impossible, nous progressons pas à pas », poursuit, optimiste, Emtyez.
Alors que la cinquantaine de détenus prend place au milieu de la salle et que les « invités » s’assoient de part et d’autre, la réalisatrice tunisienne Inès Ben Othman présente son documentaire Attitude sur les supporters ultra dans le football tunisien. La jeune femme a suivi ces groupes pendant deux ans, dans différentes villes tunisiennes pour remonter sur les traces de la violence, très fréquente, dans les stades tunisiens.
Des films réalistes et dans l’actualité
« Je voulais projeter ce film dans les prisons avant même qu’il ne soit sélectionné aux JCC, confie-t-elle. J’avais d’ailleurs pris contact avec le directeur de l’administration pénitentiaire car ce documentaire raconte un vécu de la jeunesse mais aussi une histoire de la violence en Tunisie qui peut trouver écho dans les expériences de certains détenus. »
Après la projection du film, alors que les lumières se rallument et que le retour à la réalité frappe brutalement chacun, le débat prend une tournure singulière. Le personnel pénitentiaire prend la parole : « Pourquoi n’avez-vous pas interviewé aussi des policiers et présenté les deux points de vue ? », demande un des agents à la réalisatrice.
S’ensuivent des remarques sur l’usage de gros mots et le parti pris d’Inès Ben Othman de suivre uniquement de jeunes hooligans tunisiens dont les chants et les slogans lors des matchs prédisaient bien avant la révolution de 2011, les revendications de liberté et la défiance envers la police.
Quand un détenu s’empare finalement du micro, il répond : « Nous avons tous vécu cette violence, pourquoi juger le film là-dessus et non pas s’interroger sur le vrai sujet : quelle est la solution pour mettre fin à cela ? »
Retournement de situation. Alors que les membres du personnel de l’administration remuent, mal à l’aise, sur leur siège pourpre et doré, le directeur de l’administration pénitentiaire et de la rééducation, Sabeur Khefifi répond : « En effet, nous devrions davantage réfléchir à cela, les groupes ultras sont une minorité mais témoignent d’une couche marginalisée de la société. Moi-même, j’ai été dans les stades et je peux m’identifier à cette jeunesse. »
Débattre du cinéma en prison
Pour Emtyez, c’est sur ce genre de débats que repose l’initiative. L’objectif : offrir aux détenus un moyen de s’évader et de sortir du trauma de la détention, mais aussi de réfléchir.
« Il faut que l’on arrive à créer un espace d’échange entre les artistes et les détenus et surtout leur faire sentir qu’ils ne sont pas des citoyens de seconde zone », ajoute-t-elle.
« Moi je suis fatigué d’être ici », lance un autre détenu aux hauts gradés. « Quand est-ce que je vais sortir ? » les invective-t-il, mettant fin au court moment d’accalmie où des prisonniers ont pu dialoguer sans censure avec leur supérieur.
Deux jours plus tard, ce sont les femmes détenues à la prison de Messadine à Sousse qui sont venues assister à la projection du film tuniso-syrien, Fleur d’Alep, en présence de deux acteurs du film Hend Sabri et Mohamed Ali Ben Jemaa.
Même tapis rouge et même révérences protocolaires qu’à Bizerte, sauf que cette fois, le film a lieu dans une salle où les fenêtres sont équipées de barreaux et où une détenue assiste au film en compagnie de son enfant, mis au monde en prison.
Alors que la salle est plongée dans la pénombre, chacune commente, s’émeut et chuchote. Le thème du film est inspiré d’un sujet qui fait l’actualité tunisienne depuis trois ans : la radicalisation de jeunes Tunisiens et leur départ en Syrie pour rejoindre les groupes du Front al-Nosra et de Daech. À travers le prisme du combat d’une mère pour récupérer son fils, le réalisateur touche une problématique douloureuse pour la société tunisienne : la présence désormais massive (entre 5 000 et 6 000) de combattants tunisiens en Syrie.
« Nous n’avons pas choisi ces films pour l’ancrage des thèmes dans la société tunisienne. L’idée c’était plutôt de présenter des films tunisiens issus de la compétition officielle dans lesquels il n’y a pas de scène de sexe, trop de violence ou tout ce qui peut rappeler la prison », précise Emtyez.
L’actrice Hend Sabri démarre le débat en parlant de la proximité de cette mère courage avec toutes les mères présentes dans la salle. « Le personnage de Selma dans le film, même s’il est tragique, montre aussi que les femmes tunisiennes sont fortes et courageuses, elle doit vous inspirer comme elle m’a inspirée moi », déclare-t-elle.
Pour l’acteur Mohamed Ali Ben Jemaa, qui interprète un jeune embrigadé, la fiction fait douloureusement écho à la réalité. « Nous connaissons tous quelqu’un qui est parti pour le djihad, même parmi les artistes », note-t-il.
« Aujourd’hui, la culture est un véritable acte de résistance en Tunisie et cela commence dans les milieux carcéraux », ajoute l’actrice Hend Sabri.
La culture comme voie de la résilience et de la réhabilitation
Une détenue parle de l’émotion que lui a procuré le film. Une autre, Allemande, confie que même si elle n’a pas tout compris, elle a pu ressentir l’universalité du thème qui touche aussi des mères de son pays.
« Le public est différent à chaque fois. À la prison civile de Mornag, nous avions 300 détenus qui s’amusaient avec Ferid Boughedir et lui posaient beaucoup de questions sur son film Zizou, témoigne Emtyez avec un sourire. À celle de Mahdia, les détenus nous ont reproché d’avoir projeté un film saoudien dont ils n’ont pas compris la langue. Mais ils ont fait des remarques techniques très pertinentes. »
L’émotion partagée ne fait toutefois pas oublier les conditions difficiles dans lesquelles vivent les détenus en Tunisie. Le pays a été épinglé plusieurs fois par les Nations unies et Human Rights Watch (HRW) pour l’insalubrité de ses prisons et les maltraitances, parfois même les tortures infligées aux détenus.
Avec ces projections, Ahmed Kratou, directeur adjoint de la prison de Messadine depuis cinq ans, voudrait changer l’image de la prison tunisienne : « Nous voulons vraiment travailler à la réintégration du détenu et lui permettre de s’ouvrir vers le monde extérieur », assure-t-il à MEE.
Pour Sabeur Khefifi, directeur de l’administration pénitentiaire, il s’agit aussi d’adresser un message au gouvernement tunisien : « Nous aimerions que tous les ministères puissent nous aider dans le processus de réhabilitation des détenus car la société tunisienne n’arrive toujours pas à accepter les personnes qui ont fait de la prison, c’est encore un tabou. Aujourd’hui, parmi les 17 000 associations en Tunisie, aucune ne s’occupe de la réintégration du détenu dans la société ! Je connais même un détenu, qui après avoir été libéré, a demandé à revenir dans la prison car il n’arrivait pas à se faire accepter par la société », raconte-t-il à Bizerte.
La Tunisie compte près de 21 000 personnes détenues dans ses prisons souvent surchargées, et pour la population, en majorité jeune, la radicalisation en milieu carcéral est un enjeu réel.
« Dès 2013, nous avons organisé des projections cinématographiques dans des prisons tunisiennes car une contre-culture se développait avec des discours de haine et de recrutement au djihad », commente le fondateur de ce festival, Elyes Baccar. Pendant trois ans, il a programmé des comédies et des drames dans seize prisons via l’initiative Joussour.
« Même si aujourd’hui les JCC montrent aussi des films en prison, il faut que l’on aille plus loin et que l’on fasse réellement du cinéma un moyen de réhabilitation pour les prisonniers », insiste-t-il.
L’initiative du cinéma dans les prisons s’accompagne d’autres démarches pour intégrer la culture en milieu carcéral. La bloggeuse Lina Ben Mhenni, alias Tunisian girl, a profité de l’occasion pour organiser de collectes de livres destinées aux bibliothèques des prisons. Près de 12 000 livres ont été distribués en marge des JCC.
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