À la prison de Roumieh, la nouvelle approche de sœurs libanaises, à l’écoute des combattants
BEYROUTH – Lorsqu’elle s’est retrouvée en grande conversation avec un vétéran d’al-Qaïda, au fin fond de la prison de Roumieh au Liban, Maya Yamout n’en revenait pas.
Tout aussi étonnés, les gardiens postés au quatre coin de la cour de la prison, l’observaient avec curiosité. Dans un lieu régulièrement qualifié de sinistre par la presse internationale, la présence de civils, et surtout de femmes, était plutôt inhabituelle.
Mais en pensant à tout le travail de recherche qu’elle avait mené avec sa sœur Nancy pour préparer son arrivée en prison, Maya n’a pas perdu son sang-froid.
« Lorsqu’il m’a demandé ce que je faisais là, je lui ai expliqué que je faisais des recherches sur les détenus accusés de terrorisme », dit-elle en se rappelant de Taha, un Syrien athlétique dont les bras étaient couverts de cicatrices datant de ses combats contre les forces armées américaines en Afghanistan.
« J’ai lui ai expliqué que je n’étais pas là pour enquêter sur les questions de sécurité, mais que je voulais en savoir plus sur sa vie et que cela prendrait environ une heure ».
Le lendemain matin, lorsqu’elle retourna à la prison, ils passèrent quatre heures à discuter tous les deux. Cette conversation était la première d’une longue série d’échanges qui allaient suivre derrière les murs épais de la prison, surmontés de barbelés.
Au sein de la section B
Les sœurs Yamout font le métier de travailleur social : celui-ci qui intervient dans un environnement généralement réservé aux gardiens de prison, à l’armée et aux forces de sécurité intérieures du Liban. Depuis ce premier entretien, elles reviennent régulièrement à la prison de Roumieh, et plus particulièrement dans la section B.
La prison tire sa réputation redoutable de la section B qui héberge environ 680 détenus accusés d’intégrisme islamiste. C’est dans ce lieu que ces femmes sont venues chercher des réponses pour comprendre comment ces esprits avaient été endoctrinés pour rejoindre al-Qaïda, et, plus récemment, le groupe État islamique (EI).
Dans une société où les informations sont souvent extorquées à la suite de séances d’interrogation musclées, les sœurs Yamout ont choisi une tout autre voie. Elles préfèrent explorer avec délicatesse et douceur la vie des détenus de la section B en vue de déterminer les raisons qui poussent ces hommes à devenir intégristes.
Jusqu’à maintenant, au Liban tout au moins, les efforts déployés par les services de sécurité pour déjouer ces réseaux ont eu des résultats mitigés. La complexité de la composition très sectaire de la population, les frontières poreuses et les carences extrêmes du pays – exacerbées par l’afflux d’environ 1,5 million de réfugiés syriens – sont autant de facteurs qui constituent un terrain propice au recrutement de combattants intégristes. Et bien que de nombreuses intrigues aient été déjouées, ce n’est pas toujours le cas, en témoigne la série d’attentats suicide dans la ville septentrionale d’Aal-Qaa qui a fait cinq victimes en juin dernier.
Entre temps, à l’intérieur des frontières de l’Europe et au-delà, les populations sont de plus en plus inquiètes face aux risques d’attentats. C’est pourquoi, selon les sœurs Yamout, la nécessité de trouver une nouvelle approche pour travailler avec les prisonniers de Roumieh devient plus urgente que jamais.
« On pourrait penser que cet homme est un monstre », explique Maya, « mais ce n’est pas le cas, ce sont simplement des hommes, et nous savons comment faire pour provoquer le dialogue ».
Leur parcours
Nancy et Maya se sont retrouvées toutes les deux à Roumieh car elles avaient perdu des amis au Liban qui avaient rejoint des groupes islamistes.
« Je le connaissais depuis dix ans, il était étudiant en ingénierie » dit Maya à propos de son ami, mort alors qu’il combattait en Syrie. « J’ai parlé avec sa mère pour essayer de comprendre ce qui s’était passé, mais je n’ai pas trouvé d’explication - pas de problème économique, pas de divorce, aucune raison apparente qui pourrait expliquer son geste. »
« Ces comportements soulèvent énormément de questions », lance Nancy, « nous voulions comprendre ce qui s’était passé, pourquoi ces individus s’étaient engagés dans cette voie ». Amusante et décontractée, l’attitude de ces sœurs contraste avec leur détermination sans faille. C’est ainsi qu’elles ont gagné leur droit d’entrée en prison.
La première étape a été de persuader le directeur de leur université que Roumieh était bien le lieu dans lequel elles voulaient mener leurs recherches de master. Puis il leur a fallu convaincre le directeur des forces de sécurité intérieures de leur autoriser l’accès.
Mais obtenir l’accès à la prison a été la partie facile. Après s’être couvert la tête d’un hijab, et avoir enlevé leur vernis à ongles, elles se sont engagées dans le long et difficile parcours visant à encourager les résidents de la section B à se confier.
Plusieurs fois expédiées sans ménagement par certains gardiens en raison de leur sexe, elles n’obtenaient que de fausses informations de la part des détenus qui les soupçonnaient de travailler pour le compte des forces de sécurité intérieures. Mais petit à petit elles ont réussi à gagner la confiance de ces hommes. Et au fur et à mesure que leurs relations se consolidaient, elles parvenaient à mieux comprendre les raisons qui rendaient l’EI et les groupes similaires si attractifs auprès de ces nouvelles recrues – qu’elles aient adhéré par idéologie, facilité ou simplement par sadisme.
Le docteur Raymond Hamden, psychologue médicolégal clinicien qui a encadré le tandem, a confié à Middle East Eye qu’« au lieu de s’adresser aux détenus en condamnant leur comportement - approche qui a conduit à l’échec de la plupart des techniques d’interrogation - elles ont abordé les choses d’un point de vue humaniste, qu’elles soient ou non en accord avec leur activité ».
Conscientes de la complexité des causes qui ont conduit à l’expansion des groupes comme l’EI, ces femmes affirment que la rupture des relations avec la famille et les figures parentales constitue le facteur le plus déterminant et le plus fréquent à l’origine de ce phénomène.
« C’est entre 15 et 19 ans que les jeunes acquièrent une idéologie et une philosophie de vie qui leur sont propres, ils les puisent la plupart du temps dans les modèles du père et de la mère », constate Nancy. « Si la transmission ne se fait pas correctement, quelqu’un peut facilement s’immiscer dans leur vie pour les convaincre ».
« Si les hommes sont battus depuis l’enfance, l’armée aura beau les frapper quotidiennement, ils ne se plaindront pas car ils sont habitués à cette violence », ajoute-t-elle pour souligner l’importance de leur approche – qui n’est d’ailleurs pas très répandue au Liban, font-elles remarquer.
Leurs observations sont exposées dans une thèse qui a été portée à la connaissance du gouvernement. Elles ont toutefois affirmé avoir veillé à ne pas trahir la confiance des sujets qui ont fait l’objet de leurs recherches. Leur travail mérite d’être porté sur la scène internationale, selon l’ambassadrice canadienne au Liban, Michelle Cameron, qui a retrouvé les deux sœurs après avoir entendu parler de leur travail de recherche. Les qualifiant de « très professionnelles et entièrement dévouées », elle ajoute que ce duo a véritablement « comblé un vide », si l’on considère l’approche qu’elles ont choisie pour aborder la question de la radicalisation et de la déradicalisation.
Aujourd’hui leur travail dépasse largement le cadre de la recherche universitaire. Elles savent pertinemment que l’enjeu va bien au-delà des portes de la prison.
Le calme au milieu du chaos
Alors qu’il assemble délicatement les minuscules carreaux de mosaïque, Karim* parvient à trouver un moment de calme dans une existence chaotique qu’il a vécu en marge de la société libanaise. « J’aime beaucoup faire ces mosaïques, il faut être très minutieux pour arriver à créer une œuvre d’art », explique-t-il.
Karim, 19 ans, qui a été élevé dans un foyer très perturbé, dans l’un des quartiers les plus pauvres situé à l’ouest de Beyrouth, a sauté sur l’occasion pour participer à ces ateliers, thérapies et séances de formation professionnelle organisés par l’ONG Rescue Me, fondée par les sœurs Yamout.
Par le biais de cette structure, les deux sœurs s’efforcent d’apporter un soutien aux détenus tout juste libérés, en les aidant à se réinsérer dans la société. Elles utilisent également les connaissances acquises au sein de la section B pour donner espoir aux membres de communautés susceptibles, selon elles, de tomber dans les filets de recruteurs intégristes.
Le quartier de Karim – où les chemins en terre zigzaguent autour de bâtiments en ruines et où des familles vivent abritées par des bâches – fait partie de ces zones sensibles.
Nombreux à ne pas avoir de pièce d’identité émise par le gouvernement et à se retrouver donc privés de leurs droits civiques, ces individus sont des cibles particulièrement vulnérables pour les recruteurs. Karim confirme qu’ici certains individus ont été « endoctrinés ». « Chez nous, il y a rien, pas d’autorités, pas de respect, le chaos règne partout » ajoute-t-il. « Je suis traité comme un être humain [dans l’atelier]. Je me sens respecté ».
Concilier vie privée – vie professionnelle
Mais trouver des financements pour accroître les efforts et l’efficacité de l’organisation Rescue Me est un combat de longue haleine. Maya refuse d’accepter l’offre de donneurs potentiels qui n’approuvent pas le programme de réhabilitation que les deux sœurs ont mis en place au sein de la prison et qui les accusent d’« encourager le terrorisme ».
« Un jour, ils sortiront de prison » rétorquent les deux sœurs à l’unisson. « Ils seront dehors ! ».
Selon elles, pour lutter contre la radicalisation de manière efficace, il est nécessaire que l’État libanais finance la création d’une unité de sciences comportementales visant à combattre l’intégrisme. Cette approche a déjà été adoptée, notamment par le gouvernement du Royaume-Uni. Mais aussi déterminées soient-elles, Nancy et Maya ont atteint leurs limites.
À leur domicile où elles vivent avec leur mère, on peut facilement observer combien la frontière entre vie professionnelle et vie privée est floue. Parmi les posters et les photos, une carte orne les murs de la chambre qu’elles partagent. On peut y distinguer des cercles rouges rapidement tracés autour d’emplacements en Europe et en Amérique représentant potentiellement la cible d’attentats pour l’EI. Le lieu qui abrite des chaises empilées sur le balcon dans l’attente d’être distribuées à la prison de Roumieh, fait également office de bureau pour l’organisation Rescue Me. Elles garderont toujours en mémoire la trace des entretiens les plus douloureux.
Toutefois, malgré la teneur des échanges qu’elles ont eus, la nature de certains esprits sadiques qu’elles ont explorés, elles apparaissent toutes les deux parfaitement équilibrées. Elles savaient à quoi s’attendre et faisant preuve de clairvoyance psychologique, elles ont prévu des séances avec leur psychiatre avant de mettre un pied prison. De plus, elles parviennent à s’échapper de cet univers occasionnellement : Nancy pratique le tango argentin et Maya s’adonne à sa passion pour l’art des sushi.
Mais ce n’est pas dans le fauteuil du psy qu’elles trouvent le soutien essentiel à leur combat, ni dans les activités extra-professionnelles qu’elles s’octroient. « Vous n’avez pas idée combien son soutien est essentiel », confie Nancy à MEE en parlant de sa sœur, « à quel point nous nous entraidons parfois l’une l’autre ».
* Le nom de certaines personnes interrogées a été modifié pour protéger leur identité
Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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