Les 14 milliards de dollars qui pourraient garder la Tunisie sur la voie de la démocratie
Trente-quatre milliards de dollars – c’est le total cumulé des soutiens financiers promis la semaine dernière à la Tunisie par plus de 70 pays participants et institutions financières, lors du sommet « Tunisie 2020 ».
Les promesses d’assistance ont rempli les Tunisiens d’un nouvel élan d’optimisme car ils espèrent que les besoins économiques de la révolution de 2011 seront enfin satisfaits. Comme l’a dit avec enthousiasme un ministre, « C’est le grand retour de la Tunisie ! »
La conférence à laquelle ont participé 4 500 invités et 1 500 partenaires économiques visait à générer aide et investissements aux 140 projets de grande échelle destinés à relancer l’économie défaillante de la Tunisie, créer 400 000 nouveaux emplois et soutenir sa transition démocratique.
Les promesses d’assistance ont rempli les Tunisiens d’un nouvel élan d’optimisme car ils espèrent que les besoins économiques de la révolution de 2011 seront enfin satisfaits. Comme l’a dit avec enthousiasme un ministre, « C’est le grand retour de la Tunisie ! ».
Les dirigeants tunisiens demandent depuis longtemps de recevoir de l’aide en faveur de la transition démocratique. Certains exigent l’équivalent d’un plan de Marshall pour éviter une sortie de route pendant sa démocratisation, étant donné l’importance des défis auxquels est confronté le pays – et son importance stratégique – , dans un contexte régional frappé par la loi militaire, le despotisme et le chaos.
Presque six ans après avoir initié Printemps arabe, la Tunisie reste le seul pays à poursuivre sa démocratisation – qui a eu un sérieux coût économique.
Suite à cette période d’instabilité, le pays a vu, dès 2011, fuir plus de 500 compagnies et s’envoler une grande partie des investissements étrangers. Le monde des affaires voit d’un très mauvais œil agitation politique et incertitude – même si les choses semblent prendre la bonne direction.
Promesses et engagements
La liste des promesses les plus importantes reflète les contours stratégiques des relations de la Tunisie avec le reste du monde. France, Union européenne (UE), Qatar et Turquie ont envoyé les messages de soutien les plus sérieux – et joint le geste à la parole.
La France, au regard de ses liens coloniaux et de ses importants investissements dans le pays, a envoyé une délégation française de 80 personnes, dont le Premier ministre Manuel Valls, accompagné de 40 entreprises françaises. Ont été promis trois milliards de dinars et une donation d’environ 26 millions de dollars. L’Union européenne s’est engagée à mobiliser environ 860 millions de dollars d’ici 2020 et sa Banque européenne d’investissement a proposé des prêts de 3,1 milliards de dollars d’ici 2020.
Les négociations entre l’UE et la Tunisie battent leur plein : nouvel accord de libre-échange, simplification dans l’attribution des visas, accord de réadmission destiné à « aider les autorités tunisiennes à traiter les flux migratoires de manière responsable et avec humanité ».
Étant donné l’impact politique en Europe de la crise des migrants, l’UE tient clairement à pousser la Tunisie à jouer un rôle important pour que les migrants restent de leur côté de la Méditerranée.
Et de fait, Angela Merkel a récemment promu un accord semblable à celui passé par l’UE avec la Turquie, qui exigerait que la Tunisie reprenne les migrants en route vers l’UE. Or, le pays ne dispose pas d’assez d’installations adéquates et son cadre juridique n’est pas en mesure de gérer correctement l’afflux massif des migrants. Lors de la conférence, la plus forte donation a été offerte par l’émir du Qatar – seul chef d’État étranger présent – qui s’est engagé à verser 1,25 milliard de dollars d’aide, la plus importante donation reçue par la Tunisie depuis la révolution.
Étonnamment, l’Arabie Saoudite, qui s’est opposée au Printemps arabe en déversant des milliards pour entraver la transition démocratique en Égypte et au Yémen, a promis 800 millions de dollars en crédits et aides, pour démontrer la sincérité de son revirement stratégique. Moins surprenant, les Émirats arabes unis brillaient par leur absence, une décision en adéquation avec leur hostilité au Printemps arabe et leurs tentatives pour « contenir » la démocratisation de la région.
Vivre à crédit
Notons que la plupart des promesses de financement sont des prêts, ce qui aggrave l’ampleur de la dette de la Tunisie. En 2011, ce pays a dépensé 2,3 milliards de dollars (plus de 16 % des recettes gouvernementales) pour rembourser ses dettes aux étrangers – somme supérieure aux budgets consacrés à sa santé publique, et quasiment la même que celle allouée à son système éducatif.
Au lieu de se s’enfoncer plus encore dans sa dette extérieure, l’État tunisien devrait exploiter les sources internes de revenus dont elle dispose
La dette extérieure globale de la Tunisie s’élève déjà à environ 27 milliards de dollars, soit 69 % du PIB. Au total, le pays rembourse plus à ses créanciers internationaux qu’elle ne reçoit de leur part en crédits ou subventions. Ces nouveaux crédits menacent d’aggraver encore un cercle d’endettement déjà très vicieux.
Au lieu de se s’enfoncer plus encore dans sa dette extérieure, l’État tunisien devrait exploiter les sources internes de revenus dont il dispose.
En 2015, la Banque Mondiale a averti que la Tunisie perdait au moins 1,2 milliard de dollars par an à cause de la fraude fiscale perpétrée par les entreprises appartenant à des élites bien connectées.
Sans même prendre en compte le manque à gagner en impôts non payés par le secteur informel – 53 % de l’économie... Ce qui signifie que les recettes fiscales ne représentent qu’environ 20 % du PIB (contre 35 % en moyenne dans les pays de l’OCDE).
La Tunisie pourrait aussi récupérer d’énormes sommes si elle réprime la corruption, qui, selon les estimations de la Banque Mondiale, coûte à l’économie 2 % de PIB par an (environ 1 milliard de dollars).
Difficultés pour vaincre la stagnation
Les nouvelles promesses de soutien parviendront-elles à tirer la Tunisie de la stagnation économique ? Entre 2011 et 2015, la Tunisie a reçu environ 7 milliards de dollars d’assistance (dont les crédits), mais deux problèmes clés demeurent dans la façon dont cette assistance a été dépensée.
Premièrement, les fonds ne sont souvent pas investis pour créer des emplois, mais servent à colmater les trous financiers à court terme, dont le paiement du salaire des 800 000 employés du secteur public – 38 % du budget gouvernemental (soit 13,5 % du PIB, l’un des pourcentages les plus élevés du monde).
Cela représente certes un revenu essentiel pour nombre de familles, mais ne contribue pas à créer les nouveaux emplois dont le pays a désespérément besoin, tout particulièrement en faveur des diplômés – à l’initiative de la révolution et qui constituent plus de 30 % des chômeurs.
Le deuxième problème concerne la réalisation effective des projets auxquels l’aide à été allouée. La Tunisie a déjà pris du retard sur nombre de projets à grande échelle : en octobre 2015, le Premier ministre a annoncé que les projets d’infrastructure en souffrance immobilisaient au moins 10 milliards de dinars tunisiens (soit 5 milliards de dollars).
Les responsables gouvernementaux estiment que plus d’1,8 milliard de dollars d’assistance internationale alloués à ces projets de développement restent inutilisés parce qu’autorisations officielles et accords incontournables trainent en longueur, en raison des lenteurs notoires de la bureaucratie, de la complexité des règles d’achats publics, sans oublier la corruption.
Un rapport Carnegie récent a mis en relief combien la lourdeur de ce système décisionnel centralisé ralentit les projets de développement et provoque de flagrantes inégalités régionales ; par exemple, les deux tiers des investissements de l’État sont alloués aux régions côtières développées, au détriment de l’intérieur du pays, marginalisé.
Un frémissement de reprise ?
« Tunisie 2020 » promet d’offrir un regain de dynamisme à la Tunisie et à son économie malade et rendre l’espoir d’une vie meilleure à sa jeunesse, exclue de l’activité économique : les jeunes représentent 85 % des chômeurs et ils attendent toujours de goûter les fruits tangibles de la révolution qu’ils ont déclenchée.
Sur les 25 milliards de dollars promis à la Tunisie en 2011, seulement 7 milliards environ ont finalement été débloqués. Espérons qu’il n’en sera pas de même avec « Tunisie 2020 »
Le pays peut se prévaloir d’une main-d’œuvre instruite, d’institutions publiques solides et d’une localisation stratégique, au carrefour du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Europe. Il a besoin d’investissements mais aussi d’une nouvelle façon d’aborder les problèmes, ainsi que d’une volonté politique forte pour réformer les institutions et instituer entre l’État et ses citoyens un nouveau contrat social, fondé sur une taxation équitable, la transparence, l’impartialité et la responsabilité.
« Tunisie 2020 » pourrait signer le début de la reprise économique en Tunisie ; elle en a besoin pour créer des emplois et poursuivre sa route vers la démocratie – mais elle y parviendra seulement si le sommet sert de tremplin pour engager d’encore plus profondes réformes politiques.
Quelques mois à peine après le début du Printemps arabe (mai 2011), une nouvelle initiative fut lancée pour soutenir les pays arabes en transition – le partenariat de Deauville. Suite à cette convention, pays du Golfe et institutions financières internationales se sont engagés à aider Tunisie et Égypte à hauteur de 40 milliards de dollars, en vue de soutenir la réforme démocratique.
Sur les 25 milliards de dollars promis en 2011 à la Tunisie, 7 milliards seulement environ ont finalement été débloqués. En Tunisie, cette initiative est devenue synonyme de promesses d’aides internationales non tenues. Espérons qu’il n’en sera pas de même avec « Tunisie 2020 ».
-Intissar Kherigi est une chercheuse tuniso-britannique doctorante à Sciences Po Paris en sociologie politique comparative. Elle est titulaire d’une licence en droit du Kings College (université de Cambridge) et d’un master en droits de l’homme de la London School of Economics. Elle est avocate et a travaillé à la Chambre des Lords, aux Nations unies et au Parlement européen.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo. 16 décembre 2013 : un Tunisien, drapé dans le drapeau national, lit un graffiti, « Tunisiens, restez debout ! », écrit en français sur l’avenue Mohammed Bouazizi, dans le chef-lieu appauvri de Sidi Bouzid, où un vendeur de rue de 26 ans s’était immolé par le feu en décembre 2010, provoquant le soulèvement qui força le président Zine El Abidine Ben Ali à fuir le pays (AFP)
Traduction de l’anglais (original) de [email protected].
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