Tunisie : la démocratie à l'épreuve de la décentralisation
TUNIS - C’est une méga réforme politique qui s’opère depuis deux ans en Tunisie au rythme d’ultimatums : une à une, les dates butoirs défient les pouvoirs publics tunisiens dans la mise en place de la décentralisation.
Les bases du projet ont été jetées dans la nouvelle Constitution de 2014, mais la maîtrise d’ouvrage du chantier n’a effectivement commencé qu’en 2016 avec un nouveau découpage qui fragmente le pays en 350 communes.
Alors que les pouvoirs publics aspirent à organiser les élections municipales et régionales en 2017, ni la loi électorale, ni le nouveau code des collectivités locales, ni le nouveau code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme ne sont prêts.
À l’origine du projet : le rejet du système politique centralisé. Jusqu’à la chute de Ben Ali, le pouvoir central était incarné par le président de la République et ses 24 gouverneurs ou walis – équivalent des préfets en France - qu’il nommait pour le représenter dans les 24 gouvernorats (équivalents des départements français).
Aussitôt installés dans le palais du Bardo en 2011, les rédacteurs de la Constitution ont estimé que la « fin du despotisme passait obligatoirement par la décentralisation », passage obligé avant d’installer la démocratie locale, « la vraie démocratie, celle qui s’apprend et qui s’exerce par les citoyens, au quotidien ».
Des programmes de développement conçus dans les régions
À l’issue de trois ans de travail, la commission constituante des collectivités publiques régionales et locales a rendu un chapitre entier dédié à l’autorité locale.
Que prévoit-il ? Que le pouvoir local couvre tout le territoire du pays et s’exerce par des collectivités locales (communes, régions et districts) dotées d’une personnalité juridique et de l’autonomie financière et administrative. Des institutions sont désormais dirigées par des représentants élus au « suffrage universel, libre, secret et direct, intègre et transparent ». Les élus n’appliquent plus des programmes imposés par le gouvernement central, mais conçoivent eux-mêmes les programmes de développement de leurs communes et régions. Le processus est intégral : il comprend la planification, le financement, l’exécution et la reddition des comptes auprès des électeurs.
Aux articles de la décentralisation s’ajoutent quelques autres dispositions définissant la relation de la nouvelle autorité locale avec les pouvoirs législatif, judiciaire et surtout exécutif. Le tout a été étroitement suivi et accompagné par des associations de la société civile, des sociétés étrangères de consulting et de lobbying, et des bailleurs de fonds internationaux.
La Direction générale des collectivités locales (qui est passée entre temps sous la tutelle d’un nouveau ministère entièrement dédié aux affaires locales) a donc lancé un vaste chantier pour étendre le régime communal sur tout le territoire. Pour comprendre son ampleur, il faut se souvenir que jusqu’en jusqu’en 2014, environ 3 millions de Tunisiens, soit presqu’un tiers de la population, vivaient dans des zones majoritairement rurales, sous-développées et dépourvues des services de base (routes, écoles, santé, poste, etc.).
Remodelage des frontières des communes existantes, création de nouvelles communes ou encore division de communes préexistantes : dans toutes ses opérations, le ministère des Affaires locales, alors dirigé par Youssef Chahed, l’actuel chef du gouvernement, évoquait une approche « scientifique basée sur des critères objectifs d’ordre démographique, culturel et historique ». La nouvelle disposition qui a porté le nombre des communes de 264 à 350 est toutefois loin de faire l’unanimité.
« Nous suffoquons ! »
Découvrant souvent les décisions de découpage de leur commune dans le journal officiel, des citoyens de Kairouan (centre), de Sidi Bouzid (centre) ou encore du Kef (nord-ouest), dénoncent des « décisions arbitraires, imposées sans concertation ». Mais les protestations et le mécontentement se sont amenuisés face à une faible couverture médiatique et surtout face à la détermination de la Direction générale des collectivités locales.
En vertu de ses engagements auprès de la Banque mondiale, principal promoteur et financeur de la décentralisation dans le pays, le gouvernement devait absolument concrétiser le nouveau découpage communal avant le 31 décembre 2016.
C’est à cet empressement que plusieurs habitants d’Ettadhamen (dans l’agglomération de Tunis), imputent la décision de diviser la commune Ettadhamen – Mnihla en deux. « Une décision hâtive et imposée », ont-il fait savoir, en marge d’une conférence de presse organisée le 2 décembre 2016 par l’ONG International Alert et I Change, un réseau d’associations de jeunes d’Ettadhamen.
Carte à l’appui, les citoyens d’Ettadhamen ont dénoncé une injustice spatiale frappante : au nord, la nouvelle commune Mnihla s’étend sur des espaces libres et aérés qui jouxtent la cité Ennasr, l’un des quartiers les plus riches en Tunisie. Au sud, la commune Ettadhamen comprend le quartier éponyme (le plus dense du pays) et plusieurs autres quartiers défavorisés. Mnihla est devenue la commune de 90 000 riverains bénéficiant de tout le potentiel d’un territoire de 24 kilomètres carrés. Ettadhamen est désormais un territoire de 3 km² où sont confinés 85 000 habitants.
« Nous n’avons pas d’espace vital, nous suffoquons ! Très bientôt, nous ne trouverons plus un endroit pour enterrer nos morts ! », s’emporte une habitante du quartier en présence de Tarek Rebai, le secrétaire général de la commune d’Ettadhamen, l’air dépassé et impuissant devant la décision de la division.
En dépit du mécontentement populaire, la commune d’Ettadhamen a obéi aux exigences du Programme de développement urbain et de la gouvernance locale (PDUGL). Ce programme gouvernemental d'1, 2 million de dinars (500 millions d'euros), financé en partie par un prêt de la Banque mondiale, doit concrétiser d'ici à cinq ans les dispositions constitutionnelles relatives à la décentralisation.
Avant la date butoir du 31 décembre, le conseil municipal a soumis au ministère des Affaires locales son budget et son plan annuel d’investissement préparés à l’avance avec les citoyens. La participation citoyenne est une condition pour l’obtention de la subvention de la part de la Caisse des prêts et de soutien aux collectivités locales, un fonds relevant du pouvoir central.
Des textes fondateurs qui traînent
Mais si le ministère en charge des affaires locales semble, tant bien que mal respecter les délais de son programme, d’autres acteurs politiques sont à la traîne. Déposé à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) le 11 janvier 2016, le projet de loi devant amender le code électoral en vue de l’adapter au contexte des élections municipales n’est toujours pas adopté.
Ce retard inquiète les membres de l’Instance supérieure indépendante pour les élections qui craignent un désengagement et un désintérêt des électeurs. D’ailleurs, une enquête gouvernementale menée en décembre 2016 par l’Observatoire national de la jeunesse auprès de 1 232 jeunes a montré que seulement 37 % d’entre eux avaient l’intention de voter lors des prochaines municipales.
Les députés pourraient bientôt adopter le projet de loi électorale s’ils parviennent à garantir l’équité du mode de scrutin et la transparence des financements des campagnes électorales, mais ils devraient aussi surmonter des sujets controversés comme la participation ou non de la police et de l’armée aux élections, que certains préfèreraient voir exclues du scrutin.
Le législateur risque également de passer un certain temps à débattre du projet du code des collectivités locales. Elaboré par la Direction générale des collectivités locales, le texte comprend 399 articles. La refonte est intégrale : le texte redéfinit les relations des collectivités locales (qu’elles soient communes, régions ou districts) avec l’État, le secteur privé et la société civile. Il propose également la possibilité de collaboration entre les communes.
Il prévoit en outre une opération massive et progressive de transfert de compétences des divers ministères vers les collectivités locales. Le gouvernement a déjà dénombré plus de 1 652 services de proximité qui devraient être transférés des ministères de la Santé, de l’Environnement, de l’Équipement, de l’Éducation et du Transport aux conseils municipaux et régionaux élus.
Mais pour Mustapha Ben Letaief, juriste spécialiste de la décentralisation, cette libre administration apparaît « tronquée, encadrée et mise sous surveillance par le pouvoir central ». Et de citer en exemple une disposition selon laquelle les communes dont la charge salariale dépasserait 50 % de leur budget sont contraintes de soumettre au pouvoir central leurs programmes en vue de redresser leur situation.
Le texte maintient également l’emprise du gouverneur. En effet, conformément aux articles 261 et 349 du projet de loi, toutes les délibérations des conseils et les décisions à caractère réglementaire des collectivités territoriales doivent être transmises au gouverneur dans un délai de dix jours.
Les risques des partenariats publics-privés
Mustapha Ben Letaief explique par ailleurs à Middle East Eye que les rapports des collectivités locales avec le secteur privé ne sont pas assez clairs et que le projet de loi a introduit « certaines discordances avec les récentes lois relatives aux concessions et aux partenariats publics-privés ». Le juriste craint que ces montages contractuels entre les collectivités locales et les entreprises privées, nationales ou étrangères, ne soient réduits à de simples procédés de privatisation déguisée engendrant la privatisation des bénéfices et la collectivisation des déficits.
Plusieurs experts économiques redoutent que la décentralisation n’enfonce encore plus l’économie tunisienne dans la crise. Les indicateurs économiques pâtissent déjà de l’instabilité des six dernières années, et les finances publiques étouffent sous le poids d’un taux d’endettement de 63 % en 2016. L’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), une association d’analystes décryptant les politiques publiques, est particulièrement sceptique quant à l’efficacité de ces partenariats dans le contexte tunisien. « Les principaux risques sont évalués par le partenaire privé. Si le partage de risques est mal négocié, la personne publique assume seule les risques. Dans le cas où l’exploitant privé fait faillite ou soustrait à ses responsabilités car le profit n’est pas assez élevé, tous les risques, souvent amplifiés, reviennent au secteur public », expliquent les chercheurs de l’OTE.
Négocier un partenariat public-privé demande en outre un ensemble de compétences juridiques, économiques et techniques. Or, pendant plus de soixante ans, la Tunisie ayant négligé la formation des cadres locaux aux dépens de la formation des hauts cadres de l’administration centrale, la majorité des 350 communes ne dispose pas de cadres capables de négocier de tels contrats.
Le manque d’argent et de moyens
« Malheureusement, aujourd’hui, nous ne sommes que des administratifs, nous n’avons pas cet esprit de projection et de réflexion », admet Mokhtar Hammami, le directeur général des collectivités locales. « Demain, le secrétaire général de la collectivité locale sera le maillon le plus important et le pivot de tous ces changements. Il faut commencer à former des secrétaires généraux qui ont l’esprit stratégique et l’amour de leur région. »
Mahmoud Gdoura, urbaniste de formation et ancien directeur de l’urbanisme au sein du ministère de l’Équipement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire connaît de près les défis et les éventuels dérapages de la décentralisation. Il le rappelle à MEE en se référant au code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme de 1994. « Dans ce code on avait déjà instauré le principe de la décentralisation, en donnant aux régions le pouvoir d’adopter leurs plans d’aménagement urbain. Mais après une expérience de sept ou huit ans, il s’est avéré que les collectivités locales n’étaient pas aptes à assurer ce rôle ».
Théoriquement, le plan d’aménagement urbain est un outil de planification qui vise à développer la ville. Les intérêts publics et privés s’y rencontrent pour promouvoir le vivre ensemble à travers, entre autres, des projets d’habitat, des voiries, des espaces de loisirs, des commerces et des zones vertes.
Sous Ben Ali, cet outil a été détourné de sa vocation initiale. La commission nationale d’investigations sur la corruption et les malversations instituée après la révolution de 2011 a montré que le changement de vocation des territoires à travers le plan d’aménagement urbain était un moyen de spéculation foncière et de favoritisme – la famille de Ben Ali et les proches du régime en ont profité pour s’enrichir et régler des comptes.
Un nouveau projet de code pour l’aménagement du territoire et l’urbanisme, que le gouvernement devrait bientôt soumettre au parlement, prévoit de céder cet outil aux collectivités locales. « L’opération n’est pas sans risques », prévient Mahmoud Gdoura. Pour lui, l’aménagement du territoire est un outil dangereux, complexe et coûteux. Il peut non seulement, comme l’a montré l’histoire, servir les intérêts d’élites corrompues, mais il demande aussi un haut degré de professionnalisme et de technicité. Un plan d’aménagement urbain coûte environ 50 000 dinars (20 300 euros) qui couvrent la prise d’une photo aérienne et la restitution de la carte correspondante. « Or, la majorité des communes n’a ni l’argent, ni les cadres capables de manier ces outils. Décentraliser l’aménagement du territoire prendra au moins dix ans. »
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