Mais pourquoi donc l’Iran soutient-il toujours Assad ? Analyse psychologique
Six ans après le début de la guerre civile en Syrie, le soutien apporté par l’Iran au régime syrien en général et son engagement envers Bachar al-Assad en particulier demeurent inébranlables.
Cette politique s’est poursuivie malgré la transformation du conflit en une guerre d’usure et la croissance exponentielle du coût de l’engagement des parties en conflit, dont l’Iran, sans parler de la dévastation et des déplacements que la crise a laissés dans son sillage.
Les réalistes comprennent l’intervention de l’Iran en Syrie comme un effort visant à maintenir intacte son orbite stratégique à prédominance chiite – largement connue sous le nom d’« axe de la résistance ». Toutefois, cette interprétation n’explique pas l’engagement inébranlable mais coûteux du pays envers Assad.
En réalité, ce type de comportement apparemment « irrationnel » en matière de politique étrangère est mû par des facteurs psychologiques significatifs que les décideurs iraniens ne peuvent se permettre d’ignorer.
Des coûts majeurs
Selon des sources proches de Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, on estime que l’Iran dépense 6 milliards de dollars par an pour le régime d’Assad. D’autres estimations ont placé les dépenses en aide militaire et économique entre 15 et 20 milliards de dollars par an.
Au-delà des dépenses, l’implication controversée de Téhéran en Syrie, sa première intervention systématique dans un pays étranger depuis la Révolution islamique de 1979, a coûté la vie à plus de 700 soldats iraniens des Gardiens de la révolution islamique et de sa Force Al-Qods, ainsi qu’au sein de l’armée régulière, même selon les chiffres les plus prudents.
Plus de 1 000 familles de soldats des forces soutenues par l’Iran tués en Syrie, y compris des Afghans, reçoivent aujourd’hui un soutien financier de la Fondation des martyrs soutenue par l’État, d’après son directeur, Mohammad Ali Shahidi Mahallati.
Le combat au nom du régime d’Assad dans une guerre d’usure a également mis à rude épreuve les ressources du principal intermédiaire régional de l’Iran, le Hezbollah, qui aurait perdu plus de 1 000 soldats sur le champ de bataille, dont des commandants de haut rang et de rang intermédiaire. Certains analystes estiment que le décompte est encore plus élevé et se situe à environ 2 000 morts et jusqu’à 6 000 blessés.
L’engagement du groupe en Syrie lui a sans doute aussi posé des défis identitaires dans la mesure où il est censé être avant tout une force anti-israélienne.
Enfin, l’intervention de l’Iran en Syrie a terni l’image internationale de « chef du monde musulman » que la République islamique s’est attribuée et en a fait une cible de la fureur et de l’antipathie sunnites.
L’intervention iranienne a intensifié la rivalité irano-saoudienne, ce qui a de graves ramifications pour la sécurité et la stabilité régionales ; à plus large échelle, celle-ci a envenimé les relations entre l’Iran et les royaumes arabes du golfe Persique, dont la plupart sont membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG).
Entre préservation du croissant et projection de puissance
L’explication la plus courante de l’implication durable de Téhéran dans le scénario syrien, contre toute attente et face à des coûts matériels et normatifs considérables, est le désir – et même le besoin – des dirigeants iraniens de préserver le « croissant chiite » ou l’« axe de résistance », qui s’étend de l’Irak au Liban en passant par la Syrie.
De cette manière, la République islamique peut maintenir en toute sécurité une ligne d’approvisionnement solide vers le Hezbollah et projeter ainsi sa puissance dans le Levant et en Méditerranée en tenant son ennemi juré israélien à distance par le biais de la « dissuasion asymétrique ».
La Syrie et la présence d’un régime syrien qui ne défie pas ce programme sont essentielles à la « profondeur stratégique » de l’Iran, pense-t-on.
Ainsi, en cas de conflit militaire entre Israël et l’Iran portant sur son programme nucléaire ou sur toute autre question, Téhéran peut non seulement répondre en tirant des missiles vers le territoire israélien, mais il peut également compter sur le Hezbollah pour ouvrir un front en son nom et porter les combats en territoire ennemi.
Une solitude stratégique
Si cette explication peut être assez convaincante, elle ne nous explique pourtant toujours pas pourquoi la République islamique s’est accrochée de façon aussi imperturbable à Bachar al-Assad en tant que président « légitime » de la Syrie.
En réalité, l’Iran a constamment entravé les efforts internationaux, même ceux de ses alliés en Syrie tels que la Russie, visant à faciliter une transition du pouvoir entre Assad et une figure plus largement acceptée.
Il est même allé jusqu’à s’opposer à toute initiative politique qui nécessite l’éviction d’Assad comme « condition préalable » à des négociations de paix.
En théorie, Téhéran aurait pu sacrifier Assad pour le plus grand bien ou pourrait contribuer à installer à sa place un responsable politique partageant la même vision mais moins contesté, ce qui lui permettrait probablement de maintenir un degré décisif de contrôle sur l’État syrien et, dans le même temps, d’éviter les énormes coûts de la guerre.
Cette énigme ne s’explique pas.
Compte tenu de sa position géopolitique et des défis sécuritaires d’une part, de son identité idéologique et de ses souvenirs historiques amers en matière d’intervention étrangère d’autre part, l’Iran poursuit une politique étrangère « révisionniste » depuis la révolution de 1979, avec de graves implications pour sa sécurité et ses intérêts nationaux.
Une de ces conséquences est un isolement international relatif, ou ce qui est désormais connu sous le nom de « solitude stratégique ». Excepté peut-être la Syrie, qui est aujourd’hui engloutie dans une lutte pour sa survie, l’Iran n’a toujours pas d’alliés stratégiques au Moyen-Orient et au-delà, tandis que la plupart de ses « amis » traditionnels ne se sont pas avérés être des partenaires fiables en temps de crise – à l’instar de la Russie ou de la Turquie pendant la guerre Iran-Irak (1980 – 1988).
Pour compenser ce « déficit d’alliances », Téhéran a cherché à construire une structure de soutien asymétrique et non conventionnelle en cultivant des acteurs « non étatiques » partageant la même vision dans l’ensemble de la région, allant de l’Afghanistan (Alliance du Nord) à l’Irak, jusqu’au Liban (Hezbollah) et à la Palestine (Jihad islamique et aujourd’hui, dans une moindre mesure, le Hamas). Le dénominateur commun de ces groupes idéologiques est notamment leur identité religieuse chiite.
Le principal problème de ces entités non étatiques, ou « intermédiaires », est toutefois leur sensibilité extraordinaire au comportement des États qui les ont nourries en matière de politique étrangère, principalement parce qu’elles tendent par défaut ou à dessein à compter sur l’assistance économique, politique et militaire de leurs « mécènes », bien qu’elles soient arrivées à maturité après un certain temps et qu’elles aient développé leur propre vie.
Des messages dangereux
Dans cette optique, les stratèges iraniens pensent que l’abandon d’Assad par Téhéran enverrait des signaux dangereux et déstabilisateurs de déloyauté à toute la constellation d’acteurs non étatiques sous sa tutelle et présenterait ainsi la République islamique comme un mécène peu fiable.
Une telle évolution pourrait donner lieu à un lent effritement de la structure d’alliance non conventionnelle que l’Iran a forgée et encouragée si méticuleusement depuis la révolution de 1979.
Contrairement aux acteurs étatiques, les groupes non étatiques n’ont pas de territoire pérenne ni d’accès à des sources durables de pouvoir et de richesse et pourraient donc être forcés de penser à l’autonomie ou à d’autres mécènes s’ils étaient confrontés à une déloyauté paternelle, comme l’a fait le Hamas lorsque Téhéran a coupé son aide financière en raison de divergences sur le conflit syrien.
Pour les dirigeants iraniens, la perte de ces alliés compromettrait sérieusement la profondeur stratégique et la dissuasion asymétrique de l’Iran.
Avec la perte d’alliés non conventionnels (comme le Hezbollah au Liban ou Kata’ib Hezbollah et Asaib Ahl al-Haq en Irak) et en l’absence d’alliés conventionnels (comme le sont les États-Unis pour l’Arabie saoudite), l’Iran serait extrêmement exposé à des menaces extérieures et vulnérables à des agressions, en particulier dans la mesure où les sanctions internationales endurées au cours des dernières décennies l’ont privé de l’occasion de construire une force militaire régulière puissante, comme l’ont fait par exemple Israël ou l’Arabie saoudite.
Il n’est pas étonnant qu’à un moment donné, l’Iran ait cherché, quoique furtivement, à acquérir une capacité de production d’armes nucléaires, ou se soit désormais concentré sur le développement d’une solide capacité de missiles.
Il est important de noter que cet état d’esprit stratégique obstiné est un enseignement amer du désastre de la guerre Iran-Irak, dans laquelle Téhéran a notoirement eu recours à la tactique des « vagues humaines » dans certaines de ses opérations militaires et perdu des dizaines de milliers de soldats en raison de celle-ci. Cette éventualité aurait pu être évitée avec de meilleures ressources militaires, une planification opérationnelle plus intelligente et une coordination interne plus efficace.
À l’époque, l’Iran manquait sans doute d’une dissuasion symétrique ou asymétrique viable, ce qui explique fondamentalement pourquoi Saddam Hussein s’est senti enhardi au point de l’envahir. Les dirigeants iraniens semblent penser qu’un scénario semblable aurait pu être réitéré par Israël, si, par exemple, le Hezbollah ne s’était pas trouvé à côté pour l’en dissuader au plus fort des tensions sur le programme nucléaire iranien.
Dans une conversation privée avec un dirigeant irakien, Qasem Soleimani, commandant de la force d’élite iranienne al-Qods, aurait déclaré : « Nous ne sommes pas comme les Américains. Nous n’abandonnons pas nos amis. »
Mais la loyauté et l’engagement de l’Iran envers ses amis, y compris Bachar al-Assad, semblent relever de motivations davantage stratégiques que morales ou émotionnelles.
- Maysam Behravesh est candidat au doctorat au Département de sciences politiques et chercheur au Centre d’études du Moyen-Orient (CMES) de lUuniversité de Lund. Il a été rédacteur en chef de la revue Asian Politics & Policy publiée par Wiley et assistant éditorial pour le trimestriel Cooperation and Conflict, publié par SAGE. Maysam est également un contributeur régulier pour des médias en langue persane, dont BBC Persian.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un manifestant brandit une pancarte avec le portrait du président syrien Bachar al-Assad, indiquant « Nous sommes tous avec vous », lors d’un rassemblement à l’occasion de la Journée mondiale d’al-Quds, à Berlin, le 3 août 2013 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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