Lafarge en Syrie : pourquoi ne pas nommer les groupes armés avec qui le cimentier s’est arrangé ?
Début 2014, j’ai été contactée par un ancien employé de Lafarge Cement Syria, filiale du groupe français de matériaux de construction Lafarge, qui a depuis fusionné avec le suisse Holcim. Cet employé avait été kidnappé pendant la guerre et accusait la direction de Lafarge en Syrie de l’avoir abandonné à son sort et d’ignorer son cas.
J’ai commencé à faire des recherches sur l'usine Lafarge, située à Jalabiya, dans le nord de la Syrie, entre les villes de Kobané, Manbij et Raqqa. L’usine, acquise en 2007 par le groupe français Lafarge en partenariat avec l’homme d’affaires syrien Firas Tlass, est inaugurée en grande pompe en 2010. Il s’agit alors du plus grand investissement étranger en dehors du secteur pétrolier.
Comment le cimentier Lafarge a pu continuer à fonctionner dans un tel environnement de guerre ?
Fin 2011, alors que le mouvement de contestation se transforme en lutte armée, contrairement à d’autres entreprises étrangères, le cimentier Lafarge maintient son usine en activité. Il n’y met fin que le 19 septembre 2014, lorsque l’organisation État islamique (EI) s’empare du site.
Comment le cimentier Lafarge a pu continuer à fonctionner dans un tel environnement de guerre ? L’enquête que j’ai menée pour le journal Le Monde révèle que ce fut au prix d’arrangements avec des groupes armés présents dans la région, parmi lesquels l’EI.
Documenter des relations opaques
Il était difficile de gagner la confiance des employés de Lafarge en Syrie. Ils étaient nombreux à avoir peur de parler. À force de persévérance, j'ai pu recueillir des témoignages. J’ai également pu avoir accès à des courriels de la direction de Lafarge en Syrie, qui avaient été en partie publiés par le site syrien proche de l’opposition Zaman al-Wasl. Ils constituent un trésor d'archives qui m'ont aidée à documenter, témoignages à l’appui, les arrangements qui ont notamment profité à l'EI, lequel étend son influence dans la région à partir de l’été 2013.
L'enquête révèle que le cimentier Lafarge en Syrie achetait à des intermédiaires et négociants le pétrole raffiné et taxé par l’EI à Raqqa, et cela en violation d’une série de sanctions contre le régime de Bachar al-Assad édictées par l'Union européenne en 2012.
Par exemple, dans un courriel daté du 9 septembre 2014 cité par Le Monde, un négociant de Raqqa écrit au PDG de Lafarge en Syrie pour lui réclamer le paiement en urgence de 30 000 euros : « Essayez, s’il vous plaît, de comprendre qu’il s’agit de l’argent de fournisseurs qui travaillent avec l’armée islamiste la plus forte sur le terrain. Lafarge ne doit pas les faire tourner en bourrique ». À cette date-là, c’est l’EI qui est en position de force dans la région. En réponse à ce mail, le PDG demande l'exécution du paiement à la responsable des approvisionnements de Lafarge en Syrie.
L’enquête révèle également que Lafarge négociait des accords pour la libre circulation de ses employés. Par exemple, en août 2014, le gestionnaire des risques pour Lafarge en Syrie explique dans un courriel cité également par Le Monde qu’il tente d’obtenir une autorisation auprès de l’EI pour que les employés puissent continuer à se rendre à l’usine. À cette date, Manbij est sous contrôle de l’EI et, alors que les affrontements entre les forces kurdes du YPG et de l’EI s’intensifient, Lafarge a plus de difficultés à obtenir des laissez-passer.
Un laissez-passer daté de septembre 2014, estampillé du tampon de l’EI et visé par le directeur des finances du groupe dans la région d'Alep, prouve également que des accords ont été passés entre Lafarge et l’EI pour permettre la libre circulation des matériaux.
LafargeHolcim lance une enquête interne
À la suite de ces révélations publiées dans Le Monde, le groupe LafargeHolcim lance une enquête interne pour déterminer ce qui s’est passé en Syrie.
C’est le début d'une histoire à rebondissements.
En juillet 2016, un rapport de parlementaires français chargés d'étudier la possibilité d'éventuels financements de l'EI blanchit le cimentier français Lafarge. « Il n’y a pas eu de participation de Lafarge », assure alors Jean-Frédéric Poisson, président Les Républicains de la mission parlementaire. « Les accusations du Monde reprennent celles qui avaient été portées par le site syrien Zaman al-Wasl en février 2016. Les responsables du groupe avaient alors apporté aux autorités françaises les éclaircissements nécessaires », avaient jugé les membres de la commission.
Pourquoi les avocats mandatés par le comité d’audit de LafargeHolcim ne sont-ils pas parvenus à déterminer avec plus de précision les groupes armés avec lesquels l’entreprise a mis en place des arrangements au vu et au su du siège à Paris ? Les auditeurs ont-ils été restreints dans leur champ d’action par le comité d’audit de LafargeHolcim ?
En novembre 2016, je publie dans Le Monde deux nouveaux articles qui approfondissent certains aspects de l’enquête et mettent en lumière les risques de kidnapping auxquels les employés étaient confrontés, malgré les arrangements de Lafarge avec les groupes armés pour sécuriser la zone.
Selon Jacob Waeness, ancien gestionnaire de risques de Lafarge en Syrie, qui a publié en août 2016 un livre en norvégien sur son expérience en Syrie, un bureau avait été créé à Manbij pour faciliter les relations avec les groupes armés. Selon Waerness, dont le référent direct est Jean-Claude Veillard, directeur de la sûreté du groupe Lafarge à Paris, l’homme d’affaires Firas Tlass, partenaire local de Lafarge en Syrie, versait une contribution mensuelle aux groupes armés pour sécuriser la zone.
Firas Tlass a expliqué au Monde le système mis en place : « Il y avait dix-sept groupes à Manbij, mais nous ne traitions qu’avec les treize qui faisaient partie du conseil militaire de la ville. Nous reversions des droits de passages à ce conseil, à l’exception d’Ahrar al-Cham, du Front al-Nosra et de Daech [acronyme arabe de l’EI] ».
Dans son interview, Jacob Waerness affirme le contraire : le Front al-Nosra figurait bien sur la liste des groupes que Tlass finançait sur une base mensuelle. « Le Front al-Nosra était “le groupe à Raqqa” » a-t-il indiqué au Monde. Puis lorsque l’EI a pris le contrôle de la ville, l’organisation a été ajoutée à la liste, a-t-il précisé, tout en soulignant qu’il s’agissait alors de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui se proclame État islamique en juin 2014.
En novembre 2016, Sherpa, une ONG française de défense des victimes de crimes économiques, dépose plainte auprès du doyen des juges d’instruction de Paris contre LafargeHolcim, notamment pour « financement du terrorisme ».
En janvier 2017, interrogé par l'AFP, Bercy confirme le dépôt d’une plainte au parquet de Paris relative à l'interdiction d'acheter du pétrole dans ce pays. Le parquet ouvre une enquête préliminaire sur la base de cette plainte.
Vers une responsabilisation des multinationales ?
La publication d'une longue enquête dans Le Monde et la saisie de la justice ont sans doute encouragé LafargeHolcim à préférer une communication de transparence et de responsabilité.
En effet, fait suffisamment rare pour être noté, le 2 mars dernier, LafargeHolcim a admis, à l’issue de son enquête interne, des arrangements financiers « inacceptables » avec des groupes armés dans le nord de la Syrie. Le groupe franco-suisse a reconnu des « erreurs de jugements significatives » et des paiements versés à des tiers visés par des sanctions de l’UE. Cependant, le cimentier affirme n’avoir pas pu identifier « avec certitude » ces groupes armés.
Pourquoi les avocats mandatés par le comité d’audit de LafargeHolcim ne sont-ils pas parvenus à déterminer avec plus de précision les groupes armés avec lesquels l’entreprise a mis en place des arrangements au vu et au su du siège à Paris ? Les auditeurs ont-ils été restreints dans leur champ d’action par le comité d’audit de LafargeHolcim ? Ont-ils disposé de toute la liberté nécessaire à la conduite d’une telle enquête ? La cellule de communication de LafargeHolcim a-t-elle obtenu l'ensemble des éléments et préféré ne pas nommer les groupes armés ? Difficile d’y répondre sans la publication des résultats de l’enquête interne par le groupe LafargeHolcim.
Lafarge n’est pas la première entreprise française accusée d’accords et de financements indirects d’une organisation terroriste. Une enquête également menée par Le Monde révélait en février 2017 que le français Imerys, spécialiste de minéraux industriels, s’approvisionnait en talc à Nangarhâr, en Afghanistan, où l’organisation État islamique réalise des percées face aux talibans.
Face aux limites des politiques éthiques d'entreprise, des ONG se battent pour la régulation des activités des multinationales à l'étranger. L'adoption de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales adoptée le 21 février dernier va en ce sens, même s’il existe des risques de censure suite à la saisine du Conseil constitutionnel par des élus Les Républicains, qui mettent en doute sa constitutionalité.
En attendant, la mise en lumière d'activités opaques de filiales, au vu et au su de la maison-mère, permet de nourrir un débat et d’accroître les exigences de transparence et d'éthique vis-à-vis d'acteurs économiques majeurs, comme les entreprises du CAC 40 qui dégagent cette année 75 milliards de profits. Ainsi, leurs décisions aux conséquences politiques sont plus facilement l'objet de critiques, comme le montre la décision controversée du groupe LafargeHolcim de participer à la construction du mur anti-clandestins entre le Mexique et les États-Unis.
- Dorothée Myriam Kellou est une journaliste et réalisatrice basée à Paris. Diplômée du master d'études arabes de la Georgetown University, Washington D.C., et de Sciences-Po Lyon en relations internationales, spécialité monde arabe, elle travaille régulièrement pour le site « Les Observateurs » de France 24.
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Photo : un homme emmène deux enfants loin de la scène d'une explosion dans la ville de Raqqa, au nord de la Syrie, en 2013 (AFP).
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