Voyage au cœur de la guerre pour le pétrole libyen
AL-SEDRA/RAS LANOUF, Libye - « J’aurais préféré que vous trouviez de l’eau. L’eau fait travailler les hommes. Le pétrole fait rêver les hommes. » En prononçant ces paroles dans les années 1950, juste après la découverte de l’or noir en Libye, le roi Idriss Ier (qui régna de 1951 à 1969) semblait lire dans l’avenir.
D’un côté la mer, de l’autre le désert. Au milieu, des immenses citernes éventrées ou brunies par les flammes. C’est un paysage dévasté qu’offre al-Sedra, le plus grand terminal de Libye, depuis les combats qui l’ont touché en décembre 2014, forçant l’arrêt de la production.
Si l’activité a repris depuis l’automne dernier, la principale mission des employés de Wafa Oil – joint-venture entre trois entreprises américaines et la compagnie publique pétrolière libyenne (NOC) - consistait principalement à réparer les dégâts. Ils ont été coupés dans leur élan, ce vendredi 3 mars. Dernier retournement de situation pour ce site et le croissant pétrolier auquel il appartient.
Ibrahim Jedran, trentenaire au crâne rasé, vêtu de costumes italiens taillés sur mesure, défend surtout le fédéralisme, une idée en vogue en Cyrénaïque
La zone, qui contient 70 % des réserves d’or noir connues du pays, attire depuis longtemps les convoitises. C’est Ibrahim Jedran qui, l’été 2013, se lance le premier dans la course. Alors chef des Gardes des installations pétrolières (PFG) de la région Centre, il se dégage de la tutelle du gouvernement libyen d’Ali Zeidan (à l’époque, il n’y avait encore qu’un gouvernement contre trois aujourd’hui). Il bloque les sites pétroliers, ralentit la production et exige la mise en place d’une commission d’enquête pour faire la lumière sur la gestion des revenus pétroliers sous Kadhafi. Ce trentenaire au crâne rasé, vêtu de costumes italiens taillés sur mesure, défend surtout le fédéralisme, une idée en vogue en Cyrénaïque, la région orientale libyenne.
« Nous voulons une fédération de Libye avec Benghazi comme capitale. Les revenus du pétrole doivent être répartis selon la loi de 1958 [15 % pour la région dont est extrait le pétrole, 15 % pour le fonctionnement de l’État central et 70 % pour les projets de développement] », expliquait-il fin 2013. L’homme agace partout en Libye mais tient le coup... et donne des idées.
Dans d’autres régions, comme à l’ouest, des habitants ou des groupes armés n’hésitent pas à fermer, eux aussi, les pipelines qui passent sur leur territoire ou à bloquer les raffineries pour exiger emplois, augmentation salariale ou autres. Le gouvernement, dont 90 % du budget provient du pétrole, n’a guère de marge de manœuvre.
Un an plus tard, pendant l’été 2014, alors que le pays se scinde en deux entre la Chambre des représentants de Tobrouk, à l'est, et le Congrès général national (CGN) de Tripoli, à l'ouest, la zone contrôlée par Ibrahim Jedran fait office de zone tampon entre les deux territoires des frères ennemis.
L’opération « Lever du soleil » assombrit le ciel libyen
En décembre 2014, Fajr Libya, la coalition de brigades qui a maintenu le CGN au pouvoir à Tripoli, lance une attaque contre les sites pétroliers. L’opération « Lever du soleil » assombrit le ciel libyen : des centaines de milliers de barils de pétrole partent en fumée avec l’incendie de plusieurs citernes sur le site du terminal pétrolier d’al-Sedra. Sept citernes, d’une valeur de 32 millions d’euros chacune, sont complètement détruites sur un total de dix-neuf.
Mais les combats à l’ouest de Tripoli contre Zentan, qui soutient le parlement de Tobrouk, et le développement de Daech dans la région de Syrte et plus particulièrement à Nofilia, à 65 kilomètres à l’ouest d’al- Sedra, détournent finalement les forces de Fajr Libya du croissant pétrolier.
La production pétrolière, qui s’élevait à 1,6 million de barils par jour en 2012, avait chuté jusqu’à 250 000 en 2016. La courbe s’était inversée depuis ce début de l’année, dépassant les 700 000 barils en février
Ibrahim Jedran, membre de l’importante tribu des Magharba, reste en place, profitant d’un bon ancrage dans la région. Un de ses frères, Salem, a été élu maire d’Ajdabiya, principale ville de la zone. Un autre frère, Oussama, dirige une milice locale soupçonnée d’être proche d’Ansar al-Charia.
En juillet 2016, le dandy, qui a entre-temps affirmé son soutien au Gouvernement d’union nationale (GNA) soutenu par la communauté internationale, passe un accord avec l’envoyé de l’ONU en Libye, Martin Kobler. Il est alors particulièrement fier d’accueillir l’émissaire allemand sur tapis rouge à Ras Lanouf, à 30 km à l’est d’al-Sedra, principal centre de raffinage de pétrole.
De quoi faire grincer les dents de nombreux Libyens, de l’Est comme de l’Ouest : pour eux, Ibrahim Jedran vole les ressources nationales. Mustapha Sanallah, chef de la NOC écrit à Martin Kobler pour lui faire part de ses doutes : « Vous reconnaissez un individu qui a causé plus de torts à notre pays qu’aucun autre. » Le Libyen estime les pertes liées au blocage de Jedran à plus de 100 milliards de dollars (93 milliards d'euros). Quoi qu’il en soit, Ibrahim Jedran annonce la réouverture des sites… mais il n’en aura pas le temps.
Le 11 septembre 2016, les forces de l’Armée nationale libyenne (ANL), coalition de soldats de l’ancien régime et de brigades révolutionnaires dirigé par Khalifa Haftar, s’emparent du croissant pétrolier. L’opération est rondement menée.
« Nous discutions depuis des mois avec les tribus de la zone », raconte le général Mohamed Hamouda, chef militaire de la région pour l’ANL, à Middle East Eye, lors d’une entrevue sur le site de Ras Lanouf en février 2017. « Selon notre accord, les sages des tribus devaient convaincre les gardes des installations pétrolières d’abandonner leur armes et de rentrer chez eux. C’est ce qu’ils ont fait et nous n’avons presque pas combattu pour prendre le contrôle des sites pétroliers. »
Un atout économique entre les mains du GNA
Depuis la mi-septembre 2016, le gouvernement intérimaire de Beida (non reconnu par la communauté internationale et instauré par le parlement de Tobrouk) à travers son bras armé tenait donc 70 % des réserves de pétrole du pays.
Dans les faits, seule la tête avait changé. Le général Mohamed Hamouda le reconnaît : « L’accord prévoyait que dès que nous aurions repris le contrôle, nous laisserions les gardes qui s’étaient montrés coopératifs reprendre leur poste, car c’est leur gagne-pain. » Les gardes d’Ibrahim Jedran étaient donc devenus ceux de l’ANL.
Voilà qui pourrait expliquer la faible défense de l’ANL, qui a perdu, vendredi 3 mars, deux des quatre sites majeurs du croissant pétrolier, Ras Lanouf et al-Sedra, face à une attaque de la Brigade de défense de Benghazi (BDB), un groupe formé en 2016 pour s’opposer à Khalifa Haftar.
Ces hommes sont à la fois proche de Khalifa al-Ghweil, Premier ministre nommé par Fajr Libya en 2015, du mufti de Tripoli, Sadiq al-Ghariani et – plus dérangeant pour la communauté internationale – du ministre de la défense du GNA, al-Mahdi Ibrahim al-Barghathi. Mais les sites pétroliers ne les intéressent guère. Leur objectif, c’est Benghazi, deuxième ville du pays en train de tomber aux mains de Khalifa Haftar. Ils ont donc remis le contrôle d’al-Sedra et de Ras Lanouf au GNA.
À LIRE : Libye : comment Haftar a perdu le contrôle de plusieurs ports pétroliers
Mardi 7 mars, ce dernier a ordonné le placement de ces sites sous le commandement de Idris Bukhamade, chef des PFG et proche d’Ibrahim Jedran. Le Premier ministre Fayez al-Sarraj avait pourtant nié avoir un quelconque rapport avec l’attaque. Résultat, le gouvernement reconnu par l’ONU reprend un peu d’influence avec cet atout économique entre ses mains.
Trois des six champs pétroliers à l’arrêt
Mais à l’heure actuelle, le problème concerne surtout l’impact que vont avoir ces combats sur l’économie libyenne qui avait récupéré un peu d’oxygène depuis septembre avec la remise en route de ces sites pétroliers.
La production pétrolière, qui s’élevait à 1,6 million de barils par jour en 2012, avait chuté jusqu’à 250 000 en 2016. La courbe s’était inversée depuis ce début de l’année, dépassant les 700 000 barils en février.
Lors d’une visite à al-Sedra en février, justement, MEE a pu constater les efforts mis en place pour augmenter la production et l’exportation.
« Il y a quatre réservoirs qui sont réparables. Nous allons en remettre deux en service d’ici deux mois »
-Ibrahim Malhouf, directeur du site d'al-Sedra
Les employés de Wafa Oil, en charge du site, s’activaient autour des citernes incendiées. Pendant qu’un groupe changeait une valve obstruée par du pétrole consolidé par des mois d’inactivité, un homme repeignait en blanc une citerne. Sur une autre, les ouvriers retiraient l’escalier de fer qui menaçait de s’écrouler.
Ibrahim Malhouf est directeur du site. « Il y a quatre réservoirs qui sont réparables. Nous allons en remettre deux en service d’ici deux mois. Cela permettra d’augmenter l’exportation du site de 80 000 actuellement à 100 000 barils par jour [contre 450 000 en 2010] », a-t-il précisé à MEE en criant pour se faire entendre dans le vent et le bruit des travaux.
La mission est colossale pour les ouvriers. Le site a en effet été touché par les combats de décembre 2014, mais aussi par l’inactivité et par quelques attaques sporadiques de groupes extrémistes, comme le groupe État islamique (EI). Alors Ibrahim Malhouf travaillait avec les moyens du bord : « Cette citerne, là-bas, a été abîmée, mais on peut quand même la remplir aux deux-tiers », a-t-il expliqué en montrant du doigt un réservoir dont la partie supérieure a pris la forme arrondie de l’acier fondu. « Ici, les pipelines n’étaient plus utilisables, donc on les a remplacés par des tuyaux flottants dont nous n’avions plus besoin pour l'exploitation offshore. »
Le Libyen ne se fait pas d’illusions pour autant : « Trois des six champs qui nous alimentaient sont aujourd’hui à l’arrêt, donc même si on retrouve une capacité totale, la production ne suivra pas. » En 2015, Jalu, Dahra et Mabrouk – trois champs qui étaient reliés à al-Sedra –, plus au sud, ont été détruits par l’EI. Et surtout, Ibrahim Malhouf sait son site menacé. « Regardez, en décembre, une roquette a atterri devant ce bâtiment. » Le trou est toujours là, seul le missile a été retiré. « À quelques mètres près, elle serait tombée tout près des pipelines de réception. Et là, s’en était fini de Wafa Oil. »
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