Comment désamorcer la bombe à retardement des enfants réfugiés en Syrie
À l’époque de l’innocence de leur révolution, les Syriens ont observé avec espoir et appréhension chaque réunion internationale dont l’objectif était de discuter de leur sort. Les « amis de la Syrie » et les co-sponsors des négociations de paix, s’attendait-on initialement, verraient au moins leurs propres intérêts et mettraient fin à la brutalité impitoyable du régime d’Assad, ne serait-ce que pour empêcher les Syriens de chercher refuge au-delà de leurs frontières bondées. Voilà pour la théorie.
L’ampleur des défis auxquels sont confrontés les Syriens aujourd’hui dépasse l’imagination
Dans la pratique, la politique internationale s’est révélée être un laissez-faire irresponsable pour Bachar al-Assad et ses partisans, que ce soit au niveau politique, militaire et économique, avec des conséquences désastreuses pour les pays proches et lointains. Ces six années d’inaction délibérée ont porté leurs fruits, entraînant la mort de plus d’un demi-million de Syriens, des millions de mutilés et de blessés, ainsi que le déplacement de plus de la moitié de la population.
L’ampleur des défis auxquels sont confrontés les Syriens aujourd’hui dépasse l’imagination. Les puissances régionales et mondiales s’éloignent toujours plus des notions de transition politique, sans parler de la responsabilité et de la justice pour les crimes contre l’humanité.
Faire face à l’État islamique tout en permettant à Assad d’être Assad est le nouveau mode de fonctionnement bizarre, sous couvert de contrôle des dégâts ; cela permet à un régime enhardi, protégé par la Russie, d’intensifier sa campagne meurtrière, même avec des armes chimiques censées être confisquées dans le cadre de l’accord de 2013, le jour même où la réunion de Bruxelles réclamait une fois de plus des négociations de paix.
Cette septième année de guerre modifie les positions déclarées : idéalement, la poussière syrienne, et les squelettes, seraient envoyés sous le tapis comme le veut le proverbe, des zones sûres encore à définir ou à délimiter absorberaient magiquement des millions de Syriens en danger, les décombres dans certaines zones ouvriraient la voie à de nouvelles infrastructures capitalistes améliorées, et des habitations sociales de base construites à la hâte abriteraient des personnes déplacées de force.
Après des discours d’autosatisfaction prématurés, le problème de la Syrie serait décrété – en grande partie – réglé.
En d’autres termes, c’est de la folie.
Tout d’abord, ne rien faire
Dépolitiser le conflit, mettre l’accent sur le danger de l’État islamique tout en minimisant celui posé par la machine à tuer du régime Assad, bien plus meurtrière, sanctionner le parrainage de l’Iran et de la Russie en matière de changement démographique et de déplacement forcé de la population, et considérer la reconstruction dans ces circonstances ne relève pas seulement d’une extraordinaire lâcheté politique, mais surtout d’une stratégie intenable et vouée à l’échec.
La grande majorité de ces enfants sont aujourd’hui analphabètes, n’ayant reçu aucune éducation formelle depuis des années
De plus, cela n’apaisera en rien le sujet de grande préoccupation pour nos modèles de liberté et de démocratie : le problème des réfugiés. Les organisations d’aide humanitaires accablées tirent de plus en plus la sonnette d’alarme au sujet des conditions actuelles, mais les évocations d’un futur proche effrayant ne semblent pas avoir été bien comprises. Sans action immédiate et concertée, le problème des réfugiés s’intensifiera et ne reculera pas.
Il y a plus de six millions de réfugiés syriens à l’étranger et au moins sept millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. Une part importante de ces 13 millions de réfugiés sont des enfants.
La grande majorité de ces enfants sont aujourd’hui analphabètes, n’ayant reçu aucune éducation formelle depuis des années. Même ceux qui avaient bénéficié d’une alphabétisation initiale de base ont en grande partie oublié le peu qu’ils savaient et il n’existe aucune volonté ni infrastructures pour remédier à cela jusqu’à présent.
La grande majorité de ces enfants vit dans une misère abjecte, dans des tentes, dans des ruines, dans la boue, soumis aux aléas climatiques. Que ce soit dans les quelques camps gérés par les agences ou dans les très nombreux camps de fortune, dans les zones urbaines ravagées par Assad ou dans des poches éparses dans la région, l’aide est insuffisante et irrégulière.
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La grande majorité de ces enfants est contrainte de mendier ou de travailler dans des conditions inacceptables, ou ils sont oisifs et errent sans but, sans surveillance et sans protection.
La grande majorité de ces enfants a un besoin urgent d’aide professionnelle, de soins de santé physique et mentale, de structure et d’un but, ainsi que d’éducation formelle. Ces enfants s’ennuient, ils sont frustrés, fatigués, en colère, traumatisés, déprimés et abandonnés à leur sort.
Une certitude mathématique
Alors que ces enfants se muent en adolescents et jeunes adultes dans l’isolement physique et psychologique, ils ne trouveront que quelques exutoires pour libérer leurs frustrations : le sexe et la religion. Les Syriens avaient déjà un taux de croissance démographique élevé, et l’exil et la dépossession forcés ont entraîné une augmentation drastique des mariages de mineurs.
Ces enfants s’ennuient, ils sont frustrés, fatigués, en colère, traumatisés, déprimés et abandonnés à leur sort
Si cette tendance n’est pas inversée, les enfants analphabètes d’aujourd’hui se marieront avec des enfants analphabètes comme eux, engendrant à leur tour des enfants qui seront analphabètes comme leurs jeunes parents, avec des enseignements religieux rigides pour donner un sens à leur vie misérable.
Ce mélange explosif n’est pas un scénario catastrophe : c’est une certitude mathématique.
Donc, tandis que les soi-disant « réalistes » commencent à esquisser une carte d’une Syrie « utile » à reconstruire et d’une « inutile » qu’on peut laisser mourir, et tandis qu’ils esquissent de vagues plans concernant des « zones sûres » (lesquelles, après des années à affirmer que les zones d’exclusion aérienne et les couloirs humanitaires étaient impossibles, pourraient bien s’avérer être des termes politiquement corrects pour désigner des ghettos de fait), qu’est-ce qui est réservé à ces millions de réfugiés ?
Seront-ils disposés à « retourner » à une telle misère ou seront-ils transférés de force dans ces zones dans toujours plus de bus verts, ce qui pourrait déchaîner un nouvel exode énorme et désespéré à travers la Méditerranée ?
L’alternative à l’inaction
Il y a plus de questions que de réponses alors qu’est enclenchée cette bombe à retardement, mais certaines actions ne nécessitent pas d’attendre une solution globale à la tragédie syrienne. La communauté internationale des bailleurs de fonds aurait déjà dû faire beaucoup de choses et peut encore le faire, ne serait-ce que pour affronter les menaces auxquelles sont confrontées les enfants réfugiés.
Il est possible pour les gouvernements donateurs d’ériger rapidement des écoles simples et peu coûteuses reliées à l’eau, à l’électricité et à Internet
Il est possible pour chaque gouvernement avec un programme d’aide internationale de s’engager à prendre en charge intégralement le coût et la logistique afin d’éduquer un nombre d’enfants convenu dans des domaines spécifiques, en esquissant cette carte avant toute autre collaboration avec des organismes d’aide.
Il est possible pour les gouvernements donateurs d’ériger rapidement des écoles simples et peu coûteuses reliées à l’eau, à l’électricité et à Internet. Il est possible de fournir des livres, des ordinateurs bon marché et du matériel scolaire pour ces enfants. Il est possible pour les spécialistes de l’éducation et les spécialistes de la société civile syrienne d’élaborer un programme de base – pour tous les enfants syriens – qui peut compenser le temps perdu et couvrir de nouveaux champs tandis qu’ils apprennent à écrire, à compter, à réfléchir et à programmer. Il est possible d’envoyer des équipes d’instructeurs qualifiés pour former des Syriens instruits à devenir eux-mêmes enseignants.
Il est possible d’enseigner à ces enfants non seulement les disciplines scolaires, mais également l’éducation civique. Il est possible de créer un système de jumelage scolaire (dans l’esprit du jumelage de villes), pour relier les enfants syriens aux écoliers dans les pays donateurs, en ajoutant l’échange culturel pour le bénéfice des deux parties. Il est possible d’enseigner des compétences à ces enfants et de leur donner une chance de vivre une vie décente une fois leur pays capable de tourner la page et de se reconstruire.
Les considérations politiques et les formalités bureaucratiques servent souvent à justifier l’inaction, mais les pays donateurs ont à la fois intérêt et la capacité de faire en sorte que cela se produise. Le fait de sauver une génération sinon perdue n’est pas seulement un acte magnanime pour les Syriens, mais une première contribution au désamorçage d’un problème explosif de réfugiés.
Il y a toujours eu une alternative au laissez-faire ; c’est d’une simplicité désarmante.
- Rime Allaf est une écrivaine et analyste politique née en Syrie. Elle a été membre associée du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de la Chatham House de 2004 à 2012. Elle a publié de nombreuses analyses et articles sur la région, la Syrie étant au centre de son domaine d’expertise et continue d’écrire, de s’exprimer et de conseiller sur les affaires syriennes. Elle siège au conseil d’administration de The Day After, une organisation réputée de la société civile syrienne soutenant une transition démocratique en Syrie, grâce à des subventions de plusieurs instituts et gouvernements occidentaux. Elle est également membre du conseil d’administration du Forum économique syrien, un think-tank sur la construction d’une économie forte pour soutenir un État libre, pluraliste et indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : de jeunes enfants réfugiés syriens font la queue pour de la nourriture lors de la rupture du jeûne en juin 2015 à Akçakale, dans la province de Şanlıurfa, au cours du ramadan (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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