Il existe une alternative claire à Assad. Dire le contraire est absurde
Voici l’un des plus vieux clichés – et aussi le plus figé et injurieux – sur la Syrie : «il n’y a pas d’alternative à Assad ».
C’est un fait établi que les loyalistes au régime affirment cette absurdité. Mais le plus ridicule c’est que divers gouvernements et médias traditionnels reprennent cette idée ad nauseam, surtout que des millions de Syriens ont désormais payé le prix le plus fort pour manifester leur désaccord.
Devrait-on traiter les Syriens comme des mineurs, leur faire reprendre des slogans en chœur, comme des perroquets, et exiger d’eux qu’ils fassent preuve de bonne conduite avant de mériter d’incarner une alternative valable à un régime génocidaire ?
L’opposition syrienne n’a pas surgi comme par magie en 2011. Depuis des décennies, les mouvements de la société civile ont essayé d’engager le dialogue, exigé des changements, tout en sachant pertinemment comment ce régime, tristement célèbre pour sa brutalité, risquait de réagir.
En fait, une grande partie de ce qui s’est passé pendant les dix premières années du règne de Bachar al-Assad augurait comment l’opposition, plus nombreuse aujourd’hui, allait se constituer, parce que, bien avant la révolution syrienne, il y eut un Printemps de Damas.
La menace des stylos
Depuis toujours, les Syriens n’ont qu’un droit : celui de se taire ; tout ce qu’ils disent peut être utilisé contre eux, et pas seulement lors les répressions des années 1980 et 1990. En effet, en ce début de siècle, le régime syrien a franchi un nouveau palier, en devenant la première république héréditaire de l'ère moderne.
Le 10 juin 2000 – jour du décès du « guide éternel » –, un parlement de ses sbires a, en quelques minutes, changé la constitution pour pouvoir proclamer : « Assad est mort, vive Assad ». Cette transmission héréditaire du pouvoir, officialisée de façon aussi criante, n’a laissé aucune marge de manœuvre à la société civile, qui n’en persévère pas moins.
Beaucoup des « 99 » se sont trouvés convoqués à prendre d’infâmes tasses de café dans les locaux des services du renseignement
En septembre 2000, 99 intellectuels syriens, auteurs et artistes, ont publié la « Déclaration des 99 », lettre ouverte adressée au régime en termes incroyablement audacieux pour exiger plus de libertés. Publiée dans Al Hayat, ce document a circulé sous le manteau parmi les Syriens abasourdis ; Assad n’en tint pas compte, mais un grand nombre de ces 99 ont été convoqués à prendre d’infâmes tasses de café dans les locaux des services du renseignement.
Cet avertissement ne les a pas intimidés : ils ont écrit une déclaration encore plus audacieuse, appelée le « Document Fondamental », signée cette fois par 1 000 Syriens en janvier 2001. Des exigences avaient alors déjà été formulées quant aux fondamentaux d’un système plus démocratique et pluraliste, promouvant les libertés d’expression et de réunion, des pratiques démocratiques, des élections ouvertes, la libération des détenus politiques, l’égalité des citoyens et l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Si ce document peut sembler bien timide dans le contexte actuel, ce fut à l’époque un phénomène, et un gage d’une maturité politique croissante. Comme toujours, leurs stylos furent pris pour des armes menaçant le régime et, quelques semaines plus tard, dans un entretien avec Asharq Alawsat, Assad prétendit que ces signataires se prenaient pour des élites mais n’étaient pas représentatifs ; ce n’était selon lui que des simplets, des agents de l’étranger, nuisibles au pays – leitmotiv dont il n’a jamais dévié.
Ces « simplets » et « agents de l’étranger » ont eu l’audace de persister, en avril 2001, en publiant le « Contrat Social National », mais déjà Bashar al-Assad étouffait activement dans l’œuf le Printemps de Damas, en fermant les forums de la société civile et en jetant en prison de nombreux dissidents populaires, au motif qu’ils « représentaient une menace pour la sécurité de l'État ».
Après être restée plutôt silencieuse pendant l’invasion de l’Irak à cause du contexte palpable d’état d’alerte en Syrie, l’opposition a démontré sa ténacité en octobre 2005 avec sa « Déclaration de Damas », signée par plus de 250 personnalités, dont plusieurs ont fini en prison.
Quand des centaines d’autres signataires ont soutenu la courageuse « Déclaration de Beyrouth et Damas » en mai 2006 (suite à l’emprisonnement de nombreux dissidents à Damas et de l’assassinat de plusieurs autres à Beyrouth), la colère du régime s’est déchaînée sans retenue sur ceux qui osaient contester son autoritarisme, en Syrie et au-delà.
Difficile de passer à côté
Ces événements et nombre d’autres détails d’un important activisme syrien en cours depuis des années, ont été soit oubliés, soit ignorés, quand furent évoquées les difficultés de l’opposition actuelle dans sa lutte en faveur du changement, dans les circonstances les plus difficiles. Comble d’insulte, le régime prétend aujourd’hui qu’on « ne sait même pas ce que veut l’opposition » ou que son attachement à la démocratie et au pluralisme n’est pas évident.
Ces événements et nombre d’autres détails d’un important activisme syrien en cours depuis des années, ont été soit oubliés, soit ignorés
Pourtant, ces mêmes figures de l’opposition, désormais rejointes par une nouvelle génération de blogueurs, activistes et révolutionnaires, sont celles qui ont contribué à faire entendre la voix du soulèvement à ceux qui étaient disposés à l’entendre en 2011 ; leurs très nombreuses déclarations et prises de position sont facilement disponibles à quiconque s’y intéresse.
Le premier important document post-soulèvement, sur lequel s’accordent la plupart des Syriens dans l’opposition, fut le « Document du Caire » (juillet 2012). Essentiellement, il reprenait ce que les activistes syriens demandaient depuis des années, dans un contexte différent : démocratie, pluralisme, égalité, bonne gouvernance et ainsi de suite.
Divers groupes formels ont repris tous ces principes et les orientations publiées quant aux plans de transition à divers stades du soulèvement. Pour n’en citer que quelques-uns, la Coalition Syrienne a, en février 2014, publié les « Principes Fondamentaux d’un Règlement Politique », tandis qu’en septembre 2016 le Haut Comité aux Négociations proposait un « Plan de Transition ».
Ces documents, entre autres, ont été diffusés sans relâche parmi les Syriens, transmis aux fonctionnaires de l’ONU ainsi qu’à divers gouvernements, et publiés par les réseaux sociaux et médias traditionnels. Il faudrait faire exprès de ne pas connaître l’existence de ces documents ou passer à côté de la multitude de principes et prises de positions rendues publiques par des groupes de la société civile de plus en plus actifs – attestant ainsi de leur expertise et engagement.
Une fausse logique
Tandis que, depuis des décennies, l’opposition syrienne continue son long combat politique et citoyen, il reste encore beaucoup à faire pour perfectionner tant la planification que le consensus et, régulièrement, fusent des accusations de désunion et de manque de cohésion, même de la part de partisans – exaspérés.
Or, les Syriens n’ont jamais demandé de remplacer ce régime par un autre, ni d’échanger une clique de dirigeants pour une alliance de commande censée faire plaisir à tout le monde ; l’objectif de leur lutte, tout idéaliste qu’il a pu être à une époque, c’était d’assurer la transition en direction d’un système équitable et participatif – pas un changement de régime.
Quand on observe comment fonctionnent tout sénat ou parlement dignes de ce nom, on comprend que la démocratie peut parfois s’avérer chaotique, bruyante, contradictoire et, par moments, exaspérante. Sous prétexte que les Syriens n’ont trouvé que récemment une libre plateforme leur permettant d’exposer leurs similarités et différences, peut-on les traiter comme des mineurs, leur faire reprendre en chœur des slogans, comme des perroquets, et d’exiger qu’ils fassent preuve de bonne conduite, avant d’être enfin considérés comme une alternative valable à un régime génocidaire ?
L’opposition syrienne et certains acteurs de la société civile s’accordent déjà sur les questions fondamentales et s’engagent aussi en faveur d’une transition vers la démocratie, comme ils l’ont écrit et déclaré à plusieurs reprises – transition qui tienne compte de l’intégration et de l’adaptation des institutions publiques actuelles au nouveau système de gouvernement auquel ils aspirent. Il est absurde à ce stade d’en demander plus, et cela ne protègerait pas les Syriens d’une horreur sans répit.
Pour une multitude de raisons, aucune transition n’a encore été approuvée par les autorités en place, non parce qu’il n’existerait pas d’alternative à Assad, et encore moins parce que personne n’est au courant des aspirations de l’opposition.
- Rime Allaf est une écrivaine et analyste politique née en Syrie. Elle a été membre associée du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de la Chatham House de 2004 à 2012. Elle a publié de nombreuses analyses et articles sur la région, la Syrie étant au centre de son domaine d’expertise et continue d’écrire, de s’exprimer et de conseiller sur les affaires syriennes. Elle siège au conseil d’administration de The Day After, une organisation réputée de la société civile syrienne soutenant une transition démocratique en Syrie, grâce à des subventions de plusieurs instituts et gouvernements occidentaux. Elle est également membre du conseil d’administration du Forum économique syrien, un think-tank sur la construction d’une économie forte pour soutenir un État libre, pluraliste et indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Des activistes anonymes de l'opposition syrienne scandent des slogans pendant la session d'ouverture d'une conférence de trois jours à Antalya, destinée à évoquer le changement démocratique et manifester le soutien en faveur de la révolte qui gronde contre le régime du président Bachar al-Assad, le 1er juin 2011 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par [email protected]
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