La « guerre contre la corruption » de la Tunisie a l’air d’un fake
Après des semaines de protestations à travers le pays, le gouvernement tunisien a déclaré à la fin du mois dernier qu’il avait lancé une « guerre contre la corruption ».
Nidaa Tounes et Béji Caïd Essebsi n’en font pas assez pour prouver au public et à la société civile tunisienne qu’il s’agit réellement d’une lutte contre la corruption
La « guerre » a débuté par l’arrestation de plusieurs hommes d’affaires très en vue le 23 mai dernier pour des accusations de corruption. Les investigations à leur encontre ne peuvent qu’être les bienvenues. Cependant, les Tunisiens ont attendu jusqu’au lendemain pour entendre directement de la bouche du Premier ministre Youssef Chahed ce qui se passait exactement.
« Dans la guerre contre la corruption, il n’y a pas de choix. C’est soit la corruption, soit l’État. Soit la corruption, soit la Tunisie », a déclaré Chahed.
« Je veux rassurer tous les Tunisiens sur le fait que le gouvernement veillera à ce que cette guerre contre la corruption soit menée jusqu’au bout. »
Malheureusement, la déclaration de Chahed a été très brève et n’a pas donné de détails supplémentaires. Ceux-ci n’ont été révélés que deux jours plus tard dans une déclaration du ministère de l’Intérieur. Trois principaux points sont à souligner concernant cette déclaration du ministère :
- Premièrement, alors que des fuites dans les médias ont indiqué que c’était une équipe militaire spécialisée qui avait arrêté les hommes d’affaires, c’est le ministère de l’Intérieur, et non le ministère de la Défense, qui a publié le communiqué. De même, Chafik Jerraya, l’un des hommes arrêtés, a comparu le 29 mai devant un tribunal militaire, ce qui indique que son cas est entre les mains de l’armée et non du ministère de l’Intérieur. Jerraya fait face à des accusations particulièrement sérieuses, notamment d’« avoir servi dans une armée étrangère », ce qui, selon certains, pourrait faire référence à ses liens apparents avec des groupes islamistes armés dans l’ouest de la Libye, notamment ceux liés à Abdelhakim Belhaj. Cependant, cette semaine, Belhaj a nié que l’affaire de Jerraya ait quoi que ce soit à voir avec lui.
- Deuxièmement, les accusations portées contre ces hommes d’affaires sont principalement axées sur la sécurité, et pas simplement sur la corruption. L’accent est en outre mis sur la contrebande illégale et le commerce illégal qui ont émergé sous les ailes de Ben Ali et de sa belle-famille – les Trabelsi – et qui ont prospéré au cours de la période post-révolutionnaire.
- Troisièmement, si aucune autre accusation n’est portée contre eux, ce qui jusqu’à présent n’est arrivé qu’à Jerraya, la déclaration indique que leur détention prendra fin début juillet 2017.
Marche avant – mais contre quoi exactement ?
En dépit de ces avertissements, les mesures que le gouvernement semble prendre à l’égard de tout suspect de corruption sont largement soutenues par l’opinion publique tunisienne, qui semble désirer n’importe quelle mesure concrète dans cette lutte.
En définitive, la crainte est que nous allons faire la guerre à l’une des parties prenantes de la corruption et non à la corruption dans son ensemble
À mesure qu’elle progresse, la lutte contre la corruption en Tunisie doit suivre des étapes très élémentaires, notamment les principes de transparence et de primauté des lois et des droits constitutionnels.
Bien que les pots-de-vin aient été monnaie courante sous Zine el-Abidine Ben Ali, il s’en est lui-même pris à des personnes suspectées de corruption, y compris son protégé Kamel Eltaïef, au milieu des années 1990. Mais ce n’était vraiment qu’une petite fraction d’une lutte plus large entre ses différents associés, et Ben Ali a agi uniquement pour redistribuer le butin.
Chahed n’a pas encore fourni de garanties montrant qu’il n’est pas en train de servir simplement les intérêts d’un patron corrompu parmi de nombreux autres. Le comité de confiscation – un organe composé de juges – n’a pas encore publié la liste qui, selon les rapports des médias, donne les noms de plus de 300 personnes soupçonnées de corruption qui devraient être arrêtées.
De plus, de nombreux cas de corruption présentés par diverses parties, qu’elles soient gouvernementales ou civiles, traînent encore, depuis des années, dans les tribunaux tunisiens en attente d’une décision définitive.
En définitive, la crainte est que nous allons faire la guerre à l’une des parties prenantes de la corruption et non à la corruption dans son ensemble. Les dernières actions du gouvernement ont mis l’accent jusqu’ici sur les « contrebandiers » de l’économie informelle, excluant les suspects de corruption qui dominent l’économie formelle.
Aristocratie et rebuts
La classe de la corruption en Tunisie, qui est apparue principalement sous Ben Ali mais a prolongé son hégémonie après la révolution, se divise en deux catégories.
Premièrement, il existe un type de corruption, plus ancien et traditionnel, sophistiqué et bien enraciné dans l’État profond. C’est ce type de corruption qui est impliqué dans la monopolisation des contrats gouvernementaux et des prêts bancaires. L’autre type est une corruption plus récente et moins sophistiquée commise par les kanatariya (contrebandiers, en dialecte tunisien) dans le cadre de l’économie informelle du pays.
J’appellerai la première « aristocratie de la corruption » et la seconde, sa couche de « rebuts », suivant le concept marxiste de Lumpenproletariat (sous-prolétariat).
Cette composition a également une toile de fond régionale, laquelle est bien expliquée dans un rapport de l’International Crisis Group (ICG) publié le mois dernier : « D’un côté, une élite économique établie originaire du Sahel (région côtière de l’Est) et des grands centres urbains, est protégée par et bénéficie des régulations existantes... De l’autre, certains membres d’une nouvelle classe d’entrepreneurs issus des régions marginalisées, en partie confinés au commerce informel ».
Cette analyse a toutefois été récemment critiquée car elle marginalise d’autres facteurs, y compris le rôle corrupteur joué par les institutions financières internationales. Comme l’ont souligné les chercheurs Max Gallien et Mohamed Dhia Hammami dans un article paru dans Jadaliyyah, le rapport de l’ICG « réduit la corruption à ses dimensions juridiques et politiques et ignore ses aspects moraux et économiques ».
D’autres motivations
Nidaa Tounes, le parti dominant au pouvoir, et le président tunisien Béji Caïd Essebsi n’en font pas assez pour prouver au public et à la société civile tunisienne qu’il s’agit réellement d’une lutte contre la corruption.
C’est Nidaa Tounes qui a insisté – et continue de le faire – pour que soit adoptée une loi d’amnistie pour des faits de corruption, appelée « loi de réconciliation », qu’Essebsi a d’abord présentée au parlement en juillet 2015. Sa discussion par l’une des commissions parlementaires a été reportée indéfiniment début mai, puis remise à l’ordre du jour quelques semaines plus tard.
Le gouvernement a brusquement été poussé à agir par la colère publique croissante à son encontre, plus précisément à l’encontre de sa gestion de la corruption. Au cours des dernières semaines, des membres de la société civile tunisienne, de l’opposition et même des segments de la coalition au pouvoir ont annoncé qu’ils étaient totalement opposés à la « loi de réconciliation » ou, à tout le moins, qu’ils en exigeaient des révisions majeures.
La sécurité nationale, le terrorisme et le conflit libyen pourraient en réalité être au cœur de ces arrestations
Cependant, il y a potentiellement une autre raison pour laquelle cette guerre apparente contre la corruption a été lancée, une raison qui implique des conflits politiques au sein de la direction actuelle. En avril, Maghreb Confidentiel a signalé que plusieurs des personnes influentes soupçonnées de corruption, en particulier celles liées au parti au pouvoir, se préparaient à remplacer Chahed par l’un de ses ministres, Fadel Abdelkafi, après le Ramadan.
Un autre article paru dans Jeune Afrique a rapporté qu’une source anonyme « proche du Premier ministre » avait déclaré que l’arrestation des hommes d’affaires était en fait liée à la contrebande d’armes à destination de la Libye, ce qui signifie que la sécurité nationale, le terrorisme et le conflit libyen pourraient en réalité être au cœur de ces arrestations.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les observateurs, la société civile et les partis d’opposition pourraient douter de plus en plus des intentions du gouvernement Chahed.
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Beaucoup considèrent déjà cette dernière campagne comme un moyen de détourner l’attention des troubles sociaux qui agitent de nombreuses régions du pays, en particulier celles qui possèdent des puits de pétrole comme Tataouine. C’est là qu’un jeune manifestant, Anouar Sekrafi, a perdu la vie après avoir été percuté par un véhicule des forces de sécurité alors que des manifestants tenaient un sit-in pacifique au milieu du désert, désormais connu sous le nom de « sit-in d’El Kamour ».
Ces manifestations convergent de plus en plus et donnent lieu à des exigences accrues – y compris la nationalisation des ressources naturelles et la mise en œuvre urgente de la décentralisation – qui sont problématiques pour un gouvernement qui perd de plus en plus de crédibilité et qui doit établir son intégrité aux yeux de l’opinion publique.
Et c’est exactement pour cette raison qu’il a lancé sa soi-disant campagne anti-corruption. Mais sans plus de détails et de garanties, celle-ci continuera d’être recouverte d’un voile de suspicion.
-Tarek Kahlaoui est un ancien conseiller de Moncef Marzouki, le premier président tunisien élu après le Printemps arabe, et l’ancien directeur de l’Institut tunisien des études stratégiques. Il est actuellement professeur adjoint d’histoire et d’art islamiques à l’Université Rutgers dans le New Jersey.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président tunisien Béji Caïd Essebsi regarde les dirigeants de partis politiques signer des documents décrivant la feuille de route pour la formation d’un gouvernement d’union nationale en Tunisie, au palais de Carthage, à environ 15 kilomètres de Tunis, le 13 juillet 2016 (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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