Tunisie : comment les procès des hauts fonctionnaires paralysent l’économie
TUNIS - En Tunisie, la crise économique est à son paroxysme et l’État s’engouffre dans le surendettement non productif.
En l’espace d’une semaine, le parlement tunisien a approuvé deux accords de prêt, un premier de 457,2 millions d’euros avec la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et un deuxième de 500 millions d’euros avec l’Union européenne (UE), pour permettre au gouvernement de faire face à la crise budgétaire.
L’endettement de l’État culmine désormais à un taux alarmant de 75 % du PIB, et rien ne semble infléchir la tendance.
L’endettement de l’État culmine désormais à un taux alarmant de 75 % du PIB, et rien ne semble infléchir la tendance
Les déclarations de Fadhel Abdelkefi, ministre des Finances par intérim, sur l’incapacité de son gouvernement à résoudre les problèmes budgétaires en dehors du recours à l’endettement n’ont fait que conforter les diagnostics les plus inquiétants.
Entretemps, la relance économique – tant attendue après l’afflux des promesses d’investissement du sommet Tunisia 2020 – semble être plombée par un climat des affaires devenu hostile : la corruption semble s’être propagée à l’ensemble des structures de l’État, les PME ont du mal à accéder aux financements et les entrepreneurs, aussi bien locaux qu’étrangers, sont découragés par les retards liés à la bureaucratie administrative.
Le président de la République, Béji Caïd Essebsi, a d’ailleurs évoqué ce problème lors de son allocution au Palais des congrès en mai 2017.
Il a cité l’exemple d’un investisseur étranger qui avait montré sa volonté de réaliser un grand projet capable de créer des dizaines de milliers d’emplois : « Après une période, j’ai demandé des nouvelles de ce monsieur, et on m’a fait savoir qu’il était parti exécuter son projet ailleurs. Quand je lui ai demandé ses raisons, il m’a répondu : "Monsieur le président, nous n’avons pas trouvé le climat favorable aux investissements". Je me suis alors renseigné, et on m’a fait savoir que c’était à cause l’administration, elle faisait des blocages partout. J’ai alors convoqué le ministre de tutelle, et il me l’a confirmé ».
Des milliers de fonctionnaires poursuivis en justice
Cette intervention du président fait suite à la condamnation de quatre anciens ministres du régime Ben Ali pour détournement des services de l’État au profit de l’enrichissement d’un groupe privé.
Au mois de mars 2017, deux procès ont fait grand bruit. Il s’agit de l’affaire du « palais de Sidi Dhrif » où l’ex-ministre de la Défense, Habib Ben Yahia, a été condamné à cinq ans de prison pour avoir autorisé la cession, à un privé, d’un terrain militaire.
Quelques jours plus tard, l’ex-secrétaire d’État à la Jeunesse, Kamel Haj Sassi, l’ex-ministre de l'Équipement, Samira Khayechi et l’ex-ministre du Tourisme, Tijani Haddad, ont écopé de six ans de prison pour avoir mobilisé l’administration publique au profit du clan Ben Ali-Trabelsi dans l’affaire du « gala de Mariah Carey ».
Depuis la chute du régime Ben Ali, des milliers de hauts fonctionnaires ont fait l’objet de poursuites judiciaires
Il est à signaler que depuis la chute du régime Ben Ali, des milliers de hauts fonctionnaires ont fait l’objet de poursuites judiciaires sur la base de l’article 96 du code pénal.
Cet article punit « tout fonctionnaire public ou assimilé […] qui use de sa qualité et de ce fait se procure à lui-même ou procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l'administration ou contrevient aux règlements régissant ces opérations en vue de la réalisation de l'avantage ou de préjudice précités ».
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Si dans son allocution, le président a évoqué le chiffre de 1 500, son chef de cabinet, Slim Azzabi, parle lui de 4 000 fonctionnaires. Attribution clientéliste de marchés publics, délits d’initié, changement de vocation des terrains appartenant à l’État… Le rapport de la Commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption et de malversation (CICM) fait état de centaines d’affaire de corruption.
Et l’implication de l’administration y est systématique, car c’est la validation administrative qui rend exécutoires et légaux les opérations illicites et le détournement des biens publics.
La paralysie administrative et son impact sur la crise économique
Étant donné le nombre important de fonctionnaires occupant des postes décisionnels concernés par ces procès, l’administration, un des principaux rouages de l’économie du pays, est aujourd’hui à l’arrêt.
Le très faible taux de réalisation des investissements publics budgétisés est un indicateur concret de la paralysie qui touche à la fois les décisions administratives et les décisions de financement. Fadhel Abdelkefi, ministre du Développement avait déclaré à ce propos que « l’investissement pourrait évoluer de 10 % si l’administration se débarrassait des obstacles qui l’empêchent de jouer pleinement son rôle ».
La moyenne des échecs des projets de création d’entreprise a augmenté de 50 % après la révolution
Une étude de l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (APII) a révélé que la moyenne des échecs des projets de création d’entreprise a augmenté de 50 % après la révolution, passant de 600 à 900 projets par an sur la période 2011-2015. D’autant plus que 70 % de ces projets d’investissements étaient destinés au développement régional.
Cette paralysie continue d’avoir son lot de répercussions sur l’État, elle a engendré un cercle vicieux qui frappe de plein fouet l’économie tunisienne : perte de compétitivité sur la scène internationale, perte d’attractivité pour les investisseurs, baisse de la création de richesse et hausse du chômage dû à la chute des investissements, hausse de l’endettement, maintien des disparités régionales à l’origine des tensions sociales, etc.
Chantage et lobbying pour l’abandon des poursuites
Suite aux verdicts prononcés à l’encontre des ex-ministres de l’ancien régime, leurs soutiens ont lancé une campagne médiatique pour dénoncer « des procès politiques ».
Leur principal argument étant que les concernés n’ont fait qu’appliquer des ordres, sans toutefois considérer les avantages, matériels ou immatériels éventuellement reçus en contrepartie des services rendus.
Le président de l’amicale des anciens parlementaires, Adel Kaaniche, est allé même jusqu’à remettre en cause l’article 96 du code pénal. Cet ancien président de la commission de législation générale de la chambre des députés, qui n’a jamais réclamé l’amendement de ce texte de loi durant son mandat, demande tout bonnement son retrait aujourd’hui que la justice a condamné des cas types de détournement des services publics.
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Cette mobilisation médiatique a coïncidé avec la remise sur le tapis du projet de loi sur la réconciliation économique.
Si la note de l’Institut Arabe des Chefs d’entreprises (IACE) focalise sur « l’apport de la partie réhabilitation des fonctionnaires de l’État et son impact sur la performance de l’administration », le communiqué de l’association des anciens parlementaires quant à lui trahit une forme de chantage liée à la réticence des cadres de l’administration et des entreprises publiques.
« Toutes les données disponibles laissent apparaître que la baisse de l’efficacité des structures administratives est en relation directe avec les dossiers judiciaires en cours, la diabolisation du personnel des structures concernées à travers les médias et les réseaux sociaux […] signalent que le coût de la non réconciliation au cours des six dernières années se situerait selon des estimations sérieuses, entre six et huit milliards de dinars [deux et trois milliards d’euros], ce qui représente une part importante des emprunts extérieurs contractés au cours de la période ».
C’est suite à ces diverses formes de pression que le projet de loi sur la réconciliation, rebaptisé à l’occasion « projet de loi sur la réconciliation administrative », a fini par être approuvé par la commission de la législation de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Le pouvoir de pression exercé par l’administration tunisienne sur le gouvernement, est décrit avec pertinence par Michaël Ayari, analyste auprès de l’International crisis group (ICG) : « Les agents administratifs qui utilisent la loi pour "bloquer" ou "débloquer" un projet sur le principe du donnant-donnant ont un réel pouvoir : ils ont ainsi tendance à laisser la machine bureaucratique s’enrayer puis la dégrippent lorsqu’ils sont sollicités afin d’en tirer profit, comme nous le montrons dans le rapport »
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