En Tunisie, l’alcool coule à flots mais reste un sujet tabou
TUNIS – Entrer au Billionnaire revient un peu à plonger dans un film des années 1990, sur les clubs new-yorkais branchés et les débuts de scènes comme Ibiza. Rideaux de mousseline blancs, plantes vertes, piscine et canapés, le lieu transpire l’opulence et le confort. Le Billionaire est l’un des seuls bars-restaurants à avoir ouvert après la révolution avec une licence d’alcool.
Malgré la diversité et l’illusion d’un nombre plus élevé de nouveaux lieux – le Carpe Diem, le Yüka, le Wax, Tutu et d’autres encore – les bars les plus branchés de la capitale sont en fait implantés dans des complexes hôteliers déjà en possession de la fameuse licence d’alcool, nécessaire pour pouvoir vendre des boissons alcoolisées en Tunisie.
Ses conditions d’octroi répondent à plusieurs critères. Il faut obtenir l’aval d’une commission de l’office du tourisme, non sans l’approbation du ministère de l’Intérieur dont les décisions, de donner ou non la licence restent arbitraires. Il faut aussi obtenir l’accord des politiques qui gèrent les municipalités, et ont donc leur mot à dire dans l’ouverture d’un débit de boissons ou d’un bar.
En 2016, la Tunisie était classée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) premier pays arabe consommateur d’alcool
Si le monde de la nuit s’épanouit dans la capitale et dans les villes côtières, la libéralisation de l’alcool reste encore taboue. Et le marché noir, lui, bat son plein.
En 2016, la Tunisie était classée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme le premier pays arabe consommateur d’alcool avec 26,2 litres par an et par habitant, soit plus que… l’Italie et la France !
Il n’est pas rare pour les Tunisiens de faire des queues de plusieurs heures dans les supermarchés – dans, mais aussi dehors, car c’est une spécificité tunisienne, les bières se vendent aussi dans des dépôts à l’extérieur des enseignes.
Il faut dire que le rapport des Tunisiens à l’alcool reste ambigu, dans un pays d’identité et de culture musulmanes.
Outrage aux bonnes mœurs
Cette année, à Béja (nord), deux hommes ont été interpellés par la police alors qu’ils consommaient de l’alcool dans une maison, dénoncés par leurs voisins.
Ils ont été arrêtés pour outrage aux bonnes mœurs pour avoir consommé de l’alcool pendant le Ramadan, sur la base des circulaires datant des années 1990, qui stipulent aussi que les Tunisiens ne peuvent pas acheter d’alcool le vendredi, jour de prière, et pendant les fêtes religieuses. La plupart des enseignes ferment d’ailleurs leur rayon dédié à l’alcool ce jour-là.
Mais face à une demande qui augmente d’année en année, le marché noir, en particulier celui de la bière fonctionne à plein régime. Dans la banlieue-Sud de Tunis par exemple, très peu de supermarchés vendent de l’alcool, et un seul restaurant, au sommet d’une montagne, en sert.
Ce qui n’empêche pas les habitants de se procurer de la bière autrement. La bière reste la boisson préférée des Tunisiens, portée par des marques nationales comme Celtia et Berber face au géant Heineken et la Société de fabrication des boissons en Tunisie (SFBT), qui réalise chaque trimestre un chiffre d’affaires en constante augmentation.
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Deux faits d’actualité cette année ont montré les relations tumultueuses entre l’alcool et les Tunisiens.
Le premier en mars 2017, dans la petite ville d’El Jem (aux portes du Sahel), où un homme a été obligé, par la municipalité, de fermer un dépôt de vente d’alcool malgré une autorisation en règle. Des communiqués de partis politiques tels qu’Ennahda, ont parlé de « risques de troubles à l’ordre public ».
Nidaa Toutes a critiqué le fait que l’ouverture du magasin n’aidait pas au développement de la région. Des imams et quelques manifestants, sous couvert de revendication religieuses, ont aussi demandé la fermeture du débit de boissons.
En vérité, les manifestations et échauffourées qui ont eu lieu (avant la fermeture du dépôt) à El Jem seraient liées à une guerre de pouvoir entre contrebandiers et distributeurs légaux. Le recul du gouvernement sur cette affaire alors que l’ouverture du débit de boissons se faisait dans les règles, témoigne de la fragilité du secteur soumis à l’instrumentalisation des mœurs et à des équilibres politiques avec le marché informel.
L’octroi des licences, des deals encore arbitraires
Autre fait important, en juin 2017, l’arrestation de Samir el-Wafi, animateur de télévision, dans une affaire de corruption. L’homme aurait accepté près de 800 000 dinars (280 000 euros) d’une famille voulant ouvrir un magasin de vente d’alcool. L’argent devait, selon la version de la famille, servir à acheter la précieuse licence d’autorisation.
Sauf que dans les faits, cette licence ne s’achète pas. Elle fait l’objet d’une taxe annuelle. La légende urbaine d’une licence d’alcool « à prix exorbitant en Tunisie » est donc fausse. L’argent en question sert plutôt de bakchich (pot-de-vin) pour acheter les différentes personnes en charge de l’octroi de la licence, comme l’expliquent plusieurs sources travaillant dans le secteur à Middle East Eye.
« Avant la baisse de la taxe sur l’alcool fort, le marché noir représentait près de 90 % du marché. Désormais, il ne prend que 15 % »
-Patrick Sebag, propriétaire d’un complexe hôtelier à Gammarth
« Il est vrai que l’alcool est toujours tabou, mais il y a eu quelques avancées. Par exemple, la baisse de la taxe sur l’alcool fort, qui a complètement inversé la donne. Avant la loi, le marché noir représentait près de 90 % du marché. Désormais il ne prend que 15 % », constate Patrick Sebag.
Le propriétaire d’un complexe hôtelier à Gammarth – où il a ouvert, en partenariat avec des jeunes, le Yüka, un beach bar, le club des Jasmins et l’hôtel Ardjan, fait référence à la loi de finances 2016 – qui avait baissé la taxe de consommation sur l’alcool fort et divisé par douze la taxe sur son importation.
« Cela a été un long combat de lobbying et de discussions, pendant près de trois ans, mais nous avons au moins obtenu cet acquis », reconnaît Farouk Belarbi, propriétaire du bar gastronomique Le Comptoir de Tunis, en centre-ville, et du cabaret Le Flambeau d’or. À 38 ans, Farouk a su transformer ce cabaret historique appartenant à son père en un lieu plus moderne, « plus respectable » selon lui.
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« Le monde de la nuit ne cesse de changer en Tunisie et il faut s’y adapter. À la fin des années 1990, les bars étaient vraiment des endroits mal famés, où de vrais bandits venaient régler leurs comptes. Et puis cela a changé en 2006/2007, c’est devenu plus propre, l’ancienne génération a plus ou moins laissé la place », raconte-t-il.
Avec la révolution, de nouveaux lieux branchés, plus hipsters ou concentrés sur la musique électronique, ont explosé. « Nous sommes passés d’une dizaine de bars sous Ben Ali à près de 200 », renchérit Patrick Sebag.
Des cahiers des charges encore désuets
« Ici, c’est un peu un hôtel sans chambres. Vous êtes dans un concept à l’américaine, où vous pouvez passer la journée entre la piscine et les différents restaurants, et faire la fête le soir », décrit Ikbel, responsable de la restauration au Billionnaire.
Bar à cigares, restaurant de sushis, bar bleu, restaurant italien… L’endroit ressemble presque à un complexe touristique et respecte l’un des cahiers des charges les plus stricts : celui qui détermine les bars-spectacles dans des zones touristiques.
Selon les cahiers des charges, il existe quatre types de licence en Tunisie, récapitule Malek Fassatoui, autre gérant de restaurant. « Mais ces cahiers de charges n’ont pas changé depuis 40 ans » ajoute-t-il. On trouve la licence de restaurant, celle de lieu d’animation touristique, celle de bar, et celle de débit de boissons.
À moins de 300 mètres d’une mosquée ou d’une école, interdit d’ouvrir un commerce de vente d’alcool
« Quand les restaurants baissent trop en qualité, on leur enlève des fourchettes [système de notation]. Après une fourchette enlevée, la police touristique leur enlève aussi la licence d’alcool », témoigne-t-il.
Selon lui, très peu de licences, quelles qu’elles soient, ont été octroyées depuis la révolution. Certains cahiers des charges comme celui concernant l’octroi d’une autorisation pour un commerce de vente d’alcool interdit toute ouverture à moins de 300 mètres d’une mosquée ou d’une école (cela concerne aussi les établissements culturels ou sportifs) selon une loi de 2006 édictée par le ministère du Commerce.
L’exception semble pourtant avoir été faite dans le cas de bars du centre-ville, situés non loin de la mosquée el-Fateh.
« Ce sont de vieilles concessions comme certains bars de La Goulette (en banlieue), Le Neptune, L’Amphitrite ou Les Ombrelles, qui ont bénéficié de vieilles licences pour lesquelles on ne sait pas trop quelles ont été les conditions d’octroi », souligne Malek Fassatoui. « Mais il en ressort que l’attribution des licences reste arbitraire, sinon il y en aurait forcément plus. »
« Si je suivais le cahier des charges pour pouvoir répondre aux critères d’un restaurant qui peut vendre de l’alcool, je me retrouverais à construire un aéroport »
-Cédric, ex-restaurateur
Cédric Chelby, un restaurateur de Carthage qui a géré pendant dix ans un établissement d’une trentaine de couverts, n’a jamais pu servir de l’alcool. « En gros, si je suivais le cahier des charges pour pouvoir répondre aux critères d’un restaurant qui peut vendre de l’alcool, je me retrouverais à construire un aéroport », témoigne Cédric qui a fermé son restaurant et s’est reconverti dans la e-santé.
Espace à respecter entre les tables, minimum de nappes et de couverts et autres obligations, ne conviennent plus, selon lui, aux restaurants d’aujourd’hui.
Certains trouvent un échappatoire en se requalifiant « bar » ou « lieu d’animation touristique » pour éviter toutes ces normes. Mais pour les petits restaurants ou les maisons d’hôtes, phénomène très à la mode après la révolution, le vide juridique crée une frustration.
« Je peux théoriquement, selon la loi, servir du vin tunisien et des produits alcoolisés s’ils sont du terroir, mais comme je suis près d’une mosquée, je n’ai pas le droit », confie une gérante de maison d’hôtes dans la Médina de Tunis.
Les jeunes arrivants restent dans un statut précaire
Pour les nouveaux dans le secteur, les pots-de-vin sont un vrai problème.
« On se prend des contrôles d’hygiène parfois quatre fois par mois alors que certains y échappent complètement, surtout les restaurants ! », témoigne à MEE l’un d’eux, responsable d’un bar branché à Gammarth.
Un autre gérant, responsable d’établissements entre Sousse et Tunis depuis trois ans, déclare subir les mêmes pressions dans son établissement de Tunis. Ce que confirme un autre gérant de bar lounge à La Goulette. Les trois personnes ont refusé que leur nom ou celui de leur établissement soit cité. « Nous ne sommes que des exploitants, et non des propriétaires », explique l’un d’eux.
Ces jeunes, animés par des concepts originaux, sont recrutés dans des hôtels ou des complexes touristiques dont la licence d’alcool tombe en désuétude, via des contrats de consultant ou de manager. Ils proposent de relooker le tout, d’amener une nouvelle clientèle et de partager le chiffre d’affaires.
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« Le problème, c’est qu’ils se retrouvent souvent sur la sellette car les patrons d’établissement avec qui ils s’associent ne supportent pas trop de devoir partager sur le long terme, les fruits du succès. Ils se retrouvent sur un siège éjectable alors qu’ils amènent un certain renouveau », relève Patrick Sebag.
Autre particularité de l’octroi des licences : le demandeur de la licence doit rendre son lieu déjà exploitable et ouvert avant l’octroi de la licence. Il peut donc ouvrir parfois durant six mois sans servir d’alcool, en attendant sa licence et en perdant de l’argent sur le loyer et le service.
Les jeunes arrivant dans le milieu, souvent découragés par toutes ces procédures et plus intéressés par l’apport d’un concept et l’argent rapide, préfèrent alors monter des bars à succès et se retirer au bout de deux ans.
Les jeunes arrivant dans le milieu préfèrent monter des bars à succès et se retirer au bout de deux ans
« Moi, dans trois ans, j’arrête tout, j’aime bien faire ça mais ce n’est pas du tout stable », témoigne à MEE l’un des gérants de Sousse. Un autre à La Goulette admet vivre au jour le jour. « On avait déjà lancé le concept du Plug à la Marsa en 2011, puis on a dû fermer à cause des problèmes avec les propriétaires. On peut monter un nouvel établissement, ça peut durer comme ça peut s’effondrer au bout de quelques années », ajoute-t-il.
Reste à savoir si ce nouveau monde de la nuit, qui se fait et se défait chaque année, va réussir à trouver sa place en dépit d’un cadre juridique encore flou sur la consommation d’alcool. À l’approche des municipales, les professionnels du milieu se demandent aussi comment les futurs élus locaux aborderont la question de l’alcool et de sa règlementation dans les débats électoraux. Puisque qu’un maire a aussi un droit de regard sur les débits de boisson et les lieux alcoolisés qui ouvrent dans son quartier.
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