EXCLUSIF : Le prince héritier d’Arabie saoudite veut sortir de la guerre au Yémen
Mohammed ben Salmane, l'héritier du trône saoudien, a confié à deux anciens responsables américains qu'il « veut sortir » de la brutale guerre qu'il a lancée au Yémen il y a deux ans, et ajouté qu'il était « d’accord » avec le fait que Washington coopère avec l'Iran, son ennemi juré, selon une correspondance électronique obtenue par Middle East Eye.
L'homme de 31 ans a confié ses intentions à Martin Indyk, l'ancien ambassadeur des États-Unis en Israël, et Stephen Hadley, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, au moins un mois avant que le royaume saoudien n'accuse le Qatar d’atteinte à sa campagne militaire au Yémen et de collusion avec l'Iran.
« Il s’est montré tout à fait clair […] il veut sortir du Yémen et il est d’accord avec l’idée que les États-Unis coopèrent avec l'Iran »
- Martin Indyk sur Mohammed ben Salmane
Plus de 10 000 Yéménites ont été tués et 40 000 autres blessés depuis le lancement de l’opération « Tempête décisive » contre les Houthis. Le Yémen est, en outre, ravagé par une épidémie de choléra qui a infecté 300 000 personnes jusqu’à présent.
Les deux tiers de la population yéménite – plus de 18 millions de personnes – ont besoin d'aide humanitaire et plus de sept millions souffrent de malnutrition.
Les détails de la rencontre figurent dans une série de courriels entre Martin Indyk et Youssef Otaiba, l'ambassadeur des Émirats arabes unis à Washington, qui ont été obtenus par le groupe de lanceurs d’alertes GlobalLeaks.
Indyk et Otaiba y discutent du « pragmatisme » du prince saoudien et de la façon dont il diffère des positions publiques adoptées par le royaume.
À 10 h 17, le 20 avril 2017, Otaiba écrit : « Parfois, les ministres des Affaires étrangères doivent relever la barre un peu plus haut. Et je pense que MBS [Mohammed ben Salmane] est beaucoup plus pragmatique que les positions publiques saoudiennes que nous entendons ».
Environ 27 minutes plus tard, Indyk répond : « Je suis d'accord avec ça. Il s’est montré tout à fait clair avec Steve Hadley et moi-même, il veut sortir du Yémen et il est d’accord avec l’idée que les États-Unis coopèrent avec l'Iran tant que cela est coordonné à l'avance et que les objectifs sont clairs ».
Otaiba poursuit : « Je ne pense pas que nous verrons un jour un leader plus pragmatique que lui dans ce pays. C'est pourquoi il est si important de coopérer avec eux, cela produira les résultats les plus grands que nous ne pourrons jamais obtenir de l'Arabie saoudite ».« Nous faisons de notre mieux pour y arriver », déclare Indyk, lequel est connu pour une carrière passée à défendre les politiques pro-israéliennes.
Des courriels couvrant plusieurs années montrent par ailleurs toute l’estime que semble entretenir Otaiba pour Indyk, qui s'est tourné vers lui pour organiser une réunion avec le prince héritier d'Abou Dabi, Mohammed ben Zayed, en novembre 2013, afin de « lui donner des informations détaillées sur les cousins » – une référence à Israël.
Hadi dans les cordes
Les doutes de ben Salmane concernant « Tempête décisive » ébranlent davantage la position du président yéménite en exil, Abd Rabbo Mansour Hadi, au nom duquel la campagne militaire saoudienne a été lancée.
Comme l’a signalé MEE, Hadi s’est brouillé avec ben Zayed, lequel soutient les forces yéménites rivales qui contrôlent l’aéroport d’Aden. Hadi, qui se trouve actuellement à Riyad, a accusé ben Zayed d’agir au Yémen comme un occupant.
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Les emails d’Otaiba révèlent également qu’en avril 2015, les Émirats arabes unis considéraient l’ancien dictateur yéménite, Ali Abdallah Saleh, uniquement comme un « élément subversif » dans le conflit au Yémen, par opposition aux Houthis, publiquement désignés comme une « menace stratégique ».
Ceci est ressorti dans un échange privé d’emails avec l’ancien directeur-adjoint de la CIA, Michael Morell, dans lequel est évoqué un partage récent de renseignements entre le ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, Anwar Gargash, et Barbara Leaf, l’ambassadrice des États-Unis aux Émirats arabes unis.
Lors d’une réunion avec Leaf, Gargash a déclaré que leur objectif était de faire en sorte que Saleh cesse de soutenir les Houthis et d’encourager les divisions au sein de son parti, le Congrès général du peuple (CGP).
Selon un résumé du compte-rendu de la réunion, Gargash « a souligné l’importance de différencier les Houthis, qui constituent une menace stratégique, de Saleh qui est essentiellement un “élément subversif” et ne représente pas une menace stratégique ».
Anwar Gargash a souligné « l’importance de tenir Saleh à l’écart des Houthis pour commencer, avant de soutenir les divisions au sein du parti CGP et Saleh ».
Barbara Leaf a indiqué que Saleh avait « tenté désespérément de parler aux États-Unis et de commencer à négocier », mais que les États-Unis n’avaient aucune confiance en lui et estimaient qu’il n’était pas fiable.
« Elle s’est en outre renseignée sur l’argent de Saleh aux Émirats arabes unis, notant que lors de sa dernière rencontre avec [le responsable de la sécurité] Ali ben Hamad al-Shamsi, on lui avait dit que son fils était encore… aux Émirats arabes unis et qu’il n’était pas autorisé à partir pour le Yémen. »
L’ambition démesurée de la petite Sparte
Dans sa correspondance privée, Youssef Otaiba est clair sur les ambitions de son pays de diriger la région et sur les divergences qui apparaissent au sein du Conseil de coopération du Golfe.
Dans un échange d’emails avec Elliot Abrams, un ancien responsable américain réputé pour ses opinions néoconservatrices sur Israël, l’ambassadeur émirati n’objecte pas lorsqu’Abrams écrit : « Mon dieu, la nouvelle hégémonie ! L’impérialisme émirati ! Et bien, si les États-Unis ne le font pas, quelqu’un doit veiller à la bonne marche des choses pendant un certain temps. »
Otaiba lui répond : « Oui, quel culot nous avons ! En toute franchise, ce n’était pas vraiment un choix. Nous avons pris les choses en main seulement après que votre pays a choisi de passer la main. »
Abrams se plaint qu’il est « dommage que vous n’obteniez pas l’aide que vous méritez » de la part des États-Unis, du Qatar et de l’Arabie saoudite. Otaiba ajoute : « Ou d’Oman et de la Turquie ».
Otaiba est toutefois parfaitement clair sur qui tient les rênes, selon lui, dans la relation entre les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Il écrit à Abrams : « Je pense qu’à long terme, nous pourrions avoir une bonne influence sur l’Arabie saoudite, du moins sur certaines personnes là-bas. »
Otaiba confie ensuite : « Notre relation avec eux repose sur une profondeur stratégique, des intérêts partagés et, surtout, l’espoir de pouvoir les influencer. Pas l’inverse ».
Martin Indyk a été contacté au sujet de ses emails avec Otaiba, mais s’est refusé à tout commentaire.
Youssef Otaiba n’a pas non plus répondu aux sollicitations de MEE. Stephen Hadley a déclaré pour sa part : « Je ne peux pas commenter une conversation privée. »
Traduit de l’anglais (original).
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