Pour l’émir d’AQMI, la France « est une ennemie historique de l’islam »
ALGER - Il ne s’était pas exprimé depuis des années. Son isolement dans les maquis de Kabylie (région montagneuse du nord de l’Algérie) au profit de l’émirat du Sahara, les pertes en combattants infligées par l’armée algérienne, puis les défections au plus niveau de son organisation en faveur du groupe État islamique (EI) ont considérablement amoindri sa force de frappe.
Abdelmalek Droukdel, l’émir d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), une des figures de l’islamisme armé en Algérie et en Afrique du Nord – il a aujourd’hui 47 ans et fait figure de vétéran – sort de son silence dans un entretien-fleuve à Inspire, la revue de propagande d’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA).
Il explique que « le djihad au Maghreb islamique se poursuit sans problème » en dépit de l’alliance « entre les pays infidèles [États-Unis, pays européens] et leurs clients », les « régimes apostats » d’Afrique du Nord. « Parfois, nous prenons l’initiative, parfois ils prennent le dessus. Mais nous ne doutons pas que le destin de notre ennemi est de décliner. »
« Le front algérien manque de soutiens à l’intérieur et à l’extérieur »
Selon lui, le nombre de combattants dans la région (Tunisie, Libye, Sahara-Sahel) est en augmentation sauf « sur le front algérien qui s’est enlisé dans un long conflit » et qui selon lui, souffre « d’un manque de soutiens à l’intérieur et à l’extérieur ».
Au Sahel, AQMI ou les groupes qui lui sont affiliés parviennent encore à organiser des attaques d’envergure, comme celle menée le 13 août à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, dans laquelle dix-huit personnes ont été tuées, ou celles menées le 15 août contre la mission de l’ONU au Mali, qui ont coûté la vie à neuf personnes. Un rapport d’experts de l’ONU a d’ailleurs récemment souligné qu’al-Qaïda représentait toujours « une menace significative » au Sahel.
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Face à la dégradation de la situation dans la région, cinq pays du Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad) tentent de mettre sur pieds une force conjointe de 5 000 hommes, soutenue par les Occidentaux, en particulier la France qui a engagé 4 000 soldats dans l’opération Barkhane au Mali. Mais sur les 450 millions d’euros jugés nécessaires, seuls 50 millions ont été promis.
Dans l’entretien, Abdelmalek Droukdel explique toutefois que « la force matérielle » n’est pas « le seul facteur déterminant » dans une guerre. « L’histoire de la révolution algérienne en témoigne », explique-t-il en rappelant qu’au moment de la guerre d’indépendance, la France était militairement « au sommet de sa force » et que cela ne l’a pas empêchée de perdre.
France et États-Unis interdépendants
L’émir d’AQMI s’en prend, à ce sujet, à ce qu’il appelle « les régimes marionnettes faisant la guerre aux moudjahidine [combattants] par procuration pour l’Occident » mais qui « se sont montrés incapables d’assurer la victoire qu’ils avaient promis à leurs maîtres ».
« Dans sa ‘’guerre contre le terrorisme’’, l’Amérique essaie de trouver des marionnettes adéquates pour veiller à ses intérêts dans la région via AFRICOM [commandement unifiant les activités militaires américaines en Afrique] », affirme-t-il, pendant que la France « continue à considérer l’Afrique comme son arrière-cour, certaines régions et leurs ressources naturelles faisant partie de ses objectifs de sécurité nationale, à l’instar des mines d’uranium au Niger. »
Selon lui, les États-Unis et la France sont interdépendants. « La France est redevable aux États-Unis de l’avoir libérée de l’occupation de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Encore aujourd’hui, la France a besoin de la protection américaine. Cette fois-ci, ce n’est pas par peur de l’Allemagne nazie, mais de la vague croissante de djihad sur la rive opposée de la Méditerranée, et du ‘’terrorisme’’ qui menace ses intérêts dans son arrière-cour, l’Afrique. »
Si la France est aussi « une indispensable alliée » des États-Unis, c’est « parce qu’elle connaît bien les musulmans, l’islam » et que « son expérience dans ses anciennes colonies est une connaissance précieuse pour l’Amérique ».
« C’est bien connu, la France est obsédée par sa culture et sa langue »
Pour l’émir, les deux pays se sont « répartis les rôles au Maghreb islamique », l’Amérique contrôlant la plupart des ressources en pétrole et en gaz via ses multinationales, pendant que la France tient l’éducation, la culture et l’administration.
« C’est bien connu, la France est obsédée par sa culture et sa langue, c’est la raison pour laquelle nous la voyons distribuer des récompenses aux personnalités littéraires francophones et le patronage français dans l’Organisation internationale de la francophonie [OIF] est la meilleure preuve de cela », insiste-t-il.
Face à ce constat, la stratégie d’AQMI pour « démanteler de telles alliances » consiste à « cibler leurs intérêts vitaux et communs » par les techniques de « la guerre asymétrique » utilisant notamment les kamikazes « pour que l’ennemi ne se sente en sécurité nulle part dans le monde ».
La France, son passé colonial
Pour autant, l’émir prévient les combattants : la coopération entre les deux pays « continuera à moins qu’un choc majeur pousse le système vers un éclatement progressif jusqu’au chaos complet ». « Nous attendons qu’un désastre les frappe, qu’il arrive par une intervention divine ou par nos propres mains », souligne Droukdel.
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Il s’attarde également sur la relation entre la France et l’islam, qu’il lie à son passé colonial.
« L’occupation des régions arabes par la France a été une des formes les plus malfaisantes d’occupation. La France ne s’est pas contentée de s’approprier les terres des musulmans et de saisir leurs propriétés, de piller leurs richesses, de les déplacer sur des terres arides pour que les colons puissent s’installer, s’attribuant les plus fertiles des terres agricoles pour mieux encourager la colonisation… », énumère-t-il.
« La France est venue pour effacer l’identité des musulmans, leur voler leur passé, leur histoire, leur héritage intellectuel »
« Les crimes de la France ne se sont pas arrêtés là. La France est venue pour effacer l’identité des musulmans, leur voler leur passé, leur histoire, leur héritage intellectuel, changer leur religion, leur langue, leur culture. En résumé, la France a détruit la structure sociale des communautés qu’elle a colonisées. »
Pour toutes ces raisons, la France est selon lui « une ennemie historique de l’islam », et 50 ans après la décolonisation, « il est devenu clair que l’indépendance était un mythe. »
Les révolutions arabes et l’EI
Une partie de l’entretien est également consacrée aux révoltes arabes de 2011. « Un État islamique ne se fera pas en utilisant les outils empruntés aux infidèles : les élections, les rassemblements, les grèves… L’État islamique ne peut être créé que par la hijra [migration], le djihad et les grands sacrifices », explique-t-il. « Même les révolutions arabes – en réalité une voie intermédiaire entre la démocratie et le djihad – ont prouvé qu’elles étaient un instrument insuffisant pour rendre sa gloire à l’islam.»
La communauté musulmane devrait, selon lui, « renoncer à avoir de bons rapports » avec le système en place et « à travailler dans le cadre fixé par ses ennemis pour s’assurer que la communauté reste dans l’orbite du système. De la même manière, elle doit s’abstenir de participer à leurs jeux démocratiques parce que la religion est une affaire sérieuse. »
L’émir d’AQMI aborde également la concurrence de l’EI en faisant un parallèle entre l’organisation d’Abou Bakr al-Baghdadi et le Groupe islamique armé (GIA), à l’origine de nombreux massacres de civils dans les années 1990 en Algérie.
Il évoque le groupe en parlant de « l’extrémisme qui mène à l’excommunication » comme d’une « maladie du djihad ».
« Les musulmans en Algérie savent qu’il y avait essentiellement deux acteurs derrière les atrocités commises au nom du djihad : les services de renseignement algérien et le GIA qui ont commis des massacres contre des Algériens ordinaires et des purges massives dans les rangs des moudjahidine. En un laps de temps très court, l’image du djihad s’est gravement pervertie. »
« Nous avons vu, en Irak et en Syrie, certains groupes marcher progressivement dans les pas du GIA. Si ces groupes ne corrigent pas leurs erreurs, ne contiennent pas leurs éléments imprudents et extrémistes, cela les conduira à un échec retentissant et à un déclin imminent », prévient-il.
Si l’Algérie est restée, selon lui, « un des théâtres les moins touchés par l’EI », c’est parce que « presque personne n’a répondu à leur appel [de l’EI] à l’exception d’un groupe à la marge, composé essentiellement de nouvelles recrues avec peu de connaissances et d’expérience, mais émotifs et impulsifs. La plupart des combattants d’AQMI et ses cadres sont restés loyaux parce qu’ils connaissaient les conséquences de cette fitna [division]. »
Dans les faits, plusieurs groupes en Algérie se sont revendiqués de l’EI, notamment la katiba Jund al-Khilafa (Les Soldats du Califat), responsable de l’enlèvement et de l’assassinat de l’otage français Hervé Gourdel en septembre 2014. En 2015, deux Algériens, Abou Hafs al-Djazaïri et Abou al-Bara al-Djazaïri, avaient juré à l’armée et au gouvernement algériens « une guerre de long terme sur leur route vers l’Andalousie ». Décimés par l’armée, ces groupes sont aujourd’hui désorganisés et très affaiblis, et leurs cellules de recrutement sont régulièrement démantelées.
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