L’Iran tente de tirer profit de la crise des Rohingyas en Birmanie
Le guide suprême iranien, l’ayatollah seyyed Ali Khamenei, a fait une déclaration remarquablement forte au sujet de la crise des Rohingyas en Birmanie cette semaine, sermonnant les gouvernements « hypocrites » (vraisemblablement occidentaux) pour faire deux poids, deux mesures en matière de droits de l’homme.
S’adressant à un rassemblement d’étudiants cléricaux, Khamenei a appelé mardi les pays musulmans à exercer une pression sur le gouvernement birman, lequel, selon Khamenei, est dirigé par une « femme impitoyable ».
La « victoire » de l’Iran dans le conflit syrien et sa montée en puissance apparente dans d’autres poudrières régionales, notamment au Yémen, se sont faites au prix d’un ternissement considérable de sa réputation
Mais, point crucial, Khamenei n’est pas allé jusqu’à soutenir une action militaire, un camouflet implicite à l’adresse de Mohsen Rezai, ancien commandant du corps des Gardiens de la révolution islamique (GRI) dans les années 1980 et 1990, qui a proposé la création d’une coalition militaire islamique pour aider les Rohingyas en détresse.
À travers cette intervention rhétorique stridente, Khamenei semble signaler un changement dans la politique étrangère de la République islamique en mettant fortement l’accent sur les thèmes panislamiques. Il convient de noter que dans son discours, Khamenei a proclamé que la République islamique devait s’opposer à « l’oppression » partout dans le monde.
Cependant, il s’agit d’un changement rhétorique conçu avant tout pour surmonter les divisions confessionnelles engendrées par la guerre syrienne et d’autres conflits régionaux. En ce qui concerne les fondamentaux de la politique étrangère, la République islamique restera concentrée sur les questions régionales liées à l’intérêt national iranien.
Leadership panislamique
La Constitution iranienne post-1979 engage l’État à rechercher l’unité islamique et la défense des peuples « opprimés » de par le monde, en particulier les musulmans. Par conséquent, la déclaration de Khamenei sur les musulmans rohingyas opprimés en Birmanie est entièrement conforme à l’esprit et à la substance de la constitution iranienne.
Pourtant, les politiques iraniennes réelles au cours des quatre dernières décennies ont été beaucoup plus nuancées. Dès sa fondation, la République islamique a identifié l’occupation israélienne des terres palestiniennes comme le principal problème du monde musulman et n’a pas cessé de soutenir un large éventail de groupes palestiniens, en plus des mouvements anti-israéliens en général.
Contrairement à la Tchétchénie, accorder un soutien important à une population musulmane « opprimée » coïncidait dans ce cas avec les intérêts de l’Iran, à savoir développer son influence en Europe
Mais alors que la lutte contre Israël à un niveau pratique coïncide avec les intérêts nationaux iraniens dans la région, d’autres causes panislamiques – sans doute d’une importance moindre que la longue occupation israélienne des terres palestiniennes – coïncident moins avec le discours de sécurité nationale iranien.
Par exemple, en ce qui concerne les deux conflits dévastateurs qui ont eu lieu dans la République russe de Tchétchénie dans les années 1990, l’Iran n’est non seulement pas intervenu au nom des musulmans de Tchétchénie, mais il a également décrit le conflit comme un problème « interne » à la Fédération de Russie.
En revanche, l’Iran est intervenu de manière décisive dans le conflit bosniaque dans les années 1990, et en a ensuite récolté les fruits en établissant une forte influence dans les Balkans, à proximité du cœur de l’Europe. Contrairement à la Tchétchénie, accorder un soutien important à une population musulmane « opprimée » coïncidait dans ce cas avec les intérêts de l’Iran, à savoir développer son influence en Europe.
Une autre cause islamique internationale significative et hautement symbolique est centrée sur le Cachemire administré par l’Inde. Là aussi, l’approche de l’Iran a été décidément prudente et façonnée essentiellement par les exigences de l’intérêt national, en l’occurrence la nécessité de créer un équilibre entre l’Inde et le Pakistan.
Il était donc très symbolique et, en effet, surprenant que, fin juin, l’ayatollah Khamenei ait semblé mettre sur un pied d’égalité les protestations en cours dans le Cachemire administré par l’Inde et les conflits au Yémen et à Bahreïn, risquant ainsi un retour de flamme diplomatique de la part de l’Inde.
Il semble y avoir ici un modèle qui veut que les dirigeants iraniens adoptent des positions fortes sur des questions panislamiques dans lesquelles l’Iran n’est pas directement impliqué et qui, par extension, ont peu d’impact sur les intérêts nationaux iraniens. Ce glissement de rhétorique est une indication claire de la confiance croissante de l’Iran sur la scène mondiale et de son désir de se réaffirmer en tant que leader dans le monde musulman.
Au-delà du confessionnalisme
Outre la réponse des dirigeants iraniens, la crise des Rohingyas a suscité de fortes réactions à travers l’ensemble du spectre politique iranien. Les commentateurs iraniens se sont concentrés sur les « double standards » occidentaux concernant les discours sur les droits de l’homme et la responsabilité de « protéger » en droit international.
De surcroît, les partis politiques iraniens se sont mobilisés sur ce sujet, notamment en écrivant aux Nations unies pour se plaindre du « silence » de la communauté internationale devant les abus commis par les forces armées birmanes et certains groupes bouddhistes militants.
En tendant la main aux musulmans « opprimés » sur la scène mondiale, l’Iran indique clairement qu’il a un rôle potentiellement égal, si ce n’est supérieur, à l’Arabie saoudite à cet égard
La résonance de la crise des Rohingyas de Birmanie auprès de l’establishment politique et des groupes de la société civile iraniens donne de la crédibilité aux efforts des dirigeants pour faire valoir des positions claires sur ces questions et d’autres problèmes similaires.
Cette approche est conforme à l’intérêt national iranien dans la mesure où la République islamique a besoin de reconstruire sa réputation suite à la guerre par procuration exténuante en Syrie. Maintenant que le conflit syrien semble être en passe de se conclure par la proclamation de la « victoire » des alliés iraniens, la République islamique peut commencer à élaborer une stratégie de gestion de sa réputation post-conflit.
Autre considération : la rivalité en cours entre l’Iran et l’Arabie saoudite concernant la direction spirituelle et idéologique du monde musulman. Alors que l’Iran est en train de remporter le conflit régional contre l’Arabie saoudite, comme l’indique l’apparente incapacité de cette dernière à freiner l’élan stratégique de l’Iran, la situation est différente au-delà de la région.
En tendant la main aux musulmans « opprimés » sur la scène mondiale, l’Iran indique clairement qu’il a un rôle potentiellement égal, si ce n’est supérieur, à l’Arabie saoudite à cet égard.
La « victoire » de l’Iran dans le conflit syrien et sa montée en puissance apparente dans d’autres poudrières régionales, notamment au Yémen, se sont faites au prix d’un ternissement considérable de sa réputation, dans la mesure où la République islamique a été clairement positionnée dans les lignes de faille confessionnelles de la région. Ceci n’est pas seulement contraire aux intérêts nationaux iraniens, cela menace de fait la sécurité nationale iranienne en attisant les tensions confessionnelles à l’intérieur du pays.
Promouvoir l’unité islamique à un niveau rhétorique est un moyen relativement peu coûteux de gérer sa réputation. Cela est également utile pour mobiliser le service diplomatique du pays face au défi perpétuel représenté par l’Arabie saoudite.
- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique iranienne. Il dirige le groupe de recherche Dysart Consulting.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Iraniens participent à une manifestation contre la violence en Birmanie après la prière hebdomadaire du vendredi à Téhéran le 8 septembre 2017 (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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