La lutte antiterrorisme en France, ou la politique du pompier pyromane
Une nouvelle loi antiterrorisme est entrée en vigueur début novembre 2017 en France, alors que le pays sortait de l’état d’urgence décrété par François Hollande en réponse aux attentats du 13 novembre 2015 qui avaient tué plus de cent personnes à Paris. De l’aveu de tous, cette loi, adoptée avec une large majorité parlementaire courant octobre, vise à faire inscrire dans le droit commun des mesures jusque-là confinées à l’état d’urgence : par exemple, la fermeture de lieux de culte, les assignations à résidence et autres perquisitions sont désormais du recours de la préfecture de police et ne nécessitent plus l’aval d’un juge.
Il n’est donc pas exagéré d’affirmer, comme le font des experts de l’ONU, que cette loi établit de fait un état d’urgence permanent et restreint fortement les libertés démocratiques et individuelles.
Ce qui est avéré historiquement est le renforcement des tendances autoritaires des États sous couvert de lutte antiterroriste
Le député de La France insoumise Adrien Quatennens, qui a voté contre la loi, déplore le « seizième projet de loi contre le terrorisme depuis 1986, le quatrième en deux ans ». En effet, cette loi ne fait que renforcer et pérenniser la réponse sécuritaire de la classe dirigeante française face à la menace d’attentats terroristes.
Cette réponse est-elle au moins efficace pour lutter contre le terrorisme ? Si l'on en croit le ministre de l'intérieur Gérard Collomb qui s'exprimait en septembre dernier, onze attentats auraient été déjoués en 2017. Mais la nature même des attentats terroristes limite la portée des mesures sécuritaires ; on a vu les ravages qu'un homme et son camion pouvaient causer sur la promenade des Anglais à Nice.
Historiquement, les réponses sécuritaires aux attaques terroristes ont échoué ; elles n'ont pas sauvé la vie du tsar de Russie Alexandre II visé par les narodniks, et n'ont pas sauvé l'Irak, où Daech est né des cendres encore brûlantes des batailles des forces américaines contre al-Qaïda.
Par contre, ce qui est avéré historiquement est le renforcement des tendances autoritaires des États sous couvert de lutte antiterroriste.
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La France ne fait pas exception à la règle : les premières victimes notoires de l’état d’urgence furent… les militants écologistes, qui se sont vus assignés à résidence et interdits de manifester durant le sommet de la COP21 qui se tenait à Paris une dizaine de jours après les attentats de 2015.
Ce n’était qu’un avant-goût de la répression inouïe qui a visé le mouvement contre la loi El-Khomri en 2016, où la police déchaînée avait accueilli les manifestants avec une violence rarement vue dans un pays soi-disant démocratique. Au point qu’Amnesty International, après un an d’enquête dans la France de l’état d’urgence, affirmait sans équivoque que le « droit de manifester y était menacé ».
Alternative au tout-sécuritaire ?
Comme alternative à la réponse autoritaire, Gregory Shupak propose, sur ce site, des mesures tout à fait raisonnables, qui constitueraient sans doute un point de départ pour résoudre, une bonne fois pour toutes, le problème du terrorisme. Ces mesures se résument, en gros, à l’arrêt des guerres et au désengagement militaire des pays occidentaux dans les zones de conflit, la promotion du développement économique des pays du tiers-monde et la lutte contre les inégalités économiques et le racisme dans les pays occidentaux.
S’attaquer au racisme, aux inégalités sociales en France et arrêter les guerres et l’exploitation économique des pays du tiers-monde reviendraient à nier les intérêts vitaux de la classe dirigeante française
Mais la classe dirigeante française est-elle prête à adopter de telles mesures qui porteraient atteinte à ses intérêts vitaux ? La réponse est dans la question.
Évidemment, les dirigeants politiques ne vont pas explicitement avouer que les intérêts économiques et impérialistes du capitalisme français les empêchent de prendre les mesures nécessaires pour véritablement éradiquer la menace terroriste. Le procédé est autrement plus raffiné, et fait appel à tout l’arsenal idéologique républicain.
En effet, pour ne pas avoir à se regarder dans un miroir, les classes dirigeantes ont tendance à « externaliser » la menace terroriste, à décréter que c’est la « nation » en tant que telle qui est visée. On se souvient de George Bush et de son fameux « ils [les terroristes] nous détestent pour notre liberté », une semaine après les attentats du 11 septembre 2001.
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Près de quinze ans après, François Hollande, dans un rare moment d’habileté politique, recycla le procédé après les attentats contre Charlie Hebdo ; il décréta l’union sacrée de la patrie, déclara la France en guerre et organisa une immense marche « républicaine » à laquelle la quasi-totalité des organisations politiques et sociales participèrent.
Daech, avec sa glorification de la violence, son nihilisme universel apocalyptique, fait figure d’ennemi parfait pour la France, pays que la classe dirigeante et ses serviteurs intellectuels présentent comme l’incarnation de l’universel des Lumières et de la liberté.
On voit donc que les dirigeants réagissent aux attaques terroristes en renforçant explicitement les sentiments nationalistes, le racisme et l’islamophobie
La proposition de déchéance de nationalité pour les auteurs d’attentats, volée à l’extrême droite, allait dans ce sens : pas besoin d’être criminologue pour douter de la force dissuasive qu’une telle mesure pourrait exercer sur des aspirants kamikazes. C’est la symbolique idéologique qui est importante : les terroristes ne peuvent pas être français, le terrorisme n’a rien à voir avec la France, le terrorisme attaque la France en tant que telle.
Manuel Valls est plus explicite, déclarant aux musulmans qu’il pourrait ne plus garantir leur liberté de culte. Quant à Jean-Pierre Chevènement, sorti du musée à l’occasion de sa nomination à la présidence de la Fondation de l’islam de France (!), il leur prodigue des conseils bienveillants : faites-vous discrets !
On voit donc que les dirigeants réagissent aux attaques terroristes en renforçant explicitement les sentiments nationalistes, le racisme et l’islamophobie. Cette idéologie républicaine ne se contente pas de servir d’écran de fumée pour détourner des causes réelles du terrorisme, elle permet aussi, comme par le passé colonial, de justifier les escapades militaires de la France.
La guerre à l’international
En effet, l’autre volet de la réaction anti-terroriste, c’est la guerre à l’international. Alors qu’elle avait déjà bombardé Daech avant les attentats du 13 novembre, l’armée française s’engage de plus belle dans la campagne aérienne contre les positions de l’EI en Syrie et en Irak. La lutte antiterroriste avait également servi de prétexte à l’intervention française au Mali, qui dure depuis 2013.
Ces interventions, en plus de tuer des civils, de semer le chaos et la destruction dont se nourrit le terrorisme, permettent à la classe dirigeante française de poursuivre, sur le long terme, ses intérêts économiques
Ces interventions, en plus de tuer des civils, de semer le chaos et la destruction dont se nourrit le terrorisme, permettent à la classe dirigeante française de poursuivre, sur le long terme, ses intérêts économiques. En effet, le chercheur Claude Serfati affirme « qu’il n’y a aucun pays développé où l’ingérence militaire et l’influence économique sont aussi liées qu’elles ne le sont dans les relations de la France avec l’Afrique subsaharienne. »
Il ne s’agit pas ici de donner la moindre crédibilité aux théories du complot : la « menace terroriste » est réelle, mais elle est en partie l’une des conséquences des politiques économiques, sociales et militaires de la France et d’autres pays. Simplement, le fait est que la réponse française apporte de l’eau au moulin du terrorisme.
Comment pourrait-il en être autrement ?
S’attaquer au racisme, aux inégalités sociales en France et arrêter les guerres et l’exploitation économique des pays du tiers-monde reviendraient à nier les intérêts vitaux de la classe dirigeante française. Cette dernière se replie donc sur la solution sécuritaire, en profite pour mater toute opposition sérieuse à ses politiques sociales mais aussi pour lancer de nouvelles guerres à l’international, réaffirmant sa stature militaire et donc son « droit » à l’influence économique hors de ses frontières.
On parle ici de « classe dirigeante », car les Sarkozy, Hollande ou Macron se suivent et se ressemblent, gardiens des intérêts fondamentaux de la bourgeoisie et de l’État français. Comme le dit un vieil adage, les gouvernements passent, la police reste ; mais aussi l'armée, les grandes entreprises, leurs comptoirs coloniaux et la machine bureaucratique de l’État, le tout couvert de l'éternel manteau républicain.
Dans un discours prononcé ce mardi à Tourcoing, où il reprend le refrain classique de début de mandat sur les banlieues, Emmanuel Macron reconnaît que la « fermeture des écoles et la suppression des aides » dans les banlieues populaires, qu’il assimile à une « démission de la République », ont encouragé ce qu’il appelle la « radicalisation ». En guise de solution, il ne propose pas de rouvrir les écoles (au contraire, sa mesure de suppression des contrats aidés menace un grand nombre d’entre elles), mais promet de l’autoritarisme assumé ; c’est donc par le bâton de policier que la République « reprendra » les banlieues. Rien de nouveau pour les habitants de ces quartiers, qui connaissent mieux que quiconque la BAC républicaine.
Ainsi, quitte à jouer aux pompiers pyromanes, les dirigeants élus sont condamnés (et ils le font souvent avec enthousiasme) à poursuivre des politiques qui, au final, ont pour effet de nourrir ce qu’ils dénoncent.
Comme l’affirme Gregory Shupak, une véritable solution au problème du terrorisme demanderait « d’énormes changements politiques », mais aussi une tout autre manière de concevoir les rapports économiques et sociaux.
- Jad Bouharoun est un militant socialiste et écrivain libanais.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des soldats français montent la garde devant l’Arc de Triomphe à Paris après qu’un policier a été abattu et deux autres blessés sur les Champs-Élysées dans une attaque revendiquée par l’EI le 20 avril 2017, à trois jours du premier tour de l’élection présidentielle française (AFP).
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