Les autres victimes du coup d’État : des innocents emprisonnés pour avoir utilisé une application
ISTANBUL, Turquie – À 27 ans, l’avenir s’annonçait prometteur pour Ahmet. Il allait bientôt épouser sa petite amie. Psychologue de formation, il venait de changer d’emploi et de prendre un poste d’enseignant en école primaire, moins rémunéré mais plus enrichissant sur le plan personnel.
Sa vie est ensuite devenue un véritable enfer sur terre, un enfer qui a commencé en octobre 2016 et qui a duré jusqu’au 29 décembre dernier, avec notamment 87 jours d’emprisonnement dans des conditions difficiles.
Les autorités turques avaient décidé que toute connexion à Bylock, une obscure application de messagerie téléphonique, était une preuve suffisante que l’utilisateur était un güleniste. Selon les autorités, les gülenistes utilisaient Bylock, puis une autre application appelée Eagle, pour communiquer.
« Je ne pardonnerai jamais au gouvernement ce qu’il m’a fait. Je n’avais rien à voir avec FETÖ et ils ont détruit ma vie »
– Ahmet, enseignant en école primaire
Les gülenistes sont des disciples et des partisans de Fethullah Gülen, un prédicateur turc basé aux États-Unis qui est accusé par Ankara d’avoir orchestré la tentative manquée de coup d’État de juillet 2016.
Allié fidèle du parti au pouvoir, Gülen en est devenu l’ennemi juré en l’espace d’une année en 2013.
Ahmet a été l’un des milliers de citoyens turcs arrêtés en raison de liens avec Bylock. Ses protestations d’innocence sont tombées dans l’oreille de sourds.
Ce n’est qu’au cours de la dernière semaine de 2017 que le procureur en chef d’Ankara a reconnu que 11 480 personnes avaient été injustement emprisonnées pour des liens présumés avec Bylock. Une application appelée Mor Beyin a été utilisée pour détourner délibérément les utilisateurs de huit applications – principalement des applications à caractère islamique – vers des serveurs Bylock.
Dans un discours prononcé le 10 janvier, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a rejeté la faute sur les gülenistes, dont l’organisation est désignée par les autorités sous le nom d’« Organisation terroriste fethullahiste » (FETÖ).
« L’organisation n’a pas hésité à employer une tactique qui a jeté plus de 11 000 innocents dans le feu. Ils ont redirigé des gens vers le site de Bylock à travers des codes cachés. Leur but est de diluer la lutte [contre les gülenistes]. Ce complot a également été contrecarré », a déclaré Erdoğan.
« Je suis convaincu que les enquêtes et les procès seront menés avec le même souci du détail et sépareront les innocents des coupables », a-t-il affirmé.
Des organisations de défense des droits de l’homme ont cependant averti dès le début que la prudence était de mise, dans la mesure où la répression à grande échelle a été lancée sous l’état d’urgence, ce qui a facilité les pratiques d’arrestation et d’emprisonnement.
La rapidité de la répression a également inquiété les détracteurs du gouvernement, qui s’interrogent sur le bien-fondé des enquêtes.
En octobre 2017, la police a lancé un raid en début de journée contre l’appartement d’Ahmet pour l’arrêter. Mais il avait déménagé de cette adresse deux mois auparavant.
Ahmet s’est rendu de lui-même à un poste de police lorsqu’il a appris par un ami que la police avait pris d’assaut son ancien appartement et était à sa recherche. Malgré cela, Ahmet affirme avoir été menotté et passé à tabac.
Il avait été suspendu de son poste d’enseignant en octobre 2016 suite à un décret émis dans le cadre de l’état d’urgence, puis licencié suite à un autre décret quelques mois plus tard. Il a expliqué qu’il ne cherchait pas à fuir ou à se cacher et qu’il avait déménagé uniquement en raison de difficultés financières.
Plus de 50 000 personnes ont été arrêtées lors des opérations de répression, dont 48 305 au cours de la seule année 2017 ; plus de 150 000 personnes ont été placées en détention.
La majorité des gülenistes civils de haut rang qui étaient actifs dans les médias, le système judicaire et divers autres organes ont fui la Turquie. La plupart des alliés occidentaux de la Turquie refusent de les extrader, invoquant des préoccupations sur l’équité des procès et sur les preuves utilisées pour les inculper.
Beaucoup d’entre eux continuent d’exercer des pressions sur le gouvernement turc, ce qui exaspère encore plus les autorités.
Plus de 165 000 travailleurs du secteur public ont été licenciés ou suspendus de leurs fonctions suite à des décrets émis sous l’état d’urgence ; la plupart de ces personnes se retrouvent dans l’incapacité de retrouver un emploi dans le secteur privé en raison de la stigmatisation associée à ces licenciements.
La majorité des huit applications que Mor Beyin a reliées à Bylock étaient associées à la foi islamique. Ahmet avait installé trois des huit applications. L’une de ces applications émettait les appels à la prière (adhan).
Ahmet a expliqué qu’il avait installé cette application il y a quelques années alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire, parce qu’il avait été affecté dans un endroit reculé où il n’entendait pas l’appel à la prière.
Le grand nombre d’arrestations et de détenus a été à la fois une source d’espoir et de désespoir pour Ahmet, et ses sentiments continuent de fluctuer violemment, même depuis que son calvaire a pris fin le 29 décembre.
« Je suis reconnaissant que cela soit terminé. Après ce que j’ai traversé, on apprend à être reconnaissant pour tout. Cela pourrait toujours être pire et je ne suis pas le seul à souffrir », a déclaré Ahmet à Middle East Eye.
« Mais je ne pardonnerai jamais au gouvernement ce qu’il m’a fait. Je n’avais absolument rien à voir avec FETÖ et ils ont détruit ma vie. Je ne ressens que de la peur, pour être honnête. »
« Mais je mentirais si je disais que je n’étais pas fou de joie lorsque mon avocat m’a apporté la liste de ceux qui devaient être libérés avec mon nom dessus. »
« Nous nous sommes pris dans les bras et nous avons tous les deux fondu en larmes. Il s’est passé la même chose plus tard dans la cellule. Cinq d’entre nous dans la même cellule étaient libérés et tout le monde était si heureux pour nous. »
La peur et l’absence de pardon ne se limitent pas à Ahmet, mais touchent aussi des milliers de personnes innocentes et leurs proches affectés par la même injustice.
Un diplômé d’une faculté de droit âgé de 25 ans, qui figurait parmi les 11 480 personnes libérées, a interrompu son entretien avec MEE à mi-chemin parce que lui et ses parents craignaient de potentielles répercussions.
Souffrant d’anxiété à la suite de son emprisonnement, il éclatait constamment en sanglots. Ses parents regardaient également avec inquiétude en direction de la fenêtre et de la porte.
Au lieu de se lancer dans une carrière après avoir terminé ses études de droit, il a passé 120 jours en prison, dans des conditions misérables.
Originaire de la ville d’Adıyaman, dans le sud-est du pays, Ahmet a connu des conditions similaires en prison.
Lorsqu’il a été placé initialement en détention en octobre 2017, il s’est retrouvé dans un centre de détention de fortune avant d’être envoyé en prison par un juge.
« J’étais en réalité reconnaissant lorsque j’ai été officiellement arrêté et envoyé en prison. J’étais reconnaissant parce qu’en prison, il n’y avait que vingt-deux personnes et il y avait deux toilettes dans notre cellule », a-t-il expliqué.
« Je devais dormir par terre car la cellule était faite pour dix personnes, mais au moins, j’avais un matelas fin et une couverture, même si elle empestait. »
« Durant mes neuf premiers jours, il y avait cent personnes et une toilette. Nous devions faire la queue pendant longtemps et la puanteur était étouffante. Nous devions dormir sur la fine moquette. »
Les conditions sordides n’étaient pas non plus le pire de ses problèmes. Selon Ahmet, même si les prisonniers n’étaient pas victimes de mauvais traitements verbaux et physiques, certains agents pénitentiaires ciblaient régulièrement les personnes accusées d’être des gülenistes.
« Cela rend la chose encore plus insupportable lorsque l’on sait que l’on est innocent. Là-bas, il y a beaucoup de moments où l’on veut tout simplement que cela cesse », a confié Ahmet.
« Un risque de suicide élevé parmi les victimes de la purge »
Ömer Faruk Gergerlioğlu, médecin spécialisé dans les maladies respiratoires et activiste des droits de l’homme, suit de près la situation des personnes qui ont été affectées par les décrets émis sous l’état d’urgence et par la répression.
Le traumatisme résultant de la répression est profond et déchire des vies, a-t-il déclaré à MEE.
« Sur les 2 173 personnes avec qui j’ai échangé et qui sont directement affectées, 16 % ont affirmé avoir envisagé de se suicider. C’est un nombre très élevé », a indiqué Gergerlioğlu.
Il y a ensuite les divorces, les familles séparées, l’exclusion sociale, les problèmes financiers et le traumatisme psychologique subi par les enfants des familles touchées. »
Ses recherches ont montré que 17 000 femmes et 700 jeunes enfants étaient en prison et qu’il s’agissait des populations les plus traumatisées sur le plan psychologique, a-t-il expliqué.
Gergerlioğlu, qui était aussi le président de l’organisation islamique de défense des droits de l’homme Mazlumder, a lui-même été démis de ses fonctions dans un hôpital public suite à un décret émis sous l’état d’urgence, après avoir été accusé de propagande terroriste au nom du PKK. Il a précisé que les raisons invoquées étaient ses apparitions sur la chaîne de télévision IMC, aujourd’hui fermée, ainsi qu’une publication sur les réseaux sociaux.
« Cela rend la chose encore plus insupportable lorsque l’on sait que l’on est innocent. Là-bas, il y a beaucoup de moments où l’on veut tout simplement que cela cesse »
– Ahmet, enseignant en école primaire
« Ce qui rend la situation encore plus frappante lorsque l’on pense au pourcentage élevé de victimes qui envisagent de se suicider, c’est que la majorité des personnes ciblées sont des musulmans pieux et conservateurs », a souligné Gergerlioğlu.
« Cela crée en eux un nouveau conflit interne : leur foi leur dit que le suicide est un péché, mais ils sont si déprimés qu’ils envisagent sérieusement de passer à l’acte. »
Ahmet et sa famille ont été aux prises avec un grand nombre des problèmes soulevés par Gergerlioğlu.
Si la mère, la sœur et la petite amie d’Ahmet n’ont jamais cessé de croire en son innocence, son père n’a plus voulu lui adresser la parole et lui a dit que l’État ne le poursuivrait pas s’il n’avait « rien fait ».
Sa mère a continué à être harcelée par des gens de son quartier « uniquement parce qu’elle croyait que son fils était innocent », selon Ahmet.
Gergerlioğlu a déclaré que le seul point positif de tout ce traumatisme était que beaucoup de ces musulmans pieux et conservateurs avaient cessé d’accorder une confiance aveugle au gouvernement.
« Avant, ils ne remettaient jamais quoi que ce soit en question et ils le soutenaient toujours, tout simplement parce qu’il s’agissait d’un parti islamique au pouvoir qui affirmait croire en la justice. Maintenant, ils remettent en question cette définition de la justice. La plupart gardent le silence parce qu’ils ont peur, mais ils vous diront en privé à quel point ils sont déçus », a déclaré Gergerlioğlu.
Ahmet a confié que les souvenirs de cette injustice le hanteraient pour toujours, mais qu’il souhaitait se concentrer sur les aspects positifs, en particulier l’amour et la confiance qu’il a reçus de sa mère, de sa sœur et de sa petite amie.
Sa petite amie et lui ont décidé de se marier dès que possible.
« Malgré la dette que j’ai accumulée, mes craintes font que je ne pourrai peut-être pas poursuivre l’État pour les dommages matériels et psychologiques qui m’ont été infligés, mais cela ne signifiera jamais que je les pardonne. »
« Comment le pourrai-je, lorsque je vois à chaque fois les larmes que ma mère et ma petite amie ont dû verser ? »
Ahmet est un pseudonyme et les dates exactes des événements le concernant ne sont pas communiquées à sa demande.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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