Dans la Ghouta orientale, les jeunes Syriens passent leurs nuits dans des abris souterrains
AMMAN – Les forces gouvernementales syriennes ont brisé un siège dévastateur de cinq ans, lancé des frappes aériennes et tiré des obus d’artillerie sur la ville natale de Rateb Abu Yasser, au nord-est de Damas. Pourtant, le jeune homme de 32 ans a néanmoins trouvé du temps à consacrer à ses amis.
« On se réunissait la nuit pour jouer aux cartes », se souvient-il avec nostalgie. Le groupe de neuf amis d’Abu Yasser, la vingtaine et la trentaine, allumaient des narguilés et passaient des heures à parler politique et actualités.
Année après année, le groupe des neuf est tombé à six, au fil des décès des amis, victimes d’attentats à la bombe ou parce qu’ils avaient fui la Ghouta orientale, raconte-t-il.
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Abu Yasser est travailleur humanitaire. Il aide les enfants traumatisés et vit dans la banlieue, contrôlée par l’opposition, de la Ghouta orientale, jouxtant le nord-est de Damas, tenu par le gouvernement. L’enclave rebelle est encerclée par les forces gouvernementales depuis 2013.
L’année dernière, le gouvernement syrien a renforcé le siège autour de la Ghouta orientale, en fermant une importante voie commerciale et en s’emparant d’un réseau de tunnels de contrebandiers qui y introduisaient autrefois nourriture et autres fournitures.
Pour Abu Yasser, la vie dans la Ghouta orientale bat au rythme prévisible d’une ville après cinq ans de siège. Malgré les menaces quotidiennes, « une routine commence à s’installer », témoigne-t-il. « Le bombardement, le siège et notre vie sociale ».
Routine perturbée cependant par l’intensification des bombardements et des frappes d’artillerie du gouvernement qui, depuis novembre, bouleversent la vie sociale d’Abu Yasser et des autres jeunes Syriens de l’enclave – contraints de se mettent à l’abri à chaque assaut.
C’est dans des abris anti-bombes souterrains que se passent désormais les nuits à boire du café avec la famille ou des amis jusqu’à l’aube, racontent cinq résidents à Syria Direct. Il est tout simplement trop dangereux d’emprunter les routes pour rendre visite aux amis des villes voisines. Les cafés locaux ont fermé.
À Douma, ville natale d’Abu Yasser, aux limites nord de la Ghouta orientale, cela fait plus de deux semaines que son groupe d’amis ne s’est pas réuni pour jouer aux cartes.
« J’ai été coupé de mon monde », relève Abu Yasser, évoquant la dernière série de bombardements. « Je ne peux plus sortir voir des amis le soir ».
La Ghouta orientale, qui compte environ 400 000 habitants, est incluse dans l’accord de désescalade négocié par l’Iran et la Russie en mai dernier, et qui a établi dans le pays quatre zones de cessez-le-feu.
Malgré l’accord, attaques aériennes et tirs d’obus d’artillerie se déchaînent sans cesse au-dessus de la Ghouta orientale, dévastant cette enclave, depuis longtemps déjà affamée et assiégée.
La Défense civile syrienne, organisation bénévole qui prodigue les premiers secours dans les territoires d’opposition, estime que depuis début 2018, 177 résidents de la Ghouta orientale sont morts sous les bombes du gouvernement.
La dernière vague d’attentats à la bombe a commencé après l’attaque par une faction rebelle locale, fin novembre, d’une base de véhicules blindés détenue par le gouvernement dans la Ghouta orientale. Bien que les affrontements terrestres entre rebelles et forces gouvernementales se soient calmés depuis, frappes aériennes et tirs d’artillerie ne donnent aucun signe de ralentissement.
Muhannad al-Malik, père de famille de 26 ans, habite à Douma. Il quitte rarement sa maison pour aller voir des amis, car il craint d’être frappé par les bombardements. Interrogé pour savoir s’il se rend encore, le soir venu, avec famille et amis, à une sahrah (soirée) – élément essentiel de la vie sociale en Syrie ainsi que dans d’autres pays arabes – il éclate de rire.
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Même lorsqu’il a l’occasion de rencontrer ses proches, raconte-t-il à Syria Direct, « notre soirée se passe surtout à faire descendre les enfants sous terre pour les mettre à l’abri des bombes. Je vous jure, tout ce à quoi on aspire maintenant, c’est juste dormir un peu ».
Le magasin de vêtements où travaille al-Malik – encore ouvert – est l’un des rares débouchés sociaux qui lui restent.
Sinon, dit-il, « on consacre tout son temps à se procurer nourriture et bois de chauffage – et même quand on se réunit le soir, la conversation tourne autour de la personne morte dernièrement, ou celle dont la maison a été bombardée, ou de l’endroit où les bombes sont tombées la veille. Nous n’avons pas de vie sociale ».
« Je ne sais plus comment jouer aux cartes »
Avant la guerre, Ali Abu Yaseen, instituteur de 32 ans, retrouvait ses amis deux fois par semaine pour des parties de cartes ou des matchs de foot improvisés. Parfois, le groupe prenait la direction du sud et passait la journée au centre de Damas.
Maintenant, dit-il, « à cause du siège, on ne peut plus y aller ».
Abu Yaseen vit à Douma et passe presque toute la journée hors de chez lui, à enseigner dans une école primaire et à travailler pour un organisme de bienfaisance qui fournit des services sociaux. Le soir, il étudie la comptabilité via une université en ligne pour obtenir un diplôme, et prépare ses cours.
« Je n’ai pas de temps pour les copains », confie-t-il à Syria Direct. « C’est constamment la course contre la montre, et on cherche à profiter au mieux des instants où cessent les bombardements, pour étudier et gérer le quotidien. »
« C’est constamment la course contre la montre, et on cherche à profiter au mieux des instants où cessent les bombardements, pour étudier et gérer le quotidien »
- Abu Yaseen, professeur à Douma
Les rares fois où il a le temps de passer une sahrah en famille, cela n’a rien à voir avec les années précédentes. Le problème, note Abu Yaseen, c’est que « même quand on se réunit, on parle surtout du prix du sucre ou du riz ».
Les denrées de base – thé, sucre et café, jadis indispensables à toute sahrah, sont devenus des articles de luxe, déplore-t-il. Des souvenirs d’avant l’intensification du siège de la Ghouta, l’an dernier.
« Pas moyen d’offrir du thé ou du café aux invités », regrette l’enseignant. « Même quand on décide de regarder un film ou du sport ensemble à la télé, c’est impossible parce qu’il n’y a pas d’électricité. »
Depuis la dernière série de bombardements, même ces rassemblements limités ne sont plus qu’un souvenir. Depuis fin décembre, Abu Yaseen n’a plus rendu visite à famille ou amis.
Comme les forces gouvernementales font feu sur les quartiers résidentiels et les marchés de sa ville natale, il ne peut garder le contact avec ses proches que par l’intermédiaire de WhatsApp « pour s’assurer qu’ils vont bien ».
Ces jours, avant la guerre, où Abu Yaseen jouait au foot et aux cartes en toute quiétude, sont si loin qu’il a l’impression « d’avoir oublié comment jouer au foot », confie-t-il. « Je ne sais même plus comment jouer aux cartes. »
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Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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