Tunisie : l'énigme Youssef Chahed
TUNIS - Marionnette ou Iago du président de la République, Macron tunisien ou simple technocrate, fer de lance de la lutte contre la corruption ou Machiavel politique ? En Tunisie, le Premier ministre Youssef Chahed est l'objet de toutes les qualificatifs.
En janvier, les habitants se sont mobilisés contre la loi de finances 2018 qui a augmenté diverses taxes. Dans le même temps, le bureau d'étude Sigma conseil, dans un sondage publié à la fin de ce mois, le place en deuxième position des « présidentiables » derrière l'actuel chef de l'État, Béji Caïd Essebsi (BCE). Le score, 7,5 %, n'est pas forcément flatteur mais le Premier ministre de 43 ans n'est pas officiellement candidat et surtout, il se classe devant tous les autres.
« Youssef Chahed profite de sa virginité politique »
- Vincent Geisser, politologue et sociologue, spécialiste de la Tunisie
« Youssef Chahed profite de sa virginité politique – il n'est pas lié à l'ancien régime – et de son profil valorisé de technocrate compétent. Il rassure dans un contexte d'instabilité sécuritaire et économique », décrit Vincent Geisser, politologue et sociologue, chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de la Tunisie.
Ministre des affaires locales, inconnu de beaucoup, sous le gouvernement de Habib Essid, le quadragénaire de Nidaa Tounes (le parti présidentiel) est propulsé à la Kasbah, siège du Premier ministère, le 27 août 2016.
« Chahed, c'est un pari du président. Il l'a créé », lance un proche de Béji Caïd Essebsi. À l'époque, BCE voulait se débarrasser d'Essid, dont les velléités politiques agaçaient de plus en plus le palais présidentiel de Carthage. Pas de tels risques avec un professeur d'agroéconomie qui connaissait davantage le bocage de l'Oise où il a enseigné, que la faune politique tunisienne.
Chahed est entré dans le sérail grâce au président, son mentor. Ils continuent de s'appeler plusieurs fois par jour. « Pour 2019, il n'y aura pas de concurrence », assure Carthage. « BCE et Chahed, c'est un ticket avec un n°1 et un n°2. » Le 1er janvier, le Premier ministre a officialisé cette hiérarchie : « S'il se présente à la prochaine élection présidentielle, je serai à ses côtés. » Sauf que...
L’âge, un réel argument politique
Béji Caïd Essebsi aura 93 ans en 2019. Si tout le monde s'accorde à dire que le président est en grande forme physique et mentale, il n'a pas annoncé qu'il rempilerait, ni nommé un dauphin. L'âge est pourtant un réel argument politique dans un pays où près d'un quart de la population a entre 20 et 35 ans.
En plus de sa jeunesse, Youssef Chahed peut s'appuyer sur un capital politique construit pendant une année et demie de pouvoir. Il renvoie l'image d'une gouvernance démocratique apaisée qui convient parfaitement aux bailleurs de fonds internationaux, notamment occidentaux. Le polyglotte a travaillé comme expert international auprès du département américain de l'Agriculture et la Commission européenne.
À l'automne 2016, quelques semaines après son arrivée à la Kasbah, son gouvernement parvient à obtenir, par le dialogue social, un accord avec les grévistes de la société pétrolière Petrofac, sur l'île de Kerkennah.
En mai 2017, second regain de popularité : le lancement de sa campagne anti-corruption : « Dans la guerre contre la corruption, il n’y a pas d’alternatives. C’est soit la corruption, soit l’État. Soit la corruption, soit la Tunisie », déclarait-il alors aux micros. Toujours selon un sondage de Sigma Conseil, 91,7 % des Tunisiens approuvent cette action.
Cette popularité s'accompagne d'un soutien qui déborde à gauche, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour ce libéral bon teint
Cette popularité s'accompagne d'un soutien qui déborde à gauche, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour ce libéral (au sens économique) bon teint. Il bénéficie ainsi du soutien du parti de centre gauche Al Massar, dont est issu le ministre de l'Agriculture, et du puissant syndicat salarié, l’UGTT.
Le 14 janvier dernier, lors de son discours à l'occasion des 7 sept ans du départ du dictateur Ben Ali, le secrétaire général de l'UGTT, Nourredine Taboubi, refuse d'appeler à la grève pour protester contre la loi de finances 2018. Depuis un balcon du siège, surplombant la place où quelques centaines de personnes s'étaient rassemblées, le leader s'est montré particulièrement prudent : « Nous devons poursuivre les négociations bilatérales et triparties dans le cadre du pacte social à propos des grandes réformes. »
« Tuer » son père politique
Sa base lui crie : « Nous voulons sortir du pacte de Carthage ». Signé en juillet 2016 par différents partis politiques, l'UGTT et le syndicat patronal, UTICA, le pacte de Carthage défini les priorités du gouvernement actuel.
Parmi celles-ci, la lutte contre la corruption mise en lumière par l'interpellation de plusieurs personnalités, comme Chafik Jarraya, homme d'affaires proche de Hafedh Caïd Essebsi, fils du président et chef de Nidaa Tounes. Cette vague d'arrestations s'est cependant rapidement essoufflée.
« Il est intelligent, il sait parfaitement qu'il n'a pas la dimension d'un leader politique »
- Adel Ayari, chercheur au Centre arabe des recherches et de l'étude des politiques
« Youssef Chahed a montré une volonté réelle de criminaliser la corruption mais il a été limité par les liens entre ces hommes d'affaires soupçonnés de corruption et la coalition au pouvoir », analyse Vincent Geisser. Selim Kharrat, directeur exécutif de Al Bawsala, ONG tunisienne qui prône la transparence politique, enchérit : « Il avait un créneau politique qui aurait pu le porter vers la présidence, mais il a certainement craqué sous les menaces. »
Plus que les pressions extérieures, c'est le caractère même de Youssef Chahed qui le freine : « Il est intelligent, il sait parfaitement qu'il n'a pas la dimension d'un leader politique. C'est un homme sans relief qui n'a pas la capacité de trancher », juge Adel Ayari, chercheur au sein du think tank CAREP (Centre arabe des recherches et de l'étude des politiques).
Cette image lisse peut malgré tout lui être favorable. Alors que de nombreux électeurs affirment qu'ils ne se rendront pas aux urnes en 2019 – lassés de l'attelage Nidaa Tounes/Ennahdha (islamistes) – Youssef Chahed pourrait représenter une troisième voie à même de convaincre les déçus.
Un créneau porteur puisque Moncef Marzouki et Mehdi Jomaa, respectivement, président de la République et Premier ministre sous la Troïka, ont chacun créé leur parti pour occuper la place. Si Chahed n'a pas (encore) d'écurie politique, il a l'avantage de ne pas être lié à la Troïka, marquée notamment par les assassinats politiques.
Mais il est aujourd'hui isolé. Le seul parti à lui faire relativement confiance est le parti de centre gauche, Al Massar. Dans son gouvernement, il peine à imposer sa vision à des ministres souvent désignés par Carthage. Le ministère de l'Intérieur fait office d'« État dans l'État ». Depuis 2017, Béji Caïd Essebsi a créé un Conseil national de sécurité qui dépasse très largement le pré carré présidentiel.
À l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), les députés ne l'apprécient guère. Ils lui reprochent de ne pas les impliquer dans le processus législatif. Un seul texte de loi émanant de l'assemblée a été mis au vote lors de la session parlementaire précédente. Selon un observateur des travaux de l'ARP, Chahed reste perçu comme la marionnette de BCE. Il est minoritaire au sein même de son parti. Quant à ses relations avec Hafedh Caïd Essebsi, elles sont exécrables.
Chahed reste perçu comme la marionnette de BCE. Quant à ses relations avec Hafedh Caïd Essebsi, elles sont exécrables
« Chahed n'a plus sa place au sein de Nidaa Tounes. Il n'a pas su s'implanter. Sa seule chance, c'est qu'un micro-parti émane de Nidaa Tounes ou que la coalition civile [rassemblement de formations politiques en vue des élections municipales de mai 2018] le soutienne à la présidentielle de 2019 », prédit Selim Kharrat, directeur exécutif d'Al Bawsala.
Pour cela, le Premier ministre devra « tuer » son père politique. Un pas difficile pour ce gendre idéal, issue d'une lignée « Beldi », l'aristocratie tunisoise, qui rassure les intellectuels. Celui qui ne manque pas de saluer la première dame à chacune de ses visites à Carthage, devra se faire violence.
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