La fermeté de la Turquie vis-à-vis de Washington et Berlin lui permettra de parvenir à ses fins
Dans les affaires internationales, il est rare qu’un pays réalise deux percées majeures en un seul jour. Mais si les choses continuent de bien se passer (ce qui est loin d’être certain), c’est peut-être ce qu’Ankara a accompli le 15 février dernier en apaisant ses relations précédemment troublées à la fois avec l’Allemagne et les États-Unis, ses deux principaux alliés occidentaux. Au cours des derniers mois, la Turquie a été confrontée à des problèmes sérieux – mais sans lien – avec les deux pays.
Les tensions dissipées ?
Lors d’un sommet à Berlin, le Premier ministre turc Binali Yıldırım et la chancelière allemande Angela Merkel ont annoncé qu’une nouvelle période s’ouvrait potentiellement pour les deux pays.
Pour confirmer cela, la Turquie a annoncé le lendemain la remise en liberté de Deniz Yücel, correspondant du quotidien allemand de premier plan Die Welt, détenu pour espionnage depuis un an par la Turquie puis expulsé, en dépit de sa double nationalité turco-allemande.
Si aucune explication n’a été donnée pour la libération de Yücel, celle-ci signifie la fin de la tempête grandissante en Allemagne au sujet de sa détention. Les pourparlers entre Yıldırım et Merkel ont été l’aboutissement d’une série de rencontres secrètes de haut niveau entre les deux gouvernements qui ont débattu d’une sorte d’accord, malgré les déclarations antérieures du gouvernement turc selon lesquelles les tribunaux turcs étaient indépendants du politique.
Presque simultanément, quelques heures après le sommet de Berlin, les relations de la Turquie avec les États-Unis ont connu un rebond inattendu lors d’une rencontre de trois heures et demie dans la capitale turque Ankara entre le président Recep Tayyip Erdoğan et le secrétaire d’État américain Rex Tillerson.
La Turquie et les États-Unis, qui étaient des alliés proches au sein de l’OTAN pendant la guerre froide, ont commencé leur rencontre fâchés sur une série de questions. La plus urgente concernait une collision imminente entre les forces armées turques engagées dans une attaque contre les militants kurdes syriens des YPG dans la province d’Afrin et les militaires américains, qui voient les YPG comme des alliés contre le groupe État islamique, à Manbij, une ville située à 100 kilomètres à l’est.
Les États-Unis veulent que la Turquie reste à l’intérieur du cadre de l’OTAN et ne dérive pas vers un partenariat alternatif avec la Russie
Tillerson s’est rendu à la rencontre sans assistant du département d’État ni interprète, laissant à Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des Affaires étrangères, le soin de faire toute la traduction pour lui, en rupture totale avec les pratiques conventionnelles en matière de diplomatie.
Un porte-parole du département d’État à la retraite a récemment déclaré à CNN que cette initiative était « téméraire à l’extrême », dans la mesure où les États-Unis n’avaient aucun moyen de contestation dans l’éventualité où des différends survenaient ultérieurement au sujet des promesses faites.
Les tensions s’étaient toutefois dissipées à la sortie de la rencontre entre Erdoğan et Tillerson, qui ont réaffirmé la nécessité pour les États-Unis et la Turquie de travailler ensemble et promis de mettre en place des mécanismes pour poursuivre leur dialogue – bien qu’il n’y ait pas encore d’indication quant à leur nature. Une nouvelle série de pourparlers, cette fois-ci probablement beaucoup plus détaillés, a été promise et fixée à mi-mars.
Une longue liste
Cela dit, il demeure pratiquement impossible de voir quel sera le squelette d’un accord durable en Syrie qui satisfera à la fois la Turquie et les États-Unis. La possibilité la plus évidente est que les États-Unis persuadent d’une manière ou d’une autre leurs alliés kurdes syriens de se retirer vers la rive est de l’Euphrate.
Mais l’accepteront-ils ? Même s’ils l’acceptent, ce geste serait-il suffisant pour la Turquie, qui considère les enclaves autonomes kurdes syriennes comme étant inacceptables et comme une menace existentielle pour son avenir et son intégrité territoriale ?
Ceci est dû au chevauchement plus ou moins total entre les YPG et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le mouvement kurde militant internationalement condamné comme étant une organisation terroriste, que la Turquie combat dans ses provinces du sud-est depuis 1984.
Outre cela, il reste une série assez longue d’autres questions qui doivent être résolues entre la Turquie et les États-Unis avant que les relations ne puissent être normalisées. Parmi celles-ci figurent le sort de trois employés locaux du département d’État faisant l’objet d’un procès en Turquie, la longue peine de prison prononcée contre un ingénieur turco-américain de la NASA et la détention d’un pasteur protestant américain.
Mais il est surtout question de l’avenir de Fethullah Gülen, le responsable religieux soufi en exil que le président Erdoğan – et la plupart des Turcs – soupçonnent d’avoir été à l’origine de la tentative de coup d’État avortée de juillet 2016, mais contre lequel les Américains refusent de prendre des mesures.
Tant qu’au moins certains prisonniers américains en Turquie ne seront pas libérés, il est difficile d’envisager une reprise complète des relations bilatérales.
La pression d’Ankara sur les États-Unis persiste et si Tillerson veut relancer les relations, il devra concevoir plus de concessions
La plus grande question est cependant de savoir si les Kurdes syriens des YPG et les États-Unis resteront des alliés proches. Ce ne sera le cas que tant que les YPG resteront en mauvais termes avec le président syrien Bachar al-Assad, que les États-Unis souhaitent toujours renverser.
Les rumeurs selon lesquelles les forces d’Assad commençaient à aider les YPG à Afrin contre la Turquie semblent aujourd’hui avérées, la Turquie ayant lancé des frappes contre les milices pro-Assad entrant à Afrin ce mardi. Pour prévenir un tel accord, certains observateurs turcs estiment que le moment est venu pour Ankara de conclure un accord avec Assad afin de bloquer ce processus, même si pour le moment, le président Erdoğan semble résolu à ne pas emprunter cette voie.
Du point de vue de l’Allemagne comme des États-Unis, les discussions de la semaine dernière ont néanmoins démontré que l’administration Erdoğan reconnaît la nécessité d’éviter une rupture totale de ses relations avec les deux pays.
Des tactiques vigoureuses
Compte tenu de ses intérêts commerciaux et stratégiques, il est difficile de voir comment la Turquie aurait pu faire autrement. Mais la réponse malléable des deux puissances occidentales laisse entendre que les tactiques vigoureuses employées actuellement par la Turquie lui permettront généralement de parvenir à ses fins, contrairement aux décennies durant lesquelles la Turquie disposait d’un pouvoir de négociation faible ou nul à l’échelle internationale.
Les États-Unis veulent que la Turquie reste à l’intérieur du cadre de l’OTAN et ne dérive pas vers un partenariat alternatif avec la Russie. L’Allemagne, peut-être attentive à une agitation potentielle parmi sa propre population turque immigrée, détournera probablement les détracteurs les plus féroces de la Turquie ailleurs en Europe.
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L’Allemagne contribuera peut-être à faire en sorte que la Turquie obtienne un accord commercial amélioré avec l’Union européenne lors du sommet Turquie-UE prévu fin mars, même s’il est probable qu’Ankara n’obtienne pas l’autorisation qu’il exige également désormais de circuler dans l’Union européenne sans visa.
Pour cela, il faut bien sûr supposer que les esprits ne s’échaufferont pas de nouveau et qu’il n’y aura pas de nouveaux litiges à court terme. Lundi, le président Erdoğan s’est livré à une déclaration inquiétante pour Washington : « La tenue de négociations est certainement quelque chose de précieux, mais nous sommes principalement intéressés par les résultats. Notre principal intérêt est de mettre en œuvre les accords et les développements sur le terrain […] Ceux qui ont besoin de corriger leurs erreurs et de se reprendre sont nos homologues [américains]. »
La pression d’Ankara sur les États-Unis persiste et si Tillerson veut relancer les relations, il devra concevoir plus de concessions.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : poignée de mains entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et la chancelière allemande Angela Merkel lors du sommet des dirigeants du G20 à Hambourg (Allemagne), le 7 juillet 2017 (Reuters).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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