Que cherche la Turquie à Afrin ?
Samedi, des avions turcs ont bombardé la province à majorité kurde d’Afrin dans le nord-ouest de la Syrie. Outre les précédents tirs d’artillerie sur les positions des Unités de protection du peuple (YPG), aile armée du parti politique kurde PYD, les bombardements aériens n’ont été qu’un prélude à l’opération au sol qui a commencé le lendemain. Avec cette opération, la très complexe guerre civile syrienne a connu un autre tournant.
Pour mieux comprendre la nature de cette dernière opération, il est essentiel de bien appréhender les relations russo-turques et les relations américano-turques dans le contexte syrien de ces dernières années. Cette nouvelle opération à Afrin est qualitativement différente de la précédente incursion militaire turque en Syrie.
Une enclave kurde fragmentée
Ces dernières années, la Turquie a abandonné l’idée de renverser le gouvernement du président syrien Bachar al-Assad. En parallèle, l’objectif principal de la politique étrangère turque en Syrie était de maintenir fragmentée l’enclave syro-kurde.
Cela a sous-tendu les deux opérations militaires précédentes de la Turquie en Syrie : l’opération Bouclier de l’Euphrate d’août 2016 et l’incursion militaire de la Turquie à Idleb suite à la signature d’un accord avec la Russie et l’Iran sur les zones de désescalade.
Avec la première opération, la Turquie a empêché la création d’une continuité territoriale entre les cantons syro-kurdes, tandis qu’avec la seconde, elle a effectivement empêché l’expansion vers l’ouest des YPG.
Les États-Unis ont progressivement détourné leur attention et leurs ressources des groupes d’opposition syriens au profit du PYD-YPG. Dès le début, la Turquie a considéré cela comme une cause de grave préoccupation
Mais lors de ces deux opérations, bien que la Turquie ait indirectement et stratégiquement ciblé la présence territoriale croissante des Kurdes syriens dans le nord de la Syrie, elle n’avait néanmoins pas ciblé directement les YPG et le PYD.
Avec cette nouvelle opération, la Turquie vise directement le PYD-YPG et initie une stratégie de refoulement contre les acquis territoriaux des Kurdes syriens. De plus, elle vise également à montrer aux Kurdes syriens que la présence des superpuissances américaines et russes en Syrie pourrait ne pas suffire à les protéger de la Turquie.
Des prédictions infondées
Il est désormais de notoriété publique que l’opération de la Turquie à Afrin a été facilitée par le consentement de la Russie et que la Turquie a choisi la voie de l’engagement avec la Russie en raison de sa désillusion vis-à-vis de la politique des États-Unis en Syrie et de leur partenariat avec les Kurdes.
La Syrie a constitué un point de friction majeur entre Washington et Ankara ces dernières années. Lors de la phase initiale des soulèvements arabes, le principal grief de la Turquie vis-à-vis des États-Unis était lié à l’indécision et à l’inaction de ces derniers sur la question du changement de régime en Syrie.
Cependant, ces dernières années, la politique américaine vis-à-vis du PYD syro-kurde dans le cadre de la guerre contre l’État islamique (EI) a été la principale pierre d’achoppement dans les relations bilatérales.
En fait, la crise syrienne et la lutte contre l’EI ont montré qu’il existe un écart croissant entre les perceptions turques et américaines des menaces et leurs recettes pour y faire face.
Avec la levée du siège imposé par l’EI à la ville syro-kurde de Kobané début 2015, les YPG sont petit à petit devenus le principal partenaire local des États-Unis sur le terrain dans la lutte contre l’EI. Ce groupe est affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en conflit avec la Turquie depuis plus de 30 ans.
De nombreux hauts responsables du PYD-YPG ont déjà déclaré publiquement que la Russie leur avait demandé de céder le contrôle de ces zones au régime – une offre qu’ils ont déclinée
Les États-Unis ont progressivement détourné leur attention et leurs ressources des groupes d’opposition syriens au profit du PYD-YPG. Dès le début, la Turquie a considéré cela comme une cause de grave préoccupation.
Les inquiétudes de la Turquie se sont encore aggravées après l’effondrement du processus de paix kurde en Turquie au second semestre 2015, qui a conduit à un traitement presque exclusivement sécuritaire de la question kurde par la Turquie tant au niveau national que régional.
Alarmée, la Turquie anticipait ou espérait néanmoins qu’une fois l’EI vaincu en Syrie et en Irak, au moins sous sa forme territoriale, l’utilité des Kurdes pour les États-Unis diminuerait, et avec elle l’engagement des États-Unis envers eux ; les deux prédictions se sont révélées sans fondement.
Le consentement russe
Le fait que dans la phase post-EI, les États-Unis aient davantage renforcé leur alliance avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont l’épine dorsale est constituée des YPG, a dissipé toute attente d’Ankara concernant un revirement américain vis-à-vis des Kurdes syriens.
Ankara a vu ce partenariat entre Américains et Kurdes syriens évoluer vers une alliance plus stratégique plutôt qu’un simple mariage de convenance.
C’est dans cette optique que la Turquie analyse le récent engagement à durée indéterminée des États-Unis à conserver une force militaire en Syrie et leur désir de créer une force frontalière de 30 000 hommes (dont une part importante devrait provenir des YPG kurdes).
Plutôt que de conduire la Turquie à essayer de convaincre les Américains de traiter avec les Kurdes syriens, cela a poussé Ankara à explorer d’autres options, en particulier avec la Russie, bien plus vigoureusement. L’opération en cours de la Turquie à Afrin en est un bon exemple.
Cette opération était donc peu susceptible d’être entreprise sans le feu vert de Moscou. La Russie contrôle l’espace aérien d’Afrin. Par conséquent, sans la permission de la Russie, les avions de chasse turcs n’auraient pas pu entreprendre le bombardement de la province d’Afrin.
La question est donc de savoir ce qui a motivé le consentement de la Russie pour cette opération. Plusieurs facteurs semblent avoir joué un rôle dans la prise de position russe. Premièrement, la Russie, la Turquie et l’Iran ont entamé à Astana un processus parallèle aux pourparlers de paix en cours à Genève dans le but de trouver une solution à la crise syrienne ; ce processus devrait bientôt céder la place au congrès de Sotchi.
Le processus politique syrien
Alors que les discussions d’Astana ont été organisées pour aborder principalement les aspects militaires de la crise syrienne, le congrès de Sotchi devrait traiter du processus politique en Syrie.
La participation de la Turquie est cruciale pour que ce processus avance. En fait, étant donné que la Russie et l’Iran ont toujours soutenu le régime d’Assad, c’est la participation de la Turquie en tant que principal soutien de l’opposition qui a donné une légitimité et une crédibilité à ces processus parallèles menés par la Russie.
Ainsi, il est crucial pour la Russie de garder la Turquie sur l’échiquier, en particulier pour la prochaine rencontre de Sotchi.
Deuxièmement, en permettant à la Turquie de frapper le principal partenaire des États-Unis en Syrie, la Russie cherche à embarrasser les États-Unis. Le langage des responsables russes depuis le début de l’opération suggère clairement que tel est l’objectif.
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Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a imputé la responsabilité de cette crise récente aux États-Unis – et en particulier à leur projet de rester en Syrie à long terme et de créer une force frontalière dans les zones contrôlées par les FDS, ce que la Russie considère comme une tentative évidente des États-Unis de créer une autre forme d’autorité en Syrie.
Troisièmement, à travers cette opération, la Russie semble extraire des concessions du PYD et de la Turquie au nom du gouvernement syrien. Un PYD affaibli dans la partie nord-ouest de la Syrie sera plus sensible à la préférence russe : laisser le gouvernement prendre le contrôle d’Afrin et de ses environs.
En fait, de nombreux hauts responsables du PYD-YPG ont déjà déclaré publiquement que la Russie leur avait demandé de céder le contrôle de ces zones au gouvernement – une offre qu’ils ont déclinée.
Objectifs politiques
D’un autre côté, le mécanisme derrière cette nouvelle opération rappelle partiellement la précédente opération turque, Bouclier de l’Euphrate. Compte tenu que le retour d’Ankara sur la scène syrienne dépendait en grande partie de ses relations avec Moscou après l’épisode de l’avion russe abattu par la Turquie en novembre 2015, la nature et les limites de l’opération Bouclier de l’Euphrate ont été particulièrement influencées par les préférences russes.
Le prix que la Turquie a dû payer pour cette opération fut son consentement tacite à la chute d’Alep aux mains des forces gouvernementales. Cette dynamique semble se répéter pour cette dernière opération. Le prix de l’opération à Afrin semble être l’accord avec le projet des gouvernements russe et syrien concernant l’est d’Idleb.
En fait, alors que les unes des journaux étaient occupées par l’opération à Afrin de la Turquie, le régime syrien a capturé plusieurs sites stratégiquement importants dans l’est d’Idleb.
En outre, pour des raisons plus bilatérales, la Russie a probablement obtenu quelques concessions bilatérales de la Turquie pour son consentement. Si l’on regarde les commentaires des experts russes – bien qu’ils restent encore à vérifier – l’une des concessions possibles que la Turquie est susceptible d’avoir offerte à la Russie est liée aux transactions gazières (le projet gazier russo-turc TurkStream).
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Pour aller de l’avant, les élites qui dirigent cette opération doivent se demander quel est son objectif politique. Chaque jour qui passe, les aspects opérationnels et militaires de l’opération turque à Afrin deviennent plus clairs, mais les objectifs politiques et stratégiques restent opaques.
Ceux qui ont été annoncés par Erdoğan, lequel a promis de débarrasser toute la frontière entre la Turquie et la Syrie jusqu’en Irak de la présence du PYD-YPG, semblent irréalistes. Par conséquent, pour qu’une quelconque avancée militaire ait un sens, la Turquie doit de toute urgence réfléchir aux objectifs politiques et stratégiques réalisables de l’opération.
En l’état actuel des choses, la Turquie ne semble pas avoir de stratégie. Un tel manque de vision politique viable peut également compromettre les gains militaires.
Et malgré l’opération militaire brutale de la Turquie, si le PYD-YPG réussit à conserver la ville (qu’importe le coût), cela augmentera considérablement le prestige et la popularité du groupe parmi les Kurdes au niveau régional – en particulier étant donné que les groupes kurdes irakiens ont récemment perdu beaucoup de territoire, notamment la ville pétrolière de Kirkouk, sans se battre.
- Galip Dalay est directeur de recherche au al-Sharq Forum et chargé de recherche sur la Turquie et les affaires kurdes au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un soldat de l’armée turque sur un véhicule blindé de transport de troupes en attente près de la frontière avant de pénétrer sur le territoire syrien à Hassa, dans la province de Hatay, le 21 janvier 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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