Le véritable projet militaire de Poutine en Syrie
Début décembre, le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi a annoncé que le groupe État islamique (EI) avait été vaincu sur le territoire national de l’Irak. Pourtant, cette déclaration est arrivée plusieurs mois après la libération des villes principales du pays par l’armée nationale.
Quant à la Syrie, le président russe Vladimir Poutine a rapidement annoncé la victoire sur l’EI quelques jours après la déclaration du Premier ministre irakien. Cette déclaration russe a également inclus la promesse de retrait de la majorité des troupes russes stationnées en Syrie.
Cette déclaration sur le retrait des troupes n’est pas la première. Il est important de rappeler que le président russe a déjà évoqué ce retrait à quelques reprises auparavant, notamment le 14 mars 2016. Cependant, ces annonces n’ont pas été suivies d’effets. Au contraire, Moscou a signé deux accords avec Damas sur la location gratuite pour 49 ans de deux bases militaires syriennes : une base navale située à Tartous et une base aérienne Hmeimim, située près de la ville de Lattaquié.
La Russie est officiellement entrée dans le conflit en Syrie le 30 septembre 2015 en répondant à l’appel à l’aide venant de Bachar al-Assad.
Cet appel à l’aide a été lancé à un moment très difficile pour les forces gouvernementales syriennes. La ville d’Idleb a été prise par les rebelles fin mars 2015 et déjà le 20 mai de la même année, les troupes syriennes ont dû quitter Palmyre, située à environ 240 kilomètres de Damas.
La campagne russe en Syrie est devenue pour l’armée russe la campagne étrangère la plus importante depuis la chute de l’URSS
La campagne russe en Syrie, et on peut le dire en toute confiance, est devenue pour l’armée russe la campagne étrangère la plus importante depuis la chute de l’URSS. La Russie a engagé là-bas toutes les composantes de ses capacités militaires, avec une seule exception —les armes nucléaires.
En août 2015, la Syrie autorisait la Russie à utiliser la base aérienne de Hmeimim, et en septembre, les premières frappes aériennes russes commençaient. L’armée de l’air russe y a créé un groupe mixte composé de bombardiers Su-24MS, Su-34, d’avions d’attaque au sol Su-25SM, de chasseurs multirôles Su-30SM ainsi que d’hélicoptères d’attaque Mi-24 et d’hélicoptères polyvalents Mi-8.
La Russie a également utilisé sa flotte, ou plutôt les navires appartenant à ses quatre flottes, en plus de ses forces aériennes. Cela a été facilité par le fait que la Russie a pu préserver une installation navale à Tartous depuis l’époque soviétique.
En novembre-décembre 2016 la Russie a même déployé son unique porte-avion « Amiral Kouznetsov », même si l’efficacité d’un tel déploiement est partagé, en raison de la perte de deux avions de chasse, un MiG-29K et un Su-33, en deux mois au cours de deux accidents non liés à des combats.
Des hommes et du matériel non contrôlé par la Syrie
Si au sol la Russie s’est montrée également bien active, officiellement, seules des unités de la police militaire ont été déployées en décembre 2016 à Alep afin d’y maintenir l’ordre public après le retrait des forces islamistes armées, aux côtés d’une unité de déminage, mobilisée afin de détruire les mines posées à Palmyre.
Plusieurs autres unités militaires régulières et non régulières ont toutefois été envoyées en Syrie, telles que l’entreprise militaire privée le « Corps slave » aussi connu sous le nom « Vagner », déployée encore en 2013 afin de protéger les gisements et les oléoducs. Des unités auxquelles s’ajoutent également plusieurs conseillers militaires russes.
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C’est à la mi-2016 que les unités régulières russes apparaissent officiellement sur le sol syrien, notamment le bataillon des Marines de la flotte de la mer Noire afin de protéger la base aérienne de Hmeimim. Plusieurs autres unités de l’armée de terre russe ont été aperçues, en particulier, les unités d’artillerie de la 120e brigade séparée d’artillerie.
Pourtant, la reconnaissance des pertes par Moscou a été très modeste. Officiellement la Russie n’a reconnu que 38 militaires russes morts, onze blessés en 2016 et cinq morts en 2017, amenant le bilan des pertes à seulement 43 militaires russes. En revanche, d’après les estimations faites par Reuters, au moins 131 Russes ont trouvé la mort en Syrie au cours des premiers neuf mois de cette année.
Dans le cadre de la déclaration récente de Vladimir Poutine sur le retrait des troupes russes il est intéressant d'examiner le projet de loi N°339138-7 sur la ratification de l’accord entre la Russie et la Syrie sur « l'expansion du territoire de l’installation navale de la Fédération russe dans la zone du port de Tartous et l’arrivée des navires de guerre de la Fédération russe dans les eaux territoriales, les eaux intérieures et les ports de la République arabe syrienne ».
L’accord entre les deux pays a été signé le 18 janvier 2017 à Damas, mais le projet de loi de ratification n’a été soumis que le 12 décembre 2017, le lendemain de sa déclaration sur le retrait des troupes.
Cet accord prévoit « l’expansion du territoire » de la base navale russe à Tartous établi pour une durée de 49 ans avec une reconduction tacite pour 25 ans
Cet accord présente quelques clauses intéressantes. Tout d’abord, il prévoit « l’expansion du territoire » de la base navale russe à Tartous établi pour une durée de 49 ans et qui ne coûtera pas un centime à la Russie. Une reconduction tacite pour 25 années supplémentaires est également prévue dans l’article 25, alinéa 1.
L’article 5, alinéa 3 autorise le stationnement simultané de onze navires russes, y compris des navires de guerre à propulsion nucléaire, dans la base russe. En même temps les autorités syriennes n’ont pas le droit de percevoir les droits de douane, ni de contrôler « tout armement, munitions, équipements et matériaux nécessaires pour le fonctionnement de l’installation navale, assurance de la sécurité du personnel et leurs familles, équipage de navires... ».
L’alinéa 2 du même article 8 interdit également aux autorités syriennes de contrôler les personnes arrivant en Syrie par les navires de guerre russes, ce qui ouvre la voie à toutes sortes de trafics, notamment d’armes ou de drogues.
Immunité diplomatique
Ce qui est aussi intéressant, c’est que cet accord donne l’immunité et les privilèges diplomatiques à tous les personnels ainsi que les membres de leurs familles. Cette immunité est également étendue aux avions et navires russes. Il est donc interdit de les contrôler, de les réquisitionner ou de les arrêter.
Une telle clause paraît étrange au vu de la pratique internationale des accords sur les bases militaires qui, normalement, n’accorde pas l’immunité diplomatique au personnel déployé sur ces bases.
Pour ceux qui voudraient voir le plan de l’expansion de la base navale russe à Tartous, ce n’est pas possible, l’article 16 rendant secrète toute annexe au présent accord — annexes où se trouvent les cartes de cette expansion.
Quant au cadre légal relatif au stationnement quasiment permanent de ses troupes en Syrie, il est important d’ajouter qu’en août 2015 la Russie a signé l’accord sur le déploiement du groupe aérien russe sur le sol syrien, notamment sur la base Hmeimim, avec la Syrie.
Cet accord, ainsi que son protocole, prévoit le stationnement de troupes russes et de forces aériennes dans le format « 49 ans plus 25 ans de reconduction tacite ». La base est également louée à titre gratuit.
Tout comme l’accord sur la base navale, l’alinéa 2 et 3 de article 6 de l’accord sur la base aérienne donnent également l’immunité complète au personnel ainsi qu’aux membres de leurs familles. L’alinéa 3 stipule clairement : « Le personnel du groupe aérien russe, y compris son chef, ainsi que les membres de leurs familles bénéficient des immunités et privilèges similaires à ceux prévus envers le personnel diplomatique et les membres de leurs familles conformément à la Convention de Vienne du 18 avril 1961 ».
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Compte tenu du fait que les accords qui prévoient le stationnement des troupes russes, y compris dans leurs composantes aérienne et navale, sur le sol syrien jusqu’aux années 2100 environ, les investissements politiques, militaires et économiques, ainsi que l'instabilité qui règne dans ce pays et dans toute la région, il est difficile d’imaginer un retrait significatif des troupes russes.
La présence militaire russe en Syrie signe le retour de Moscou sur la scène internationale. Non moins important, elle facilitera la projection de l’armée russe dans la région ainsi qu’une possible implantation de nouvelles bases militaires.
-Denys Kolesnyk est analyste politique, spécialiste des Pays de l’Europe centrale et orientale (PECO), de la Russie et de sa politique de défense. Ses articles ont été publiés dans la revue allemande European Security & Defence ou encore sur le site ukrainien Evropeyska Pravda. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @denkolesnyk.
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Photo : Vladimir Poutine avec le commandant en chef de la Marine russe, Vladimir Korolev, lors d’un défilé militaire le 30 juillet 2017 au cours duquel ont défilé les forces navales russes déployées de la mer Baltique jusqu’aux côtes syriennes (AFP).
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