Poutine pourrait-il être un intermédiaire honnête dans la Syrie d’après-guerre ?
Lundi 11 décembre, le président russe Vladimir Poutine a effectué une visite surprise sur la base aérienne de Khmeimim, dans la province de Lattaquié en Syrie, et ordonné le début du retrait des troupes russes du pays. L’annonce de Vladimir Poutine est intervenue quelques jours après que celle du chef du Conseil de sécurité nationale de Russie, Nikolaï Patrouchev, selon laquelle le pays avait commencé à se préparer à réduire sa présence militaire en Syrie.
Si Patrouchev n’a pas fourni à ce moment-là de calendrier pour ce retrait, la visite et les déclarations de Poutine ont mis fin à des semaines de spéculations.
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Après six années de guerre civile en Syrie, il semble que l’étape militaire du conflit tire à sa fin. Cela inaugure cependant une nouvelle phase, au cours de laquelle toutes les parties au conflit seront forcées de discuter des questions les plus sensibles de la Syrie d’après-guerre, notamment la reconstruction, les réformes politiques, les sphères d’influence, etc.
Dans un tel contexte, la Russie, en tant qu’un des principaux acteurs sur le terrain, est susceptible de faire face à une multitude de nouveaux défis.
Mission accomplie ?
Au cours de l’année 2017, la Russie a annoncé à plusieurs reprises la fin progressive de la phase militaire du conflit syrien. En février dernier, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a déclaré – pour la première fois depuis le début de l’intervention militaire russe en Syrie en septembre 2015 – que les troupes russes allaient bientôt rentrer chez elles.
Plus tard en mars, Poutine a annoncé que les principaux objectifs de la Russie en Syrie avaient été atteints et a ordonné le retrait partiel des troupes, même si la campagne militaire a continué.
À la fin du mois d’août, Choïgou a déclaré que la guerre en Syrie avait atteint une fin « de facto ». Poutine a fait écho à ces déclarations lors d’une rencontre avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan en septembre, lors de laquelle il a confirmé que « les conditions de la paix [avaient] été créées en Syrie ».
Au cours des dernières semaines, le ministre russe de la Défense a affirmé que 95 % du territoire syrien avait été libéré du groupe État islamique (EI). Les discussions sur la fin de la phase militaire en Syrie ont dominé les pourparlers entre Poutine et Assad, ainsi que le sommet tripartite sur la Syrie tenu à Sotchi le mois dernier.
Ce sont là des indications claires que Moscou considère que la situation en Syrie est favorable aux intérêts russes et qu’il a désormais l’intention de se concentrer davantage sur la dimension politique du conflit, tout en maintenant son ascendant.
Une campagne militaire efficace
Il est tout à fait évident que la décision de la Russie de déployer son armée en Syrie en 2015 a joué un rôle clé, changeant le cours de la guerre en faveur des forces gouvernementales syriennes. À l’époque, selon le ministère russe de la Défense, l’armée syrienne était à « quelques semaines de la défaite ».
Si nous admettons que l’objectif principal de la campagne militaire de la Russie en Syrie était de vaincre les terroristes et de sauver l’État syrien de l’effondrement – elle est en effet très proche d’atteindre cet objectif.
Selon les statistiques du ministère russe de la Défense publiées en septembre dernier, en deux ans, son armée de l’air a effectué 30 650 sorties, lancé 92 006 frappes aériennes et atteint 96 828 cibles terroristes, dont 8 330 points de commandement, 53 700 groupes de combattants, 212 champs pétrolifères et 84 raffineries et entrepôts de pétrole.
Les militaires russes ont participé à des batailles capitales, notamment la reconquête de Palmyre, d’Alep et de Deir Ezzor, et apporté un soutien aérien à l’armée syrienne qui a grandement contribué à sa survie et à son succès.
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De plus, Moscou a pu disposer de la base aérienne de Khmeimim près de Lattaquié, et a commencé à moderniser son complexe naval à Tartous dans le but d’en faire une base militaire. Bien que le nombre de militaires russes en Syrie n’ait jamais été révélé, certaines estimations suggèrent qu’à la fin de 2015, ils étaient environ 8 000.
Ce chiffre pourrait être encore plus élevé si l’on considère les sociétés militaires privées opérant en Syrie, à l’instar de « Vagner ». Des sources officielles russes ont confirmé la mort de 41 militaires en Syrie en deux ans. Les chiffres réels pourraient bien être plus élevés, surtout si l’on inclut les pertes subies par les sociétés militaires privées.
Cependant, d’un point de vue militaire, la campagne de la Russie en Syrie semble très efficace compte tenu du ratio pertes-personnel participant.
Pour avoir l’avantage dans le processus politique, Moscou ne peut pas simplement se retirer de Syrie et perdre son influence
Cela ne signifie toutefois pas qu’après la défaite militaire des « terroristes » en Syrie, Moscou se contentera de se retirer ou sera complètement satisfaite des résultats. Premièrement, selon la ligne officielle russe, la Russie est là pour rester (quoiqu’à une échelle réduite) afin de maintenir ses positions, empêcher toute récurrence du terrorisme et du sectarisme, et s’assurer que ses intérêts dans la région sont pris en compte.
Deuxièmement, la fin de la phase militaire de la crise syrienne implique tout un ensemble d’autres défis, principalement politiques, auxquels la Russie devra faire face.
Ceux-ci incluent la reconstruction de la Syrie après la guerre, les réformes politiques et constitutionnelles du pays, le rôle des Kurdes dans un futur ordre politique, le sort de Bachar al-Assad, la présence et l’influence croissantes de l’Iran en Syrie, les problèmes de sécurité d’Israël, la Jordanie et les États-Unis, etc.
Pour avoir l’avantage dans le processus politique, Moscou ne peut pas simplement se retirer de Syrie et perdre son influence.
Une situation délicate
La Russie, qui s’efforce de se positionner en tant que puissance influente majeure en Syrie en s’ouvrant à des acteurs clés du Moyen-Orient, arrive à un point où il lui sera plus difficile de maintenir un tel rôle.
Compte tenu des intérêts et des objectifs divergents et même contradictoires des autres puissances impliquées – l’Iran, la Turquie, Israël, l’Arabie saoudite, le Qatar, les États-Unis –, tenter de maintenir le statu quo sans être perçu comme un partenaire malhonnête qui favorise une partie au détriment d’une autre sera pour Moscou une véritable gageure.
Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne l’Iran, qui soutient également le gouvernement syrien et s’oppose à l’influence des États-Unis dans la région.
Au cours des derniers mois, la diplomatie russe a démontré très clairement l’engagement de Moscou à faire preuve de flexibilité, à maintenir des liens avec toutes les parties prenantes de la crise syrienne et à comprendre leurs préoccupations.
Au cours des deux derniers mois, Poutine s’est rendu en Turquie et en Iran. Le roi Salmane d’Arabie saoudite a fait une visite historique à Moscou. Erdoğan s’est rendu en Russie puis est retourné à Sotchi le 22 novembre pour le sommet trilatéral Russie-Turquie-Iran sur la Syrie.
Poutine a rendu compte de sa rencontre avec Assad aux dirigeants du Qatar, des États-Unis, de l’Arabie saoudite, d’Israël et d’Égypte.
Au fond, la Russie veut démontrer qu’elle essaie de prendre en considération les préoccupations des États-Unis, de l’Arabie saoudite, de la Jordanie et d’Israël en matière de sécurité. Tous veulent endiguer l’influence iranienne dans la région.
Cependant, dans le même temps, Moscou ne veut pas décevoir Téhéran. Les deux pays ne sont déjà pas d’accord sur un certain nombre de questions clés, dont le sort d’Assad, les réformes politiques d’après-guerre, le rôle des Kurdes, la coopération avec les États-Unis et le niveau de présence militaire dans le pays après la guerre.
Ce développement met donc la Russie dans une situation plutôt délicate.
Double jeu
En conséquence, Moscou essaie de jouer un double jeu. D’une part, elle veut apaiser les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite en se montrant prête à coopérer sur tous les grands problèmes de sécurité régionaux et à régler la crise syrienne par des moyens politiques.
De l’autre, elle ne veut pas s’aliéner l’Iran, ce dernier étant un acteur important sur le terrain en Syrie. Tôt ou tard, Moscou devra faire un choix.
Tout cela crée pour Moscou un environnement assez difficile, où il lui sera plus difficile d’opérer, surtout concernant Téhéran. Pour le gouvernement syrien, l’Iran est un soutien important qui fournit non seulement une aide militaire, mais aussi une aide économique, financière et humanitaire.
L’Iran pourrait facilement jouer un rôle de trouble-fête pour Moscou dans la mesure où de meilleures relations avec les États-Unis et leurs alliés conduiront automatiquement à une intensification des tensions entre la Russie et l’Iran
Pour la Turquie, l’Iran occupe une place de plus en plus importante, surtout à la lumière de la question kurde et de ses développements en Irak et en Syrie. Pour Israël, l’Arabie saoudite et les États-Unis, Téhéran est un ennemi majeur dans la région et son influence croissante au Moyen-Orient est l’une des principales préoccupations sécuritaires des trois pays.
Moscou devra donc manœuvrer avec précision entre l’Iran, la Turquie et les États du CCG ayant, dans l’ensemble, le désir de mettre en place une coopération constructive avec Washington. Cela dit, l’Iran pourrait facilement jouer un rôle de trouble-fête pour Moscou dans la mesure où l’établissement de meilleures relations avec les États-Unis et leurs alliés conduira automatiquement à une intensification des tensions entre la Russie et l’Iran.
Et surtout, la fin de la phase militaire de la guerre syrienne risque de multiplier les tensions entre Moscou et Téhéran, ce qui compliquera davantage encore la situation politique en Syrie.
Dès lors, la prochaine étape du conflit en Syrie pourrait s’avérer plus difficile pour la Russie que ne l’a été le défi militaire.
- Alexey Khlebnikov est un expert de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord au Russian International Affairs Council. Il est titulaire d’une maîtrise en politiques publiques mondiales et études du Moyen-Orient. Il a été titulaire d’une bourse Muskie à l’École des affaires publiques Hubert Humphrey de l’Université du Minnesota (2012-2014) et chargé de recherche à la School of Advanced International Studies de l’Université Johns Hopkins en 2013.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le président russe Vladimir Poutine lors d’une conférence de presse avec son homologue égyptien à la suite de leurs négociations au palais présidentiel dans la capitale Le Caire le 11 décembre 2017 (Alexander Zemlianichenko/AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
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