Beity, la maison où les Tunisiennes victimes de violences réapprennent à espérer
TUNIS – Elle a emprunté le nom de sa fille, Sely, pour parler. Sely a 53 ans, sa fille en a 13. Ses cheveux blonds soigneusement tirés en arrière et le rouge orangé sur ses lèvres souriantes ne laissent rien paraître du calvaire qu’elle a enduré pendant dix ans.
« Ici on m’appelle ‘’madame’’, on me parle bien. Les autres jeunes filles m’appellent ‘’tata’’. J’ai du mal à y croire quand je sais qu’il y a un an, je ne trouvais même pas de quoi manger », confie-t-elle à Middle East Eye.
C’est un conte de fées qui tourne mal que raconte Sely en évoquant le parcours qui l’a menée jusqu’à Beity (ma maison), un centre d’accueil et d’hébergement pour femmes en situation de précarité, dans la médina de Tunis.
Sely grandit dans un milieu modeste de la capitale, mais dès son enfance, son père quitte sa mère et la Tunisie. Sely fréquente l’école des sœurs où elle apprend le français, l’italien et l’allemand. À 25 ans, elle se marie à l’homme qu’elle aime, un homme d’affaires. Mais quand il meurt d’une crise cardiaque, Sely, alors âgée de 37 ans, se retrouve seule, sans famille ni bien, avec un enfant de 2 ans sur les bras, et un foyer criblé de dettes, car son mari a multiplié les chèques sans provision.
« J’ai essayé de travailler partout où je pouvais, mais c’était difficile de laisser ma fille. Je n’avais personne pour la garder. Je me suis vite retrouvée à la rue », raconte Sely, rapidement passée du statut de veuve à celui de mère célibataire, un statut juridiquement très précaire en Tunisie.
De ces dix années de galère, passées à mendier ou à travailler à la sauvette, à vivre dans la rue, elle refuse de trop parler. « La réalité était pire que ce que je raconte », se contente-t-elle de dire.
Sely est orientée vers le centre Beity qui a ouvre en octobre 2016. « L’accueil que j’ai reçu chez Beity n’avait rien à voir avec celui que l’on m’avait réservé avant. On m’a expliqué les règles, on m’a donné une chambre que je partage avec ma fille, des produits pour la douche », décrit-elle.
« Souvent, elles viennent avec leurs enfants, ce à quoi nous n’étions pas préparées »
- Azza Mzoudi, repsonsable de la gestion financière du centre
Pour éviter d’être ciblé par les agresseurs ou les partenaires violents des femmes qui viennent trouver refuge, le centre garde son adresse confidentielle.
« Même si le commissariat de police n’est pas loin de nous, ce n’est pas suffisant. Un homme a déjà tenté de défoncer la porte sans que personne ne vienne nous aider », raconte Yoldez Bettaieb, en charge de la permanence de nuit.
Le centre, qui peut accueillir jusqu’à 30 femmes, en a vu arriver 36 en 2017. Beaucoup sont rejetées par leur famille ou sont parties brutalement, pour fuir un conjoint violent.
Un projet de vie sur le long terme
« Souvent, elles viennent avec leurs enfants, ce à quoi nous n’étions pas préparées », explique Azza Mzoudi, responsable de la gestion financière du centre, à MEE.
Depuis quinze jours, le personnel du centre suit une formation pour pouvoir s’occuper des enfants et offrir le soutien adéquat. Dans le centre, où les chambres donnent sur une grande cour, un enfant joue tranquillement dans la salle de détente où sont disposés des canapés et une télévision. À côté, se trouvent la salle d’écoute et celle de la visite médicale par laquelle toutes les femmes doivent passer.
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« Un médecin bénévole vient donner des consultations dès que c’est nécessaire. Nous avons aussi un agent de police de confiance que nous pouvons appeler lorsque nous avons un problème. Tout cela fonctionne grâce à notre réseau, basé sur du relationnel », décrit Azza.
Le ministère de la Femme et le ministère des Affaires sociales apportent leur soutien, depuis peu, en tant que partenaires du centre, mais ce dernier s’est bâti grâce aux aides de bailleurs de fonds et au réseau de contacts de Sana ben Achour, juriste et militante des droits de l’homme, qui a fondé l’association Beity en 2012.
« L’idée était de passer des centres de formation ou des centres d’écoute à un réel centre d’hébergement, où l’on puisse aider la femme victime à établir un projet de vie sur le long terme », explique Wafa Fraouis, nouvelle directrice du centre.
Entre 2013 et 2017, le nombre de femmes qui se sont adressées à Beity est passé de 91 à 212
D’après le rapport sur les situations de vulnérabilité chez les femmes, élaboré en 2017 par Beity, le centre et l’unité d’écoute, situés dans un autre local, ont accueilli entre 2013 et 2017 près de 661 femmes, 36 femmes ont été hébergées dans le centre d’hébergement ainsi que 22 enfants.
Le nombre de femmes qui se sont adressées à Beity n’a cessé d’augmenter entre 2013 et 2017, passant de 91 la première année à 212 en 2017 – 81 % d’entre elles ont été victimes de violences physiques. La majorité d’entre elles se trouvent dans des situations économiques très précaires et ont à elles seules la charge des enfants. Il s’agit de femmes sans domicile fixe, de femmes victimes de violences conjugales, de certaines migrantes subsahariennes qui se retrouvent sans papiers et exploitées en Tunisie comme femmes de ménage ou bonnes couchantes ou encore des mères célibataires.
Selon le rapport, elles sont nombreuses à avoir été volontairement abandonnées par leur famille, et sont aussi souvent spoliées de leur héritage, ou de leurs documents personnels comme la carte d’identité ou le carnet de soins.
« Le problème reste la réinsertion. Souvent, les femmes ne veulent pas repartir car elles ont peur de retourner dans un monde hostile. Nous trouvons beaucoup de difficultés à les reloger, les propriétaires n’acceptant pas facilement une mère célibataire, surtout si elle a des enfants », relève Azza qui admet que, parfois, il faut mentir pour pouvoir trouver un nouveau logement à ces femmes.
Durant leur séjour qui peut durer de dix jours à un an, comme dans le cas de Sely, les femmes de Beity établissent avec les résidentes un projet de vie en plus de la reconstruction personnelle.
Pour celles qui viennent de de villes comme Siliana (nord-ouest) ou Sidi Bouzid (centre), c’est une occasion de suivre une formation professionnelle, dans la pâtisserie ou l’esthétique. « Elles doivent assimiler que pour se reconstruire, il faut avoir un objectif. Et surtout, nous les aidons à être indépendantes financièrement », explique Wafa, qui gère les épargnes de chacune pour que le jour de leur départ du centre, elles aient des économies.
« Le problème, c’est qu’elles ont souvent été livrées à elle-même toute leur vie. Alors il est difficile de leur faire accepter cet encadrement et cette routine que l’on instaure à Beity, utile aussi après pour réintégrer le monde du travail », ajoute Samar Mouelhi Driss, psychologue du centre.
Les défis de la nouvelle loi
« Ici c’est comme une famille, vous pouvez vous faire coiffer et maquiller comme vous voulez. On a des heures précises pour manger, on fait aussi beaucoup d’activités culturelles », raconte Sely qui montre, fière, la pièce de théâtre dans laquelle elle a joué durant le festival de la médina, Dream City, organisé on octobre dernier.
Sely a précieusement gardé le badge qu’on lui a donné pour l’occasion sur lequel est écrit « artiste » tout comme son récent diplôme de pâtissière qui lui permet de travailler. Malgré des échecs, parfois, comme une femme n’arrivant pas se réintégrer dans la vie professionnelle par exemple ou ne voulant plus quitter le centre, le personnel de Beity reconnaît que la plupart des femmes qui partent, ont les outils pour affronter leur nouvelle vie.
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La nouvelle loi contre les violences faites aux femmes, votée en juillet dernier et mise en application depuis la mi-février, prévoit en plus d’un renforcement du code pénal sur les violences, un arsenal juridique et logistique pour assurer la prévention, la protection, la prise en charge des victimes et la sanction contre les auteurs d’abus et de violences.
Selon des études récentes menées par le Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme (CREDIF) et le ministère de la Femme, près de 50 % des femmes interrogées disent avoir été victimes de violences ou d’abus dans l’espace public.
« L’une des plus grandes difficultés est d’amener les femmes qui viennent nous voir à prendre conscience que les comportements violents, souvent banalisés dans leur famille ou par leur époux, est une forme de violence qu’elles ne doivent pas accepter, et qu’elles ne doivent pas culpabiliser », explique encore Samar.
Vidéo d’une campagne contre les violences faites aux femmes, réalisée par l’association Beity
Mais la psychologue admet que depuis deux ans, le travail de sensibilisation a porté ses fruits, même au sein de son cabinet. « J’ai de plus en plus de patientes qui viennent en me disant ‘’Je ne veux plus ça’’ ou ‘’J’ai dit à mon père de ne plus faire ça’’. »
La nouvelle loi prévoit aussi une augmentation de ce genre d’infrastructures. Il en existe sept, réparties dans les différentes régions de Tunisie, souvent créés via des associations comme Amal (association pour la famille et l’enfant) ou l’Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (AFTURD) et soutenues par le ministère de la Femme.
« Le soutien étatique, même s’il ne fait que commencer, est intéressant. Nous pouvons parler plus facilement avec le ministère des Affaires sociales pour l’accès au travail de ces femmes par exemple, ou l’accès à un carnet de soins pour leur santé », ajoute Wafa.
Selon le rapport de l’association, la plupart des femmes qui viennent à Beity ont été orientées soit par la société civile, soit par des administrations d’État, des hôpitaux ou des services municipaux.
Malgré cette coopération, le rapport de Beity pointe aussi les défaillances accumulées de l’État tunisien dans les dispositifs de protection des femmes en situation de vulnérabilité. Malgré de nombreux programmes d’aide sociale, le système souffre d’un mauvais ciblage dû aux problèmes de favoritisme d’avant la révolution, un manque de suivi dans les aides et leur évaluation par les citoyens.
En Tunisie, le chômage touche aujourd’hui 15,5 % de la population et… 28 % des femmes
D’où la volonté de Beity de faire en sorte que les femmes deviennent financièrement indépendantes en sortant du centre, pour ne pas avoir à compter seulement sur le filet de protections sociales (qui comporte le programme d’aide aux familles nécessiteuses, l’aide médicale ou encore le fonds de garantie des pensions alimentaires en cas de divorce)
Mais cela n’est pas toujours facile, car en dehors des formations proposées par Beity, les autres programmes d’aide à l’emploi comme le contrat dignité ou le certificat d’aptitude professionnelle n’ont pas fait l’objet de suivi ou d’évaluation d’impact en Tunisie, tout comme les programmes d’aide à l’entrepreneuriat pour les femmes, qui ont montré leurs limites.
La réinsertion économique des femmes de Beity est donc aussi tributaire de la politique de l’État sur l’emploi. En Tunisie, le chômage touche aujourd’hui 15,5 % de la population et… 28 % des femmes.
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