Béji Caïd Essebsi affole la scène politique en jouant la carte féministe
TUNIS - Président versus mufti, Constitution versus Coran, droit fondamental versus tactique politicienne. Le discours du président de la République, Béji Caïd Essebsi (BCE), le 13 août lors de la Journée nationale de la femme et de la famille a mis le feu à la scène politique en évoquant la possibilité de supprimer les circulaires interdisant aux Tunisiennes de se marier à des non-musulmans et d'établir une égalité d'héritage entre hommes et femmes – aujourd'hui l'homme reçoit deux parts, la femme une seule.
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Le chef de l'État a affirmé que ces droits, non seulement n'étaient pas contraire au Coran, mais allaient dans le sens de la nouvelle Constitution. Ce discours intervient quelques semaines à peine après que l'assemblée a voté une loi contre les violences faites aux femmes, saluée par tous.
C'est la question de l'héritage qui a fait le plus réagir la classe politique. Tayar al Mahaba (Courant de l'amour, proche de l'Arabie saoudite) a, le soir même, lancé une pétition pour demander aux députés de mettre fin aux fonctions du président en utilisant l’article 88.
« Est-ce une question primordiale ? »
-Monia Ibrahim, députée Ennahdha
En l'absence de son président, Rached Ghannouchi, en congé à l’extérieur du pays, le parti islamiste Ennahdha, membre de la coalition présidentielle, n'a pas réagi officiellement. Mais la députée Monia Ibrahim s'est faussement interrogée sur une radio nationale : « Est-ce une question primordiale ? ».
Seulement, durant cette Journée de la femme, aussi 61e anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel, Wassila Zoghlami, membre du bureau exécutif d'Ennahdha en charge des questions des femmes, avait affirmé que le parti soutenait l'égalité entre hommes et femmes dans tous les domaines, y compris celui de l'héritage.
Le sujet divise
C'est sûrement cette fracture que cherchait BCE dans son texte offensif, qui a surpris tout le monde. À quatre mois des élections municipales, à deux ans de la prochaine présidentielle et alors que son parti, Nidaa Tounes, est toujours groggy après plusieurs vagues de départs, le chef de l'État a pu être tenté de semer le trouble chez ses principaux adversaires. Et reconquérir ainsi une popularité perdue au profit du Premier ministre Youssef Chahed, qui a lancé depuis ce printemps une opération anti-corruption qui vise d'ailleurs des proches du président.
C'est en tout cas l'analyse de Moncef Marzouki, ancien président provisoire de la République, qui a critiqué une posture « politicienne » dans un style toujours aussi pugnace : « Je ne vais pas me laisser entraîner dans la clameur soulevée intentionnellement par Essebsi, ma position en tant que militant des droits de l’homme sur l’affaire (...) est déclarée depuis vingt ans quand l’homme n’ouvrait la bouche sur aucun sujet ».
Le sujet divise aussi de l'autre côté de l'échiquier politique. La société civile se félicite du discours, sans être dupe de la manœuvre politicienne, mais attend de voir la réelle portée sur le terrain. En mai 2016, Mehdi Ben Gharbia, aujourd'hui ministre en charge des Relations avec la société civile – mais qui n'était alors que député – avait voulu déposer une proposition de loi sur l'égalité homme-femme devant l'héritage.
Il a dû y renoncer devant l'opposition d'Ennahdha et même du Front populaire (FP, gauche), dont à l'époque le président Hamma Hammami, leader diu FP, avait avancé le même argument de « priorité » que Monia Ibrahim.
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Mais les répercussions ne sont pas que politiques. Le mufti, Ohtmane Battikh, comme en mai 2016, s'est insurgé déclarant que le Coran était « très clair » sur la question de l'héritage. Résultat, le secrétaire général du syndicat national des cadres religieux, Fadhel Achour, a demandé au mufti de démissionner.
Pour mener à bien ces travaux, Béji Caïd Essebsi a annoncé la création d'un comité des libertés individuelles et de l'égalité auprès de la présidence de la République. Il sera dirigé par la député féministe Bochra Belhaj Hamida et devrait donc être assez offensif sur ces deux questions, obligeant ainsi Ennahdha, et les autres partis politiques, à prendre une position claire. Exactement ce qu'ils veulent éviter alors que les scrutins pointent à l'horizon.
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