Le mythe de l’unité nationale est en train de détruire les médias turcs
Les Turcs de l’étranger ont appris il y a très longtemps à ne plus être choqués par les nouvelles absurdes qui émergent du pays que nous appelons notre patrie.
Alors, quand le mois dernier, j’ai reçu sur mon fil d’actualité l’histoire d’un présentateur turc qui menaçait, pas vraiment implicitement, de tuer des gens vivant dans les quartiers « laïcs » d’Istanbul, où j’ai passé la plupart de mes années d’adolescence, ma réaction s’est limitée à un profond soupir.
Le présentateur en question, Ahmet Keser, a fait ces remarques controversées dans son émission matinale sur Akit TV, la chaîne de télévision sœur du quotidien pro-gouvernemental ultraconservateur et complotiste YeniAkit. Réagissant aux allégations selon lesquelles l’armée turque aurait tué des civils à Afrin en Syrie, Keser a déclaré : « [Ils prétendent] que l’armée de la République turque tue des civils [à Afrin]… pourquoi l’armée irait-elle là-bas tuer des civils ?
« Si nous avions l’intention de tuer des civils, nous aurions commencé par Cihangir, Nişantaşı, Etiler, n’est-ce pas ? Ce que je veux dire, c’est qu’il y a beaucoup de traîtres là-bas… ainsi qu’au Parlement turc. »
Tentative de « saboter l’unité de notre nation »
Ses remarques étaient sans aucun doute dérangeantes, mais pas inattendues – Keser et ses collègues d’Akit avaient été accusés de racisme, d’antisémitisme, de misogynie, d’insultes anti-LGBT et de propagation de discours de haine à de nombreuses reprises avant cela.
Mais l’opinion publique turque – et plus étonnamment, le gouvernement turc – n’ont pas laissé passer cette attaque flagrante contre la classe moyenne laïque de Turquie : Keser a été rapidement forcé de démissionner.
Le manque de vérification des faits et la foi aveugle dans les articles positifs sur l’opération ont atteint des niveaux sans précédent
Interrogé sur les propos d’Ahmet Keser, Mahir Unal, le porte-parole du parti au pouvoir, l’AKP, a déclaré que « les procureurs d’Istanbul [avaient] ouvert une enquête ».
« Nous n’accepterons jamais cela, nous n’approuverons jamais cela », a ajouté Unal. « C’est une tentative visant à saboter l’unité de notre nation. »
La réaction ferme et posée du gouvernement à cette saga a été un soulagement pour certains membres de l’opposition turque, qui – surtout après les manifestations du parc Gezi en 2013 lorsqu’ils avaient été qualifiés de « pillards » par le président Recep Tayyip Erdoğan lui-même – se sentaient de plus en plus pris pour cible dans leur propre pays.
Mais malheureusement, la réaction du gouvernement aux paroles de Keser n’était rien de plus qu’un bref signal bienvenu. Que le gouvernement soit prêt à empêcher un présentateur d’évoquer l’élimination d’une partie de la société turque à la télévision nationale est un développement bienvenu, mais la diabolisation des points de vue divergents et la persécution des voix pro-kurdes restent un gros problème en Turquie.
Lignes directrices pour la couverture de l’opération à Afrin
Le jour où l’opération de la Turquie à Afrin, baptisée Rameau d’olivier, a débuté fin janvier, le Premier ministre turc Binali Yıldırım a accueilli des représentants des principaux médias du pays dans le pavillon Vahdettin à Istanbul.
Aux côtés des noms habituels des médias pro-gouvernementaux, des représentants des médias laïcs, kémalistes et traditionnellement anti-Erdoğan étaient également présents – principalement parce qu’ils soutenaient pleinement l’opération de l’armée turque contre les YPG kurdes en Syrie.
L’objectif de la rencontre était de donner aux journalistes des « recommandations » sur la façon de couvrir l’opération. Selon les médias turcs et certains journalistes présents lors de la rencontre, une liste de recommandations en quinze points a été présentée, y compris des instructions sur la façon dont la couverture médiatique devrait souligner que l’attaque militaire cible des « organisations terroristes » – y compris l’État islamique, lequel n’est toutefois pas présent à Afrin actuellement – et comment l’armée turque ferait tout son possible pour protéger la vie des civils.
Les journalistes ont également été encouragés à ne pas citer d’articles négatifs provenant des médias étrangers sur les actions de l’armée turque à Afrin dans leur couverture nationale.
Les principaux médias turcs, tant les pro-gouvernementaux que l’opposition laïque, ont religieusement suivi les recommandations du gouvernement. L’opération a été unanimement saluée comme « un succès », tandis que des signalements vérifiés de manière indépendante concernant la mort de civils ont été complètement ignorés.
L’armée a prétendu avoir « neutralisé » des milliers de « terroristes » à Afrin sans tuer un seul civil, et tous les médias traditionnels ont rapporté ces chiffres – objectivement incroyables – sans discuter.
La motivation de l’opération Rameau d’olivier reste également incontestée et la « nécessité stratégique » de cette opération transfrontalière est considérée comme acquise. Les quelques journalistes qui ont été envoyés sur les lignes de front avec l’accréditation de l’État se sont contentés de reprendre les brèves citations du gouvernement et de l’armée.
Des détracteurs réduits au silence
Le manque de vérification des faits et la foi aveugle dans les articles positifs sur l’opération ont atteint des niveaux sans précédent. Le point culminant est survenu lorsque Habertürk, l’une des chaînes d’information les plus populaires de Turquie, a diffusé un clip vidéo tiré du populaire jeu sur PC Medal of Honor, affirmant qu’il représentait les lignes de front de l’opération à Afrin.
Ce sont tous des signes qui montrent que le fait de réduire au silence les dissidents en Turquie n’en est qu’au début
Dans l’ensemble – que ce soit sous la pression du gouvernement, l’autocensure, l’empressement à plaire à un public qui soutient massivement cette intervention ou une croyance nationaliste honnête que l’armée ne peut commettre aucune erreur –, les médias traditionnels n’ont pas laissé de place à un débat objectif concernant l’opération Rameau d’olivier.
Entre-temps, les rares détracteurs ont été rapidement réduits au silence par l’État, même sur les réseaux sociaux. Quelques jours seulement après le début de l’opération et la rencontre entre le Premier ministre et les médias à Istanbul, des dizaines de personnes, dont des politiciens, des journalistes et des activistes, ont été arrêtées pour « propagande terroriste » concernant l’incursion en Syrie.
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L’agence de presse publique turque Anadolu a déclaré que quatre-vingt-onze personnes avaient été arrêtées dans les deux jours qui ont suivi le début de l’opération, lors de raids contre la « propagande noire » menés dans treize provinces. Après ces raids, Yıldırım a déclaré que le gouvernement avait commencé à tenir les gens responsables de tentatives visant à « calomnier l’opération qui sert la paix ».
« La priorité de notre gouvernement est la sécurité de la vie et de la propriété de chaque civil dans notre pays et dans la région », a déclaré Yıldırım. « Certains je-sais-tout commentent [les allégations de morts civiles], mais ils ne se rendent pas compte qu’en parlant ainsi, ils servent le programme d’une organisation terroriste. »
Guerres de propagande
À la fin du mois dernier, le gouvernement turc a adopté un projet de loi exigeant que les radiodiffuseurs en ligne soient autorisés et réglementés par RTÜK, le conseil de l’audiovisuel national turc. Si le nouveau projet de loi est adopté, il donnera aux autorités une large marge de manœuvre pour cibler tout contenu diffusé sur Internet, y compris les sites d’information indépendants qui critiquent le gouvernement.
Le ministre des Transports, Ahmet Arslan, qui supervise également la réglementation de l’Internet, a déclaré que tout contenu allant « à l’encontre de la sécurité nationale [et] l’ordre moral du pays » serait bloqué si le projet de loi était inscrit dans la loi.
Ce sont tous des signes qui montrent que le fait de réduire au silence les dissidents en Turquie n’en est qu’au début.
Les médias turcs et le gouvernement ne sont pas les seules sources de fausses déclarations dans la couverture de l’opération à Afrin. Certains organismes de presse occidentaux ont rapidement qualifié l’incursion turque d’attaque déraisonnable, injustifiée et même « barbare », sans fournir de contexte sur la lutte en cours de la Turquie contre le PKK et ses rappels répétés qu’elle considère la présence des YPG à sa frontière sud-est comme une menace existentielle.
Aussi, depuis le début de l’opération, les réseaux sociaux turcs ont été submergés par des tentatives de contre-propagande, avec des images dévastatrices d’enfants blessés et assassinés provenant de différents champs de bataille en Syrie, présentés comme s’ils venaient d’Afrin.
Nationalisme toxique
Bien sûr, rien de tout cela ne justifie le fait de réduire au silence les opposants à l’opération Rameau d’olivier en Turquie, ni la représentation superficielle et unilatérale donnée par les médias turcs traditionnels des développements à la frontière sud-est du pays.
En qualifiant toute critique d’une opération militaire de trahison et de soutien au terrorisme, la Turquie s’engage sur une voie qui ne mène à rien d’autre qu’à un nationalisme toxique et à une nouvelle détérioration du droit à l’expression démocratique.
Nous avons tous été témoins de la façon dont les médias américains ont contribué aux ravages causés par les États-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001 en rejetant leurs normes journalistiques et le scepticisme à l’égard des incursions militaires de leur pays au nom de l’unité nationale et du chauvinisme.
Les médias turcs tombent actuellement dans le même piège.
- Birce Bora est une journaliste et chercheuse turque basée à Londres. Elle est titulaire d’un doctorat en journalisme de City, University of London. Sa thèse examinait la représentation de la Turquie dans la presse écrite britannique entre 2007 et 2013.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des combattants de l’opposition syrienne soutenus par la Turquie aperçus dans le village de Jamanli, au nord-est de la ville syrienne d’Afrin, le 3 mars 2018, alors que de la fumée s’élève d’un site des YPG en arrière-plan (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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