Armes chimiques en Syrie : l’hypocrisie de l’action militaire et des « lignes rouges »
La crise syrienne occupe une place à part depuis le début des soulèvements arabes. Des mesures proactives prises par des groupes d’opposition nationaux avaient provoqué les révoltes que l’on sait en Tunisie, en Libye et en Égypte – toutes déclenchées par des civils porteurs de protestations ostensiblement apolitiques, principalement axées sur des griefs économiques liés au statu quo destructeur du XXesiècle.
En Tunisie et en Égypte, l’axe géopolitique et les structures des institutions étatiques ont empêché Zine el-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak de commettre des atrocités de masse pendant la répression des révoltes. En Libye, Mouammar Kadhafi a recouru à la force militaire contre les manifestants, sans même comprendre à qui il était confronté, et le pays a vite sombré dans la guerre civile.
La Syrie représentait le dernier maillon de la chaîne des soulèvements arabes, et ils ont été réprimés dans ce pays dans une sanglante violence incomparable aux autres. Aux premiers jours des manifestations syriennes de 2011, des jeunes écrivaient sur les murs des messages comme, « Le peuple veut renverser le régime ». Ainsi, la révolte syrienne a commencé dans un contexte politique bien particulier.
Les révolutionnaires étaient donc différents, mais le pouvoir aussi. Les dirigeants baasistes syriens ont tiré les leçons du sort d’autres régimes arabes et ont réagi d’une manière extrêmement sanguinaire, comme déjà plusieurs fois auparavant.
La mise à l’écart de Ben Ali ou de Moubarak, à l’inverse d’Assad, ne déclenchait pas une crise existentielle pour l’establishment étatique de leur pays
Contrairement au président syrien Bachar al-Assad, les dictateurs tunisien, libyen et égyptien n’étaient pas les propriétaires du régime, en raison de la dynamique géopolitique et des relations internes de pouvoir. Aucun d’entre eux n’avait hérité de leur place par le sang, et leur mise à l’écart, bien que toujours problématique, ne déclenchait donc pas une crise existentielle pour l’establishment étatique de leur pays.
Assad, au contraire, a reçu de son père une dynastie confessionnelle. Des considérations géopolitiques intérieures et régionales complexes ont sous-tendu l’installation de son pouvoir aux dépens d’une confession minoritaire de son pays. D’un côté, les relations de la Syrie avec l’Iran et la Russie, et de l’autre l’existence d’Israël – prétexte si commode – ont fourni au régime syrien un contexte géopolitique particulier. La coopération américano-iranienne après l’invasion de l’Irak n’a fait que renforcer la position de la Syrie.
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Tous ces facteurs pointaient dans la même direction : pour assurer sa survie, le pouvoir baasiste était prêt à un nouveau bain de sang. Le peuple syrien a été soumis à une version « XXIesiècle » du génocide rwandais, mais au ralenti, endurant sept années de massacres aveugles, de frappes de missiles et de recours aux armes chimiques.
Défendre l’État baasiste, par un bain de sang si nécessaire
Bains de sang, massacres, exécutions extrajudiciaires, torture et oppression figuraient déjà dans le lexique organique des Syriens. À la fin des années 1970, le régime baasiste se préparait à faire la guerre à l’opposition : « Il exigeait une loyauté absolue : quiconque ne se rangeait pas du côté du régime devenait un ennemi à abattre. La priorité, c’était de défendre l’État baasiste, par un bain de sang si nécessaire. Après tout, Staline avait sacrifié dix millions de ses concitoyens pour préserver la révolution bolchévique : la Syrie ne se priverait pas d’en faire autant », écrit Patrick Seale dans Asad : The Struggle for the Middle East.
Le régime d’Assad s’est consacré au long des sept dernières années à appliquer à toute la Syrie le traitement infligé à Hama
Selon un passage de Thomas Friedman dans From Beirut to Jerusalem, un homme d’affaires libanais, impliqué dans plusieurs contrats avec le général syrien Rifaat Assad, a rapporté un jour leur conversation au sujet de la rébellion de Hama. « Je dirais que vous avez tué 7 000 personnes là-bas, n’est-ce-pas ? », demanda l’homme d’affaires à Rifaat, écrit Friedman dans son ouvrage. Loin de minimiser l’ampleur de la tragédie, Rifaat aurait répondu : « 7 000 ? Mais de quoi parlez-vous ? Non, non : on en a tué 38 000 ».
Le régime d’Assad s’est consacré au long des sept dernières années à appliquer à toute la Syrie le traitement infligé à Hama.
Le soupçon d’utilisation d’armes chimiques par le gouvernement syrien à Douma, dans la Ghouta orientale, le 7 avril, a rappelé au monde entier la fameuse « ligne rouge », fixée en 2012 par le président américain Barack Obama, au sujet de l’utilisation d’armes chimiques. Depuis lors, cette ligne rouge s’est muée en feu vert pour d’autres massacres, perpétrés non seulement par Assad, mais aussi par le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.
En 2013, M. Obama a sollicité du Congrès une intervention militaire en Syrie, mais le vote lui fut défavorable. De fait, en refusant d’appeler « coup d’État » les événements du 3 juillet 2013, Obama a donné le feu vert, non seulement à Assad, mais aussi à Sissi.
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Le régime de Sissi a reçu son feu vert lorsqu’il a commis un massacre en direct à la télévision, ciblant des milliers de manifestants pacifiques sur la place Rabia, entre autres endroits. Assad et ses complices ont parfaitement compris qu’Obama et l’UE venaient de donner au régime égyptien sanguinaire le feu vert de leur soutien passif. La flamme du changement allumée en 2011 a été éteinte en Égypte deux ans plus tard – nouveau cadeau offert sur un plateau d’argent au régime d’Assad.
Une vision sanglante de l’avenir
La Syrie n’est plus qu’une douloureuse plaie ouverte – et les soutiens et partisans du régime syrien n’ont rien d’autre à offrir aux Syriens que toujours plus de souffrances. Leur seule vision de l’avenir, c’est le maintien du régime au prix de tous les massacres nécessaires, et faire de leur pays une Syrie sans Syriens. Ils s’acharnent à tuer, en espérant que les millions de réfugiés syriens ne reviendront jamais chez eux et que les sept millions de Syriens déplacés à l’intérieur du pays resteront là où ils sont désormais.
Quand on ignore les exigences de changement, on ne récolte que l’accumulation de toujours plus de colère et la réincarnation du terrorisme sous de nouveaux noms et de nouvelles formes
Or, s’imaginer qu’en sacrifiant les Syriens, ils pourraient apaiser leur peur maladive d’une modification du statu quo régional relève de l’hallucination caractérisée. Quand on ignore les exigences de changement, on ne récolte que l’accumulation de toujours plus de colère et la réincarnation du terrorisme sous de nouveaux noms et de nouvelles formes.
À dessein – mais à tort – le problème syrien n’a pas été dès le début reconnu pour ce qu’il était, une crise géopolitique, car sa résolution aurait impliqué le bouleversement du statu quo régional. On s’est plutôt contenté de réduire la crise syrienne à un problème de terrorisme ou d’armes chimiques. Résultat : la pire tragédie humanitaire du XXIe siècle, et une situation géopolitique qui se détériore toujours un peu plus.
Une réponse militaire partielle à l’utilisation d’armes chimiques par le régime et ses partisans à Douma évoque seulement le même sentiment de déjà-vu qu’au long des sept dernières années. Notre seule chance d’apporter une solution globale, c’est de traiter la crise syrienne pour ce qu’elle est : un problème géopolitique et une tragédie humaine.
Une perspective biaisée qui craindrait davantage le changement démocratique que les armes chimiques, ou le bouleversement du statu quo que le terrorisme, relève de la même hypocrisie que la « ligne rouge » d’Obama.
- Taha Özhan est membre du Parlement turc et président de la commission des affaires étrangères. C’est également un universitaire et écrivain. Özhan est titulaire d’un doctorat en politique et relations internationales. Il commente et écrit fréquemment pour les médias internationaux. Son dernier livre s’intitule Turkey and the Crisis of the Sykes-Picot Order( 2015). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @TahaOzhan
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Photo : Donald Trump lors d'une réunion avec les hauts dirigeants militaires à la Maison-Blanche. Le président américain Donald Trump a déclaré le 11 avril 2018 que « des missiles viendront » en réponse à une attaque chimique présumée en Syrie, défiant les avertissements russes contre une grève (AFP).
Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabiès.
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