L’opération secrète menée par la Grande-Bretagne pour renverser Assad
Certains commentateurs dans les médias traditionnels britanniques estiment que le Royaume-Uni n’a « rien fait » dans la guerre en Syrie et déplorent que le pays n’ait pas contribué à y mettre fin.
En réalité, la Grande-Bretagne est engagée depuis plus de six ans dans une opération secrète menée en coopération avec ses alliés pour renverser le président Bachar al-Assad, et cette politique contribue à prolonger et à radicaliser cette terrible guerre. C’est l’action – et non l’inaction – britannique qui représente le plus gros problème en Syrie. Plusieurs années pourraient être nécessaires pour que toute l’histoire de cette opération secrète finisse par sortir, mais certains éléments peuvent déjà être reconstitués.
Renforcer son emprise sur le Moyen-Orient
Les opérations secrètes britanniques semblent avoir commencé fin 2011, quelques mois après que des manifestations populaires ont commencé à défier le régime syrien en mars de la même année. Déjà répressif à l’époque, le régime d’Assad a employé la violence pour tenter de réprimer les protestations, tirant régulièrement sur les foules, arrêtant des citoyens par milliers et torturant de nombreuses personnes.
À mesure que le nombre de victimes du régime augmentait, l’opposition a également grandi. Le Royaume-Uni et ses alliés ont vu se présenter une opportunité qu’ils recherchaient depuis longtemps, celle de supprimer un régime nationaliste indépendant dans la région et de renforcer leur emprise globale sur le Moyen-Orient.
Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères William Hague envisageait de mettre en place un gouvernement intérimaire dans le nord de la Syrie et de « rassembler » les forces d’opposition syriennes sur le terrain dans le but de renverser Assad
Le Qatar a commencé à envoyer des armes à des groupes d’opposition en Syrie avec l’approbation des États-Unis au printemps 2011 ; en l’espace de quelques semaines, l’administration Obama a reçu des rapports indiquant que ces armes parvenaient à des groupes armés. En novembre, l’ancien responsable de la CIA Philip Giraldi a écrit que « des avions de combat de l’OTAN non identifiés » arrivaient en Turquie, livraient des armes et déployaient 600 combattants en provenance de Libye pour soutenir l’Armée syrienne libre (ASL), un groupe de déserteurs de l’armée syrienne.
Le MI6 britannique et les forces spéciales françaises auraient assisté les combattants syriens et évalué leurs besoins en matière de formation, d’armement et de communication, tandis que la CIA fournissait du matériel de communication et des renseignements.
Ainsi, le gouvernement de David Cameron a lancé une action secrète en Syrie alors qu’il venait de renverser Mouammar Kadhafi en Libye, où il a également travaillé aux côtés d’islamistes. Certains des militants libyens qui ont rejoint l’insurrection syrienne auraient été formés par des forces britanniques, françaises ou américaines en Libye pour combattre Kadhafi. Quelques-uns d’entre eux ont rejoint plus tard l’État islamique ou la filiale d’al-Qaïda en Syrie, le Front al-Nosra, devenu le groupe rebelle syrien le plus puissant.
Le « réseau d’exfiltration » d’armes
La Grande-Bretagne s’est impliquée dans le « réseau d’exfiltration » d’armes livrées en Syrie depuis la Libye via le sud de la Turquie, qui a été autorisé début 2012 à la suite d’un accord secret conclu entre les États-Unis et la Turquie. Révélé par le journaliste Seymour Hersh, le projet a été financé par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar, tandis que « la CIA, avec le soutien du MI6, était responsable de l’acheminement vers la Syrie des armes issues des arsenaux de Kadhafi ».
L’opération n’a pas été divulguée aux commissions de renseignement du Congrès américain, ce qu’exige pourtant la loi américaine, et « l’implication du MI6 a permis à la CIA de contourner la loi en classant la mission comme une opération de liaison ».
Hersh a noté qu’« un grand nombre d’individus en Syrie qui ont finalement reçu les armes étaient des djihadistes », dont certains étaient affiliés à al-Qaïda. En effet, on pense que le Qatar – qui était le principal allié du Royaume-Uni dans l’éviction de Kadhafi et reprenait désormais son rôle en Syrie – fournissait des armes et de l’argent au Front al-Nosra. Le Telegraph a rapporté les propos d’un diplomate du Moyen-Orient selon lesquels le Qatar était responsable du fait que le Front al-Nosra « avait de l’argent, des armes et tout ce dont il [avait] besoin ».
En 2012, l’armée britannique a élaboré des plans pour former une armée de 100 000 rebelles syriens « modérés » dans le but de renverser Assad, censée marcher sur Damas sous couverture aérienne occidentale et du Golfe. Cameron a été informé que cette initiative « d’extraction, d’équipement et de formation » nécessiterait une année pour se développer, mais le Conseil de sécurité nationale britannique a rejeté l’idée, la jugeant trop risquée.
Toutefois, le plan américain visant à former une vaste force de rebelles syriens, apparu en 2013, a été décrit comme un « écho » de ce plan britannique.
La formation de rebelles par le Royaume-Uni dans des bases en Jordanie dans le but de combattre Assad a été autorisée vers cette époque ; on a ainsi rapporté que des forces spéciales opérant depuis ces bases auraient « probablement » été envoyées en Syrie pour des missions. En août 2012, la base militaire et de renseignement britannique à Chypre transmettait également des renseignements à l’ASL par l’intermédiaire de la Turquie, tandis que la Grande-Bretagne fournissait aux groupes rebelles des téléphones satellites pour coordonner des opérations militaires.
De même, le ministère des Affaires étrangères « enseign[ait] des compétences en matière de négociation et de “stabilisation” aux dirigeants de l’opposition et prodigu[ait] des conseils pour s’adresser au peuple syrien et à des publics internationaux ».
Des armes acheminées vers des groupes extrémistes
Les États-Unis étaient pleinement conscients du fait que la plupart des armes fournies par leurs alliés saoudiens et qataris parvenaient à « des djihadistes islamistes extrémistes et non aux groupes d’opposition plus laïcs », a-t-on rapporté. Pourtant, la participation américaine et britannique à la guerre s’est encore intensifiée en novembre 2012 lorsque, lors d’une conférence au Qatar des « Amis de la Syrie », un groupe de pays opposés à Assad, la Grande-Bretagne a annoncé qu’elle cherchait à organiser les rebelles armés syriens pour en faire une « force de combat efficace ».
Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères William Hague envisageait de mettre en place un gouvernement intérimaire dans le nord de la Syrie et de « rassembler » les forces d’opposition syriennes sur le terrain dans le but de renverser Assad.
Deux jours plus tard, le général David Richards, chef d’état-major de la défense britannique, a convoqué une réunion à Londres pour intensifier l’armement de l’opposition. Peu de temps après, les États-Unis ont coordonné un pont aérien de 3 000 tonnes d’armes destinées à l’ASL depuis la Croatie, avec l’aide de la Grande-Bretagne et d’autres États européens, une initiative payée par l’Arabie saoudite.
Les opérations déployées en Syrie par les Britanniques avec leurs alliés comprennent depuis plusieurs années un travail de soutien et de renforcement des capacités de groupes extrémistes et djihadistes
Lord Ashdown, l’ancien chef des Libéraux-démocrates, a déclaré plus tard que cette quantité massive d’armes finissait « presque exclusivement entre les mains des groupes djihadistes les plus radicaux ». Le Front al-Nosra et un autre groupe extrémiste islamiste, Ahrar al-Sham, se sont emparés de certaines des armes fournies à l’ASL, tandis que d’autres ont accidentellement été récupérées par des combattants de l’État islamique dans l’Irak voisin.
La Grande-Bretagne était étroitement associée au programme « Timber Sycamore » d’Obama lancé en avril 2013, qui est devenu la principale opération américaine de fourniture d’armes et de formation à destination de groupes d’opposition syriens soi-disant « vérifiés et approuvés ». Les salles de commande en Turquie et en Jordanie, gérées par des responsables des services de renseignement américains, britanniques, turcs, français, saoudiens et émiratis, fournissaient des missiles antichars et des roquettes à divers groupes d’opposition.
Encore une fois, de nombreuses armes sont tombées entre les mains de l’État islamique et d’al-Qaïda, parfois après avoir été échangées sur le marché noir. Les États-Unis ont injecté plus d’un milliard de dollars dans Timber Sycamore, une opération qui n’a été clôturée qu’en 2017 par le président Donald Trump.
Un « bureau de presse » pour l’ASL
À l’automne 2013, la Grande-Bretagne a entrepris un recentrage majeur de sa campagne de soutien à l’opposition syrienne, qui s’avérait être dominée et dirigée par des extrémistes et des djihadistes. Le Guardian a révélé que le pays versait 2,4 millions de livres sterling (environ 2,75 millions d’euros) à des entrepreneurs privés pour fournir « un soutien en matière de communication stratégique et d’opérations médiatiques à l’opposition armée modérée en Syrie », une initiative qui a été décrite comme un « bureau de presse de l’Armée syrienne libre » géré par la Grande-Bretagne.
Jaych al-Islam (« Armée de l’Islam »), une coalition nouvellement formée, constituée d’une cinquantaine de factions islamistes et financée par l’Arabie saoudite, était l’un des groupes classés par la Grande-Bretagne au sein de l’« opposition armée modérée ».
Plus tard dans l’année, des envoyés spéciaux britanniques et américains ont rencontré en secret à Ankara les dirigeants de certains groupes d’opposition islamistes syriens dans le but de forger une nouvelle alliance entre eux, selon les informations relayées. Le Telegraph a noté que lors des discussions, « des groupes militants ont exigé un État extrémiste régi par la charia, alors que les forces laïques qu’ils soutenaient auparavant perd[aient] du terrain ».
La politique britannique, comme celle des alliés de la Grande-Bretagne, a contribué à aggraver la souffrance des Syriens et n’a aucunement été motivée par leur détresse. Elle a également contribué à la menace terroriste à l’échelle nationale
Si nous ignorons quels sont les groupes militants rencontrés par les responsables britanniques, il s’avère néanmoins qu’une nouvelle coalition, le Front islamique, est apparue autour de cette période et englobait Jaych al-Islam et Ahrar al-Sham, qui coopérait régulièrement avec le Front al-Nosra et l’État islamique jusqu’en janvier 2014. Le cofondateur d’Ahrar al-Sham, Abou Khaled al-Souri, était le représentant d’al-Qaïda en Syrie avant d’être tué en février 2014 ; une série de transferts d’argent et des contacts personnels l’avaient également relié aux attentats de Madrid de 2004.
Les opérations secrètes britanniques et américaines étaient entièrement axées sur le renversement d’Assad pendant les premières années de la guerre. Les États-Unis ont commencé leurs frappes aériennes contre l’État islamique en Syrie en septembre 2014. Je n’ai trouvé aucune preuve de la formation au combat contre l’État islamique de rebelles syriens par la Grande-Bretagne avant mai 2015, date à laquelle Londres a envoyé 85 soldats en Turquie et en Jordanie afin de former des rebelles pour lutter également contre Assad.
En juillet 2015, la Grande-Bretagne formait des Syriens en Arabie saoudite, en Turquie, en Jordanie et au Qatar pour combattre l’État islamique, mais la guerre contre Assad se poursuivait également.
Le mythe de l’opposition modérée
Les opérations déployées en Syrie par les Britanniques avec leurs alliés comprennent depuis plusieurs années un travail de soutien et de renforcement des capacités de groupes extrémistes et djihadistes. En 2016, l’ancien ambassadeur britannique en Syrie, Peter Ford, a déclaré à une commission d’enquête parlementaire que l’existence de groupes « modérés » au sein de l’opposition armée était « en grande partie imaginaire ».
Même si l’ASL comportait quelques unités laïques, elle était dans les faits alliée à l’État islamique jusqu’à fin 2013 et collaborait avec l’organisation sur le champ de bataille jusqu’en 2014, malgré les tensions entre les deux groupes. « Nous entretenons de bonnes relations avec nos frères de l’ASL », a affirmé en 2013 Abou al-Atheer, dirigeant de l’État islamique, après avoir acheté des armes à l’ASL.
Les rebelles soutenus par le Royaume-Uni entretenaient une relation encore plus étroite avec le Front al-Nosra. Paul Wood, de la BBC, a rapporté en 2013 que « l’ASL [était] si proche du Front al-Nosra qu’elle [avait] presque fusionné ». L’ASL a collaboré régulièrement avec le Front al-Nosra tout au long du conflit.
En 2015, une affaire judiciaire portée devant la cour criminelle de l’Old Bailey contre Bherlin Gildo, un ressortissant suédois accusé d’avoir fréquenté un camp d’entraînement terroriste pour combattre en Syrie, s’est effondrée lorsqu’il s’est avéré que les services de renseignement britanniques soutenaient les mêmes groupes d’opposition que lui. Les médias britanniques ont rapporté que Gildo combattait soit dans les rangs du Front al-Nosra, soit au sein d’un groupe djihadiste affilié, Kataib al-Muhajireen.
On ne savait pas, néanmoins, si la Grande-Bretagne soutenait réellement ce groupe en particulier ; l’effondrement de cette affaire est plus probablement lié au fait que la Grande-Bretagne soutenait l’opposition armée sous la forme de l’ASL et que ces forces étaient en grande partie impossibles à distinguer des groupes djihadistes rejoints par des individus comme Gildo.
S’il est peu probable que la Grande-Bretagne ait directement armé ou formé des groupes djihadistes en Syrie, sa guerre secrète a toutefois prolongé la certitude que ces groupes profitent de ses politiques. « L’Occident ne remet pas véritablement les armes à al-Qaïda, encore moins à l’État islamique, mais le système qu’il a construit entraîne précisément cette issue », a noté Alastair Crooke, ancien responsable au sein du MI6. Les armes fournies à l’ASL étaient « perçues comme une sorte de Walmart [supermarché] qui permettait aux groupes les plus radicaux de se servir en armes et de poursuivre le djihad ».
L’effort déployé dans le but de « contrôler » les groupes avant qu’ils ne reçoivent l’aide occidentale a sonné comme une reconnaissance du rôle dominant joué par les groupes extrémistes au sein de l’opposition – mais cette politique s’est avérée en grande partie vide de sens. L’opération secrète britannique a fait partie d’un programme massif dans le cadre duquel l’Arabie saoudite a dépensé « plusieurs milliards » de dollars et le Qatar 3 milliards de dollars pour financer des groupes majoritairement extrémistes.
Les parlementaires induits en erreur
En 2017, le gouvernement britannique a révélé avoir dépensé 199 millions de livres (environ 229 millions d’euros) depuis 2015 pour soutenir l’« opposition modérée » opposée à Assad et à l’État islamique.
Ce soutien comprenait des « équipements de communication, médicaux et logistiques » et la formation de journalistes au développement de « médias syriens indépendants ». Néanmoins, les détails des dernières opérations secrètes britanniques en date demeurent obscurs et peu d’informations ont permis de dévoiler le rôle joué par le Royaume-Uni.
La politique active et belliqueuse de la Grande-Bretagne contre la Syrie est un désastre pour la population des deux pays
Le gouvernement apporte actuellement des réponses trompeuses aux questions parlementaires. La semaine dernière, le gouvernement n’a pas répondu à une question du député travailliste Lloyd Russell-Moyle, qui demandait quels groupes armés avaient été formés par le Royaume-Uni depuis 2012 ; à la place, il a sous-entendu qu’il formait seulement depuis 2016 des groupes luttant contre l’État islamique.
En réponse à une autre question parlementaire posée le mois dernier au sujet du nombre de soldats dont la Grande-Bretagne dispose actuellement en Syrie, le gouvernement a également éveillé les soupçons en ne répondant pas précisément, attestant uniquement de la présence de 600 soldats déployés à travers le Moyen-Orient, encore une fois dans le seul but de combattre l’État islamique.
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En parallèle, le gouvernement britannique continue de faire valoir que les « principaux groupes d’opposition armés sur le terrain » en Syrie « ne sont pas terroristes » et soutiennent au contraire un règlement politique négocié de la crise.
La politique britannique, comme celle des alliés de la Grande-Bretagne, a contribué à aggraver la souffrance des Syriens et n’a aucunement été motivée par leur détresse. Elle a également contribué à la menace terroriste à l’échelle nationale.
Des centaines de Britanniques, dont des djihadistes travaillant avec les groupes les plus violents, auraient été formés en Syrie et encouragés à retourner au Royaume-Uni pour perpétrer des attentats. La politique active et belliqueuse de la Grande-Bretagne contre la Syrie est un désastre pour la population des deux pays.
Ce texte est un extrait modifié du dernier ouvrage de Mark Curtis, intitulé Secret Affairs: Britain’s Collusion with Radical Islam (Serpent’s Tail, 2018).
- Mark Curtis est un historien et analyste spécialiste de la politique étrangère et du développement international du Royaume-Uni. Il est l’auteur de six livres, dont le dernier en date est une édition mise à jour de Secret Affairs: Britain’s Collusion with Radical Islam.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des combattants de l’Armée syrienne libre tiennent une position dans la région de Tal Malid, au nord d’Alep, le 20 janvier 2018 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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