Vingt-cinq ans après, que reste-t-il de l’héritage du journaliste assassiné Tahar Djaout ?
Le 26 mai 1993, le journaliste et poète algérien Tahar Djaout, 39 ans, reçoit plusieurs balles à bout portant devant son domicile à Baïnem, à l’ouest d’Alger. Il succombera à ses blessures le 2 juin, devenant le premier journaliste algérien assassiné par les groupes armés islamistes. Plus d’une centaine de journalistes, correcteurs, cameramans et autres professionnels des médias seront assassinés durant cette décennie des années 1990.
Écrivain, érudit, poète et opposant, Djaout, qui venait de fonder un hebdomadaire au titre bien évocateur, Ruptures, symbolisait cette posture combattive aussi bien face aux islamistes qu’au pouvoir en place. Posture qui marquera profondément les pionniers de la presse indépendante algérienne confrontés à la double menace émanant aussi bien des extrémistes armés que des autorités.
« L’aventure intellectuelle » qui démarra avec la nouvelle Constitution de 1989 mettant fin au régime socialiste et au parti unique, permit aux journalistes qui se battaient âprement au sein des rédactions des médias étatiques de s’affranchir de la tutelle politique et de se lancer dans la création de journaux indépendants.
Ces initiatives, encouragées par le courant réformateur de l’époque à l’intérieur même du pouvoir algérien, n’ont pas été du goût de tout le monde dans le sérail. Avec la crise politique et l’insurrection islamiste du début des années 1990, les franges les plus autoritaires du système reprirent la main. Le prétexte du contexte sécuritaire explosif justifiait l’encadrement du travail des journalistes. On imposa alors la censure et les saisies de journaux quand il s’agissait d’« informations sécuritaires ». Les juges s’autosaisissaient très promptement pour condamner à des peines de prison journalistes ou caricaturistes. Les journalistes algériens, en même temps, étaient ciblés par les islamistes armés qui les considéraient comme des alliés du pouvoir, opposés à l’application de la loi islamique.
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Le combat contre ce double péril, aggravé par un isolement international de la cause des journalistes algériens, a forgé la réputation de la « presse la plus libre du monde arabe », pour reprendre une formule galvaudée.
« On passait plus de temps au tribunal qu’à la rédaction, et le soir on dormait chez des amis de peur d’être une cible verrouillée par les islamistes armés », raconte à Middle East Eye un journaliste aujourd’hui à la retraite. Le sacrifice des journalistes ne dissuada pas des générations de jeunes femmes et de jeunes hommes de s’investir dans « l’aventure intellectuelle », parfois au péril de leur vie, dans cette Algérie où la carte de presse est une condamnation à mort. L’image sacrificielle de Tahar Djaout, ce jeune intellectuel timide et combatif, incisif dans ses éditoriaux et poétique dans ses œuvres littéraires, était une sorte de phare rayonnant pour ces générations engagées. Un repère.
Mais que reste-t-il de cet idéal à l’heure des réseaux sociaux et des médias offshore algériens ? L’idéalisme s’essouffle face aux nombreux défis et désillusions auxquels est confrontée non seulement la presse mais l’ensemble des acteurs sociaux épris de droits et de libertés.
Les quatre mandats de Bouteflika ont connu plusieurs pics de tensions entre la presse privée et les autorités
Les choses ont beaucoup changé, surtout depuis les deux premières décennies des années 2000. Abdelaziz Bouteflika, arrivé au pouvoir en 1999, n’affectionne pas les contre-pouvoirs, même au sein du système, et manifeste assez rapidement son hostilité vis-à-vis d’une presse dominante qui ne l’épargne pas.
Lors d’un meeting, il qualifie les journalistes de tayyabat el hammam (commères de hammam) : la presse privée se déchaîne contre le nouveau chef d’État. « Avec un meeting, j’efface tout ce que vous écrivez contre moi », disait-il à un confère en 1999. Dans la perception de Bouteflika, adoubé par les décideurs militaires et civils pour faire cesser la « guerre civile » par la voie des lois d’amnistie, les journalistes, comme les militaires ou les islamistes, font partie du même contexte qui aurait favorisé les violences des années 1990.
Les quatre mandats de Bouteflika ont connu plusieurs pics de tensions entre la presse privée et les autorités, particulièrement en période électorale. Chaque réélection du président charriant son lot de critiques et de caricatures, de révélations sur des affaires de corruption touchant des membres du gouvernement et de « coup bas », parfois avec des attaques personnelles ou ciblant la famille du chef de l’État. Ces tensions ont connu leur paroxysme lors de la présidentielle de 2004 avec l’emprisonnent du directeur du quotidien Le Matin, Mohamed Benchicou, et la suspension du journal qui a provoqué sa disparition pure et simple. Cet avertissement a été entendu par beaucoup de journalistes, même les plus téméraires.
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Durant ces années 2000, un autre phénomène va fragiliser la presse privée indépendante qui se résume depuis, à quelques titres crédibles. Les chaînes de télévision offshore, créées à l'étranger pour se développer dans une zone grise juridique voulue par les autorités, se sont accaparés une large manne publicitaire, et ont privé la presse indépendante d'importantes rentrées financières. Par ailleurs, les firmes étrangères ont été sommées par les autorités de « bien réfléchir » avant de donner de la publicité à un média jugé critique ! Les deux principaux quotidiens de référence, El Khabar et El Watan, en ont particulièrement souffert.
Les rédactions algéroises ou régionales, déjà dépassées par le tsunami internet et l’attrait, de plus en plus grandissant, des Algériens pour les réseaux sociaux via les smartphones, n’arrivent que difficilement à survivre. Dans son édition du mercredi 2 mai, le quotidien arabophone El Khabar indique que sur les 149 journaux qui existaient jusqu’en 2015, seule une dizaine pourraient encore subsister les cinq prochaines années. Le même journal nous informe que les tirages des quotidiens a baissé jusqu’à 60 % ces cinq dernières années. Les difficultés économiques, les pressions politiques et le déficit en innovation des médias ont plombé « l’aventure intellectuelle » et fragilisé des acquis chèrement payés.
- Adlène Meddi est écrivain algérien et journaliste pour Middle East Eye. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé trois thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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Photo : Seuls quelques titres de la presse algérienne survivront d'ici quelques années (AFP).
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