Iran : les entreprises françaises, victimes collatérales de la politique de Trump
PARIS - « La plupart » des entreprises françaises « ne pourront pas » rester en Iran. Le constat est clair et presque sans appel car ces mots sont ceux prononcés par Bruno Le Maire, mardi 19 juin. Le ministre français de l’Économie semble avoir perdu espoir face au géant américain. Un mois auparavant, il déclarait pourtant qu’il n’était pas acceptable que « les États-Unis soient le gendarme économique de la planète ».
Seulement voilà, Washington n’a pas l’intention d’épargner les entreprises françaises. « Les États-Unis imposent leurs décisions, les entreprises ne prennent aucun risque », explique à Middle East Eye Eric Galiègue, analyste financier, qui rappelle que Total et PSA (Peugeot, Citroën) ont déjà annoncé leur départ d’Iran.
« L’Europe, en dépit de ce qui a été dit par Bruno Le Maire et par Emmanuel Macron, est incapable de défendre les entreprises face au principe d’extraterritorialité des États-Unis »
- Christopher Dembik, économiste chez Saxo Bank
Une attitude qui se veut prudente car les risques sont immenses. Aucune multinationale ne peut se permettre de se brouiller avec les États-Unis. En plus d’une interdiction d’exercer sur le sol américain, les entreprises récalcitrantes peuvent se voir infliger de lourdes amendes allant jusqu’à plusieurs milliards de dollars.
L’eldorado iranien
En effet, malgré l’attractivité du marché iranien, la force de dissuasion américaine fait plier bagage aux entreprises françaises implantées dans le pays.
On est loin de l’optimisme affiché par les 150 entrepreneurs français qui s’étaient envolés pour Téhéran en septembre 2015, quelques semaines après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien.
À l’époque, les entreprises françaises étaient venues en force pour conquérir ce marché de 80 millions d’habitants.
« Je me souviens quand les entreprises ont décidé d’aller en Iran, personne n’aurait imaginé, pas un seul expert, pas un seul politique, qu’il y aurait un risque de détricotage de l’accord sur le nucléaire iranien. Quand ils y sont allés, il fallait y aller parce que c’était l’opportunité du moment, personne n’aurait pu prévoir ce qu’il s’est passé », se souvient Christopher Dembik, économiste chez Saxo Bank, contacté par MEE.
Les États-Unis ont fixé un ultimatum aux entreprises françaises. Si elles décident de rester en Iran, les conséquences pourraient être désastreuses
« À nous Français de nous ruer et de ne pas perdre de temps » en Iran, avait même déclaré le président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) Pierre Gattaz en janvier 2016 lors de la visite du président iranien Hassan Rohani au siège de l’organisation patronale.
Trois ans plus tard, ce n’est pas le jackpot pour les entreprises françaises, mais de beaux contrats ont été conclus.
Total a notamment signé en 2017 un accord de 4,8 milliards de dollars pour développer South Pars, le plus grand gisement de gaz naturel du monde.
PSA s’est associé avec les deux principaux constructeurs iraniens Khodro et Saipa pour fabriquer des Peugeot à Téhéran et des Citroën à Kashan. L’an dernier, le groupe a vendu 444 600 véhicules, soit une part de marché de 30 %.
Total a notamment signé en 2017 un accord de 4,8 milliards de dollars pour développer South Pars, le plus grand gisement de gaz naturel du monde
Le constructeur Renault s’est également bien implanté sur le marché automobile iranien avec 160 000 ventes en 2017. Airbus a quant à lui signé un contrat de 17,5 milliards d’euros pour la livraison d’une centaine d’appareils. Reste à savoir si les avions seront un jour livrés.
La décision américaine de se retirer de l’accord sur le nucléaire rebat toutes les cartes. Les États-Unis ont fixé un ultimatum aux entreprises françaises. Si elles décident de rester en Iran, les conséquences pourraient être désastreuses.
Une justice américaine surpuissante
Car aucune entreprise ne fait le poids face à l’arsenal juridique américain. Dès que les États-unis décident de sanctionner un pays, par un embargo notamment, ils peuvent s’attaquer à tout ceux qui commercent avec le pays en question.
Ils peuvent directement condamner grâce aux sanctions primaires toutes les entités considérées comme « US person » : citoyens américains, sociétés américaines mais également filiales étrangères implantées aux États-unis.
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Mais ils peuvent également poursuivre tous les acteurs économiques qui utilisent le dollar américain grâce aux sanctions secondaires extraterritoriales.
Si l’on peut comprendre que les Américains peuvent condamner des personnes et des entreprises soumises à leur juridiction, il est plus compliqué pour les autres pays d’accepter une telle ingérence dans des entreprises étrangères.
« Il y a des entreprises qui ont demandé des dérogations. Je pense qu’elles se font assez peu d’illusions sur le fait qu’elles les obtiendront, mais c’est normal qu’elles les demandent »
- Arthur Dethomas, spécialiste en droit des affaires
« Les sanctions secondaires, c’est beaucoup plus pernicieux, cela peut avoir des impacts et des effets au-delà même des seules sociétés qui ont une activité ou des filiales aux États-Unis. Il y a des entreprises qui ont demandé des dérogations. Je pense qu’elles se font assez peu d’illusions sur le fait qu’elles les obtiendront, mais c’est normal qu’elles les demandent », estime maître Arthur Dethomas, spécialiste en droit des affaires. En effet, la seule chance de rester en Iran pour les entreprises françaises dépend des bonnes grâces de l’administration américaine.
« Il n’y a quasiment jamais de dérogation et il y en aura encore moins pour des entreprises françaises. Il est arrivé ce à quoi on s'attendait, c’est-à-dire que l’Europe, en dépit de ce qui a été dit par Bruno Le Maire et par Emmanuel Macron, est incapable de défendre les entreprises face au principe d’extraterritorialité des États-Unis. Ces entreprises sont habituées, elles étaient présentes en Iran, elles s’étaient retirées lorsqu’il y avait eu les précédentes sanctions. Elles sont extrêmement réalistes sur cet aspect-là », explique Christopher Dembik.
Les entreprises quittent une à une l’Iran
Les entreprises ont en mémoire l’amende record de 8,9 milliards de dollars infligée en 2014 à la banque BNP Paribas, accusée d’avoir contourné les embargos américains imposés au Soudan, en Iran et à Cuba.
C’est peut-être pour cela qu’elles ont compris qu’elles n’avaient rien à attendre du gouvernement français ou de l’Union européenne. Dès le 17 mai, Total a annoncé qu’elles se retirerait d’Iran si les États-Unis lui refusait une dérogation.
Quant au groupe PSA, c’est le 4 juin que son retrait a été officialisé par un communiqué de presse où l’on pouvait lire : « Les activités du Groupe PSA en Iran représentant moins de 1 % de son chiffre d'affaires. Ce contexte ne modifie ni les objectifs généraux du plan Push to Pass [ensemble d'objectifs de croissance du chiffre d'affaires à atteindre d'ici à 2021], ni les orientations financières actuelles ».
Les entreprises ont en mémoire l’amende record de 8,9 milliards de dollars infligée en 2014 à la banque BNP Paribas, accusée d’avoir contourné les embargos américains imposés au Soudan, en Iran et à Cuba
Il est vrai que si de nombreux véhicules Peugeot et Citroën sont vendus en Iran, ils sont fabriqués par des marques iraniennes, ce qui réduit considérablement les marges pour le groupe PSA.
De son côté, le PDG de Renault, Carlos Ghosn, a déclaré lors de l’assemblée générale des actionnaires : « Nous n'abandonnerons pas [le marché iranien], même si nous devons réduire notre voilure ». C’est la première entreprise française à vouloir rester coûte que coûte sur le sol iranien.
Christopher Dembik tempère cette décision : « Ils resteraient en Iran dans le sens où ils ont une co-entreprise. La co-entreprise subsistera mais il n’y aura pas de nouveaux investissements. C’est ça l’embargo, c’est ne plus injecter de l’argent dans le pays ».
Dollar : arme de soumission massive
Ce nouvel épisode d’embargo américain gêne les entreprises françaises mais les dommages sont plus symboliques qu’économiques.
Pour PSA et Renault, qui sont portés par le dynamisme du marché automobile européen, ce n’est que partie remise.
PSA avait déjà quitté l’Iran en 2012 et Renault avait interrompu ses activités avant de se réinstaller en 2015. Ils reviendront une nouvelle fois dès que les sanctions seront levées.
Quant à Airbus, la centaine d’appareils commandés par l’Iran trouvera preneur rapidement sur un marché de l’aéronautique où les carnets de commande sont bien remplis pour les années à venir.
Mais la symbolique est forte : ni la France, ni l’Union européenne n’arrivent à s’opposer aux sanctions américaines.
« Pour l’administration américaine, il n’y aucun intérêt à offrir officiellement une exemption à la France. Il n’y a pas d’exemptions officielles offertes à l’Inde ou à la Chine, par exemple, mais le fait est que pour des questions politiques, les États-Unis n’ont pas intérêt à sanctionner leurs entreprises ou à engager un bras de fer avec ces pays-là. Avec l’Europe, les États-Unis savent très bien qu’ils n’encourent aucune représaille », analyse Christopher Dembik.
En étant incapable d’imposer l’euro comme une valeur refuge et une monnaie de référence dans le commerce international, l’Union européenne est à la merci des Américains.
Car les entreprises françaises ne subissent que les effets collatéraux d’un objectif géopolitique : asphyxier l’économie iranienne pour mettre le régime à genoux.
En étant incapable d’imposer l’euro comme une valeur refuge et une monnaie de référence dans le commerce international, l’Union européenne est à la merci des Américains
Pour les Américains, ce sont les aspects géopolitiques qui comptent et surtout l’opinion de leurs alliés dans la région : l’Arabie saoudite et Israël qui considèrent l’Iran comme une menace majeure.
Les entreprises françaises peuvent être rassurées, elles ne sont pas la cible des Américains. Elles sont seulement des obstacles sur leur champ de bataille. Il aura juste fallu brandir la menace des sanctions pour les faire partir.
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