La flambée du tourisme au Maroc fait peser une menace sur Fès
FÈS, Maroc – La grande porte en bois de cèdre, légèrement entrouverte, permet aux visiteurs de jeter un coup d’œil rapide à l’entrée de l’un des plus beaux bâtiments historiques du monde islamique.
La bibliothèque al-Quaraouiyine, au cœur de la médina foisonnante de Fès (ville du Maroc), est l’une des plus anciennes au monde. Ses piles et étagères de manuscrits précieux comprennent un Coran du IXe siècle, rédigé de manière sophistiquée sur une peau de chameau, en kufi – la plus ancienne forme de calligraphie arabe.
Dehors, un vieil homme dodeline sur son âne, tandis qu’un dinandier martèle un chaudron géant destiné aux célébrations d’un mariage.
Le Maroc connaît un boom touristique. Les chiffres officiels attestent que plus de 11 millions de touristes y ont séjourné en 2017, soit une augmentation de 10 % par rapport à l’année précédente. On constate une croissance particulièrement forte du nombre de touristes chinois, renforcée par l’abandon récent de la réglementation en matière de visas.
Impacts économiques
Une partie importante de la population marocaine vit encore en dessous du seuil de pauvreté, et le chômage constitue un problème majeur, celui des jeunes en particulier. Le tourisme pourvoie une part essentielle des recettes publiques et fournit des emplois, mais il n’est pas toujours aisé de faire face à cet afflux croissant de visiteurs.
Les autorités de plusieurs centres touristiques populaires en Europe, en particulier à Venise et à Barcelone, sont confrontées à un ressentiment croissant à l’encontre de ces marées de touristes, qui font s’envoler les prix locaux. Des restrictions limitant le nombre de touristes sont à l’étude.
D’autres craignent que des industries comme les célèbres tanneries de la médina et ses ateliers de teinture textile disparaissent progressivement au fur et à mesure qu’elles sont remplacées par des importations bon marché
Depuis des années, archéologues et défenseurs de l’environnement mettent en garde contre l’impact du tourisme sur les pyramides égyptiennes, en particulier contre le risque de dommages aux fragiles peintures murales à l’intérieur des structures, détériorées par la transpiration et l’humidité émanant des corps humains.
Jusqu’à récemment, Fès et ses ruelles foisonnantes qui parcourent la médina comme les veines battant sous la peau d’un corps vivant, ne se trouvaient pas sur les principaux itinéraires touristiques. Les visiteurs avaient tendance à se rendre à Marrakech et Casablanca, lieux bien connus pour leur style de vie plus libre et moins conservateur.
Mais maintenant, avec l’ouverture d’un nouvel aéroport, les touristes affluent à Fès. Les commerçants de la ville, fondée au VIIIesiècle, n’ont jamais eu la vie aussi belle.
Projet de réhabilitation
Des groupes de visiteurs déambulent dans la médina, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, considéré comme le plus grand centre urbain piétonnier du monde. Les guides suivent des cours accélérés de chinois.
Aziza Chaouni, ingénieure et architecte native de Fès, s’est formée principalement aux États-Unis. Elle passe un tiers de l’année sur des projets destinés à sa ville natale et le reste du temps au Canada, où elle est professeure agrégée à la faculté d’architecture, paysage et design John H Daniels, à l’Université de Toronto.
Il y a plusieurs années, Aziza Chaouni – dont l’arrière-grand-père, au XIXe siècle, est venu de son village sur son âne pour étudier à l’Université al-Quaraouiyine – a lancé un projet de réhabilitation de la rivière qui traverse le cœur de la médina, en vue de réduire la pollution et détourner les eaux de drainage qui menaçaient les bâtiments anciens, dont la bibliothèque universitaire.
En 2012, le ministère marocain de la Culture a demandé au cabinet d’architecture d’Aziza Chaouni d’entreprendre la restauration de la bibliothèque al-Quaraouiyine.
« Dès le début, j’ai voulu que la bibliothèque fasse partie intégrante de ce qui est encore une médina bien vivante... La bibliothèque est un bâtiment magnifique, magique, plein de trésors. Le défi, désormais, c’est de la rendre accessible à tous, tant aux locaux qu’aux touristes », explique-t-elle.
En même temps, certains craignent qu’un afflux de touristes menace la nature même de la médina. Un commerçant relève que des produits et bibelots fabriqués à l’étranger, telles que des montres et des lunettes de soleil, envahissent de plus en plus la plupart des étals. D’autres craignent que des industries – comme les célèbres tanneries de la médina et ses ateliers artisanaux de textile et de teinture de tissus – disparaissent progressivement pour passer le relais aux importations bon marché.
« La médina est un organisme vivant »
Les autorités s’inquiètent également de l’impact du nombre de touristes sur les monuments tels que la bibliothèque et le complexe universitaire. Le contrôle de la bibliothèque est récemment passé du ministère de la Culture à celui des Affaires religieuses. Le projet d’ouvrir au public la bibliothèque al-Quaraouiyine l’année dernière a été reporté.
Aziza Chaouni, également impliquée dans la restauration des thermes modernistes de Sidi Harazem (dans la banlieue de Fès), estime que la bibliothèque devrait faire partie intégrante d’une médina dynamique et en constante évolution.
« Le grand danger du tourisme n’est pas tant le nombre de personnes que la façon dont cette industrie souhaite souvent figer certaines zones, pour les transformer en une espèce de Disneyland », déplore-t-elle. « La médina est un organisme vivant, qui ne cesse de se transformer et s’adapter ».
La médina de Fès compte environ 10 000 rues, qui s’entrelacent sur une superficie d’environ 300 hectares. C’est un labyrinthe déconcertant, où il est normal d’y trouver des visiteurs totalement perdus. Des dizaines de milliers de personnes vivent à l’intérieur des murs de la médina, où les véhicules n’ont pas droit de cité : ânes et chevaux ont repris le relais et assurent tous les transports de personnes et de marchandises.
S’adapter pour l’avenir
Pour apprécier la densité de cette ville à l’intérieur d’une autre ville, il suffit de la contempler du haut d’une des terrasses à toit plat des nombreux minarets de la mosquée, d’où les antennes paraboliques qui y jaillissent ressemblent à des champignons surgis du sol humide d’une forêt.
« La médina est un modèle de ville durable », explique Aziza Chaouni. « Regardez les autres médinas, à Marrakech en particulier : elles ont été vidées de toute leur vitalité. Les gens du cru en ont été chassés par le boom immobilier et remplacés par des boutiques à touristes. Fès et sa médina sont différentes – elle sont résilientes. Je suis sûre que la ville peut s’adapter au XXIe siècle et à tous les défis que cela implique. »
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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