Irak : qu’y a-t-il derrière les protestations de Bassorah ?
Les protestations à Bassorah couvent depuis plusieurs décennies et impliquent un ensemble complexe de facteurs. Au cours des dernières semaines, des manifestants ont envahi les rues de la troisième plus grande ville d’Irak pour protester contre le chômage, les pénuries d’eau, les coupures de courant et la corruption.
Les forces de l’ordre ont répondu par des coups, des gaz lacrymogènes et de tirs à balles réelles.
Jeudi, trois manifestants ont perdu la vie et quatorze autres ont été blessés lorsque des centaines de manifestants ont incendié les bureaux d’une puissante milice chiite, Asaïb Ahl al-Haq, ainsi que ceux du mouvement Hikma à une centaine de kilomètres au nord de Bassorah.
Un manifestant a été tué et 25 autres ont été blessés mercredi soir lorsque des manifestants ont fermé le port d’Umm Qasr, principal port maritime d’Irak situé à la frontière avec le Koweït. Pays largement enclavé, l’Irak dépend du port pour son approvisionnement en céréales et en autres produits importés.
Ces décès portent à 24 le nombre de personnes qui ont trouvé la mort dans les manifestations qui ont débuté en juillet.
La manière dont le Premier ministre Haïder al-Abadi désamorcera la crise lui servira de test, et ne fera qu’accroître la pression publique pour accélérer le processus de formation d’un nouveau gouvernement après les élections de mai.
Le Conte d’une cité
Pour comprendre les dernières protestations en date, il faut lire l’essai de Peter Hartling intitulé « La cité dystopique de Bassorah ». Autrefois, ma mère aimait parler de la Bassorah des années 1960 qui, dans ses heures de gloire, était un centre urbain prospère rempli de maisons grandioses connues sous le nom de shenasil, dont la façade en bois et le balcon fleuri suspendu surplombaient le Chatt-el-Arab.
Mon premier voyage à Bassorah à l’âge adulte a eu lieu en 2004 et la ville qu’elle décrivait n’existait pas. J’ai vu la dystopie de Hartling, une ville dévastée par trois guerres, un soulèvement et une décennie de sanctions. Comment une ville autrefois décrite comme l’Éden a-t-elle pu sombrer ainsi ?
Bassorah a servi de front métropolitain pendant la guerre Iran-Irak, lors de laquelle l’Iran a lancé des offensives – en particulier après 1986 – pour s’emparer de la ville, détruisant une grande partie de son tissu urbain.
Bassorah a servi de front métropolitain pendant la guerre Iran-Irak, lors de laquelle l’Iran a lancé des offensives – en particulier après 1986 – pour s’emparer de la ville, détruisant une grande partie de son tissu urbain
Après 1991, lorsque les forces irakiennes retirées du champ de bataille koweïtien ont afflué à Bassorah, un soldat mécontent a tiré avec un char sur un portrait de Saddam Hussein, déclenchant l’Intifada, un soulèvement qui a touché quinze des dix-huit provinces irakiennes, dans le sud et le nord. Pour punir la ville pour son penchant rebelle, Saddam Hussein a délibérément négligé sa reconstruction et l’a laissée subir les sanctions de l’ONU.
Bassorah a été relativement épargnée lors de l’invasion de 2003 mais a souffert au cours de la décennie suivante, prise entre des milices rivales qui se disputaient la ville et procédaient à des enlèvements et à des opérations d’extorsion ; Bassorah a également servi de champ de bataille entre ces milices et les forces armées irakiennes et américaines en 2008.
Depuis lors, le mécontentement monte à Bassorah. Bassorah est l’une des villes qui ont participé à des protestations antigouvernementales à l’été 2015 contre la corruption au sein du gouvernement, le chômage et le manque de services – notamment la salinité de l’eau, les pénuries d’eau et les coupures de courant fréquentes. Les revendications formulées au cours des dernières semaines sont exactement les mêmes.
Le leader religieux irakien Moqtada al-Sadr, qui a mené la vague de mécontentement de 2015, a remporté en mai dernier une victoire électorale pour sa coalition, Sa’iroun (« En marche »).
Pourtant, contrairement à 2015, l’Irak n’a pas de gouvernement pour gérer ces problématiques.
La pression iranienne
La manifestation a été initialement déclenchée par des pénuries d’électricité à Bassorah survenues après que l’Iran, qui fournit 1 200 mégawatts à la région, a réduit son approvisionnement.
La raison pourrait ne pas être une défaillance du réseau électrique, mais un effet secondaire plus subtil des agissements de l’administration Trump. La diminution par l’Iran de l’approvisionnement de Irak en électricité sert de moyen de pression contre le gouvernement irakien vis-à-vis du paiement de ses ressources énergétiques, un processus compliqué par les sanctions américaines contre la République islamique.
Abadi s’est déplacé à Bassorah le 13 juillet dernier pour entendre les revendications des manifestants, à la veille du 60e anniversaire de la « Révolution du 14 juillet », le mélange de coup d’État et de révolution irakienne survenu en 1958 qui a engendré la création de la République irakienne.
L’été en Irak est très chaud et il n’est pas surprenant que les Irakiens soient descendus dans la rue, que ce soit en 1958, à une époque où il n’y avait pas de climatisation, ou en 2018, puisque les climatiseurs ne fonctionnent pas en raison des pénuries d’électricité.
Ce paradoxe des régions riches en pétrole qui souffrent souvent de cette abondance porte le nom de « malédiction des ressources naturelles » ; en l’occurrence, il serait juste d’affirmer que Bassorah est maudite
Début juillet, les manifestants ont bloqué l’accès aux gisements de pétrole irakiens de West Qurna, entraînant l’évacuation du personnel étranger d’Exxon-Mobil, de PetroChina et de Lukoil et menaçant de réduire la production pétrolière de l’État.
La situation à Bassorah rappelle celle du delta du Niger : ce sont deux régions abondantes en hydrocarbures qui ne bénéficient pourtant pas de la générosité de cette source d’énergie. Au lieu de cela, elles souffrent de la dégradation environnementale causée par l’exploitation de pétrole et de gaz, notamment la pollution de l’air et de l’eau ; de plus, les locaux sont rarement employés dans cette industrie, dont la capitale et sa classe politique tirent tous les bénéfices.
Ce paradoxe des régions riches en pétrole qui souffrent souvent de cette abondance porte le nom de « malédiction des ressources naturelles » ; en l’occurrence, il serait juste d’affirmer que Bassorah est maudite.
Dans un chapitre consacré à l’Irak que j’ai écrit pour un livre intitulé Public Brainpower: Civil Society and Natural Resource Management, j’ai examiné la manière dont la société civile, le débat public et la liberté d’expression affectent la gestion des ressources naturelles et étudié des moyens d’atténuer fondamentalement cette malédiction.
Les tribus et l’État
Dans le cas de Bassorah, parmi les acteurs de la société civile, figurent des membres influents des tribus locales. Les institutions tribales ont employé leurs propres mécanismes d’honneur, de réconciliation et de réintégration suite à la défaillance du système judiciaire irakien. Dans certains cas, les tribus et l’État ont formé des institutions hybrides. Par exemple, le cheikh Ya’arab al-Mohammadawi est à la fois chef tribal et président du comité de règlement des différends du conseil provincial de Bassorah.
Les manifestations à Bassorah s’inscrivent dans le cadre d’un conflit entre la périphérie et la capitale, entre le gouvernement et les compagnies pétrolières d’une part et la région de Bassorah d’autre part.
Dhurgham al-Maliki, cheikh de la tribu des Bani Malik, et Muzahim al-Tamimi, cheikh des Bani Tamim, qui dirigent deux des plus grandes tribus de Bassorah, sont devenus les représentants des manifestants.
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Al-Tamimi a publié sur sa page Facebook un communiqué appelant le Premier ministre à s’adresser directement à la population de Bassorah. Employant des moyens post-modernes, le chef d’une entité pré-moderne a résumé les problématiques : les compagnies pétrolières doivent lutter contre le chômage ; et Bassorah a besoin d’infrastructures, notamment d’une centrale électrique fiable et d’une usine de dessalement.
Hussam Abulhil, un dirigeant de la tribu des Bani Mansour à laquelle appartenait un manifestant de 30 ans qui a été tué en juillet, a exigé que son assassin soit traduit en justice et réclamé le limogeage du chef des services de sécurité de Bassorah. Les cheikhs tribaux exigent non seulement la justice, mais cherchent également à maintenir leur contrôle des réseaux de patronage parmi leurs membres. Offrir des emplois est un moyen de cimenter le patronage.
Les compagnies pétrolières installées à Bassorah devront repenser leur stratégie de responsabilité sociale d’entreprise pour répondre aux revendications émanant des protestations. Et Abadi devra tenir ses promesses s'il veut conserver son poste.
- Ibrahim Al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent Iraq’s Armed Forces: An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017) et A Concise History of the Middle East (à paraître).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des dizaines d’Irakiens entonnent des slogans et agitent des drapeaux irakiens lors d’une manifestation organisée devant le siège du gouvernement local dans la ville méridionale de Bassorah, le 13 juillet 2018, dans le cadre de protestations contre le manque de services, le chômage et la corruption (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation et mis à jour.
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