La disparition de Khashoggi pourrait entraîner un conflit entre la Turquie et l’Arabie saoudite
La Turquie et l’Arabie saoudite, il y a peu alliées proches sur de nombreux sujets, semblent prêtes pour une confrontation potentiellement pénible après la disparition de Jamal Khashoggi, un dissident et journaliste saoudien de premier plan, à Istanbul mardi dernier.
Khashoggi s’est rendu au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul pour tenter de régulariser les détails de son statut de divorcé. Il a laissé sa fiancée à l’extérieur du bâtiment avec son téléphone portable et ses effets personnels. Il semble ne jamais avoir reparu à l’entrée du bâtiment.
Khashoggi a écrit un article il y a moins de six semaines pour le Washington Post, déclarant que les États-Unis avaient eu tort de s’opposer aux Frères musulmans en Égypte. Ce message, qui n’est peut-être pas le bienvenu en Arabie saoudite, contribue à expliquer le soutien apporté à Khashoggi en Turquie après sa disparition
Sa situation inquiète sa famille, ses amis et les journaux, y compris le Washington Post, lesquels craignent qu’il ait été victime d’une tentative d’enlèvement officielle, semblable à celles qui avaient précédé la disparition de princes saoudiens dissidents entre 2003 et 2017. Bien que ces disparitions aient fait l’objet d’un documentaire de la BBC, les autorités occidentales, notamment le gouvernement suisse, ne se sont guère intéressées à leur sort.
Toutefois, les médias turcs qui couvrent aujourd’hui la disparition de Khashoggi ne mentionnent pas seulement ces enlèvements présumés, mais indiquent aussi clairement que la Turquie ne réagira pas aussi mollement que les Suisses.
Bienvenu en Turquie
La réaction turque a en effet été rapide et forte. Quelques heures après la disparition de Khashoggi, l’information était diffusée dans les médias nationaux, y compris l’agence de presse Anadolu.
Le porte-parole personnel du président Recep Tayyip Erdoğan, İbrahim Kalın, a clairement indiqué que le journaliste avait disparu au consulat et que les autorités turques pensaient qu’il s’y trouvait toujours. Ils doivent le savoir. Les ambassades sont étroitement surveillées en Turquie et les mouvements aux alentours sont étroitement observés par les forces de sécurité. Il ne fait aucun doute que Khashoggi n’aurait pas pu partir sans que son départ soit enregistré.
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Cela n’a pas empêché le consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul de publier des communiqués affirmant qu’il était parti et que, s’il avait disparu, cela avait dû se passer ailleurs. Ce faisant, les autorités saoudiennes ont peut-être commis une énorme erreur de jugement qui amène leur crédibilité au point de rupture et crée une aura de mystère quant au sort de Khashoggi dans les médias turcs et dans le reste du monde.
Il n’y a aucun mystère sur la raison pour laquelle les autorités saoudiennes n’aiment pas ce très virulent journaliste saoudien, particulièrement critique à l’égard de Mohammed ben Salmane, prince héritier d’Arabie saoudite et chef du gouvernement.
Khashoggi, ancien rédacteur en chef du quotidien saoudien al-Watan, a également critiqué certains aspects du salafisme, la forme prédominante de l’islam sunnite dans la péninsule arabique, et a écrit un article il y a moins de six semaines pour le Washington Post, déclarant que les États-Unis avaient eu tort de s’opposer aux Frères musulmans en Égypte.
Ce message, qui n’est peut-être pas le bienvenu en Arabie saoudite, contribue à expliquer le soutien apporté à Khashoggi en Turquie après sa disparition. Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie, est très proche des Frères musulmans et ils se recoupent en quelque sorte. En outre, l’AKP est en désaccord avec l’Arabie saoudite à propos du blocus du Qatar dans le Golfe et de l’avenir de la Syrie.
Plus généralement, la Turquie considère l’Iran comme un allié régional clé avec lequel il doit rester en bons termes. Pour l’Arabie saoudite, l’Iran est bien entendu le principal adversaire dans la région.
Le consulat général d’Arabie saoudite, comme toutes les missions diplomatiques accréditées dans le monde, jouit de privilèges diplomatiques et les autorités turques ne peuvent intervenir à l’intérieur de celui-ci
L’antagonisme est réciproque. Quand le prince héritier ben Salmane s’est rendu au Royaume-Uni plus tôt cette année, il aurait critiqué à haute voix Erdoğan à Whitehall.
La Turquie constituerait donc un lieu hautement inapproprié pour toute mission d’enlèvement illégal d’un dissident saoudien et, à moins que l’incident ne soit rapidement résolu, cela pourrait provoquer de nouvelles tensions entre la Turquie et l’Arabie saoudite, avec des répercussions dans la région.
Une position délicate
La position de la Turquie est néanmoins délicate. Le consulat général d’Arabie saoudite, comme toutes les missions diplomatiques accréditées dans le monde, jouit de privilèges diplomatiques et les autorités turques ne peuvent intervenir à l’intérieur de celui-ci.
Cependant, le bâtiment n’est pas considéré comme sol saoudien. La souveraineté et les lois turques s’appliquent sur le terrain de la mission, comme partout ailleurs dans le pays. En conséquence, l’enlèvement ou la détention d’un ressortissant légalement entré dans le pays constituerait un crime grave en vertu du droit turc, à moins que les autorités turques ne se joignent à la mission étrangère et reconnaissent qu’elles poursuivaient un criminel. Ce ne sera clairement pas le cas avec Jamal Khashoggi.
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La solution la plus prudente pour les Saoudiens serait de libérer leur prisonnier et d’espérer que l’incident puisse être oublié. Toutefois, les dénégations répétées du consulat quant au fait qu’ils détiennent Khashoggi suggèrent qu’ils ne suivront pas cette voie.
Si, au lieu de le relâcher, ils le retiennent prisonnier pendant un certain temps, ce fait apparaîtra probablement assez rapidement aux autorités et au public turcs et la situation s’aggravera. En effet, il pourrait y avoir une brèche diplomatique entre les deux États puisque les Saoudiens persisteraient dans une infraction grave au regard du droit pénal turc.
Ou – et cela a déjà été supposé en Turquie – ils pourraient essayer de faire sortir clandestinement leur prisonnier du pays. Ce serait une stratégie très risquée à moins que, comme certains le suggèrent, cela se soit déjà produit et qu’il ne se trouve plus en Turquie.
Par inadvertance, le message critique de Khashoggi sur le gouvernement saoudien a été diffusé à un public mondial qui n’avait sans doute jamais entendu parler de lui avant sa disparition
À la télévision turque, des allégations ont été faites concernant des tunnels et autres moyens de faire passer Khashoggi clandestinement, plutôt tirés par les cheveux. Les autorités saoudiennes ont déclaré qu’elles coopéraient étroitement avec la police turque dans leurs recherches de Khashoggi. Elles pourraient donc ne pas être en mesure de refuser facilement leur assistance si on le leur demandait.
Quelle que soit la suite des événements, il y a maintenant une explosion médiatique internationale, générant une publicité défavorable pour un pays où la situation des droits de l’homme est déjà souvent critiquée.
Par inadvertance, le message critique de Khashoggi sur le gouvernement saoudien a été diffusé à un public mondial qui n’avait sans doute jamais entendu parler de lui avant sa disparition.
Note de la rédaction : des responsables saoudiens ont par la suite insisté sur le fait que Jamal Khashoggi avait quitté le consulat peu après son arrivée et qu’ils s’inquiétaient de son sort. Ils n'ont toutefois présenté aucune preuve corroborant leurs dires et affirment que les caméras du consulat n’enregistraient pas à ce moment-là.
- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, âgé de 59 ans, a disparu mardi dernier après avoir pénétré dans le consulat saoudien d’Istanbul (April Brady/Project on Middle East Democracy).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Note de la rédaction : des responsables saoudiens ont insisté sur le fait que Jamal Khashoggi avait quitté le consulat peu après son arrivée et qu’ils s’inquiétaient de son sort. Ils n'ont toutefois présenté aucune preuve corroborant leurs dires et affirment que les caméras du consulat n’enregistraient pas à ce moment-là.
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