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En ironisant sur la mort de Khashoggi, Mike Pompeo provoque un tollé

Dans ses mémoires parues le 24 janvier, l’ancien secrétaire d’État de Donald Trump accuse les médias d’avoir érigé le journaliste saoudien assassiné en « martyr » et assimile le Moyen-Orient à une contrée barbare où la cruauté est généralisée
« Ce qui a vraiment rendu les médias plus fous qu’un végétarien dans un abattoir, c’est notre relation avec l’Arabie saoudite », écrit Mike Pompeo (AFP/Andrew Caballero-Reynolds)
« Ce qui a vraiment rendu les médias plus fous qu’un végétarien dans un abattoir, c’est notre relation avec l’Arabie saoudite », écrit Mike Pompeo (AFP/Andrew Caballero-Reynolds)
Par MEE

Dans ses mémoires parues mardi 24 janvier, Never Give an Inch, Fighting for the America I Love (Ne jamais céder un pouce, me battre pour l’Amérique que j’aime), l’ancien secrétaire d’État américain de l’administration Trump, Mike Pompeo, revient sur l’affaire du journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi en des termes qui ont provoqué un tollé.

Jamal Khashoggi, détracteur du pouvoir de la famille royale saoudienne et collaborateur du quotidien américain Washington Post, a été assassiné et son corps a été découpé le 2 octobre 2018 à l’intérieur du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, où il s’était rendu pour obtenir un document, selon la Turquie. Ses restes n’ont jamais été retrouvés.

Mike Pompeo se félicite d’avoir pu faire « un doigt d’honneur au Washington Post et au New York Times » en se rendant à Riyad quelques jours après l’assassinat de Khashoggi

Dans son ouvrage, Mike Pompeo défend bec et ongles les relations avec l’Arabie saoudite, se félicitant même d’avoir pu faire « un doigt d’honneur au Washington Post et au New York Times » en se rendant à Riyad quelques jours après l’assassinat de Khashoggi.

« Ce qui a vraiment rendu les médias plus fous qu’un végétarien dans un abattoir, c’est notre relation avec l’Arabie saoudite », écrit-il.

Pire, l’ex-chef de la diplomatie américaine ironise sur le statut de « journaliste » de Khashoggi, érigé selon lui par les médias en sorte de « Bob Woodward saoudien devenu martyr pour avoir courageusement critiqué la famille royale saoudienne ».

Pompeo dit regretter « une fausse indignation […] alimentée par les médias ». Les journalistes, insiste-t-il, « ont martelé l’histoire très fort parce que Khashoggi était un journaliste ».

« Pour être clair, Khashoggi était un journaliste comme moi et de nombreuses autres personnalités publiques sommes des journalistes. Nous faisons parfois publier nos écrits mais nous faisons aussi d’autres choses. »

« Ce genre de cruauté trop courant dans cette partie du monde »

« En vérité, Khashoggi était un militant qui avait soutenu l’équipe perdante lors d’un récent combat pour le trône [et était] mécontent d’avoir été exilé », écrit l’ancien responsable américain.

Citant des reportages du New York Times, Pompeo accuse Khashoggi d’être « à l’aise avec les Frères musulmans qui soutiennent le terrorisme ».

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« Il ne méritait pas de mourir », écrit Pompeo, « mais nous devons être clairs sur qui il était ou n’était pas ».

Mike Pompeo ne conteste pas dans son ouvrage la responsabilité saoudienne, écrivant : « Cette boucherie grotesque était scandaleuse, inacceptable, horrible, triste, méprisable, diabolique, brutale et, bien sûr, illégale ».

« Mais ce n’était pas surprenant, pas pour moi, en tout cas. J’avais suffisamment connu le Moyen-Orient pour savoir que ce genre de cruauté était trop courant dans cette partie du monde », ajoute-t-il.

Et en même temps, il écrit : « Premièrement, contrairement à ce qui a été rapporté, il n’y a presque aucune relation qui relie directement Mohammed ben Salmane [MBS] à l’ordre du meurtre. Deuxièmement, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont ordonné des tueries. S’il avait été prouvé que MBS avait commandé celui-ci, cela aurait seulement signifié qu’il était un leader impitoyable de plus dans une partie du monde assez impitoyable. »

Pourtant, la CIA, que dirigeait Pompeo de 2017 à 2018, a conclu en 2018 que Mohammed ben Salmane avait bien ordonné le meurtre de Khashoggi, contredisant ce que répétait l’Arabie saoudite, à savoir, que le prince héritier n’avait aucune connaissance préalable du complot. 

Le Sénat américain et une experte de l’ONU ont par la suite estimé que le prince héritier saoudien était « responsable » du meurtre. 

« Commentaires grossiers et lâches »

Défendant Mohammed ben Salmane, Pompeo écrit également : « La gauche progressiste déteste MBS […] en dépit du fait qu’il dirige la plus grande réforme culturelle de l’histoire du royaume. Il se révélera l’un des leaders les plus importants de son temps, une figure véritablement historique sur la scène mondiale. »

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En décembre 2022, un juge américain a classé sans suite une plainte déposée aux États-Unis contre le prince héritier d’Arabie saoudite accusé d’avoir ordonné le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi.

La fiancée turque du journaliste, Hatice Cengiz, et l’association Democracy for the Arab World Now (DAWN), qu’il avait fondée aux États-Unis, avaient déposé plainte en 2020 au civil devant la justice américaine contre le prince héritier et d’autres responsables saoudiens.

Sans trancher le fond de l’affaire, le magistrat John Bates s’est dit lié par la position récemment prise par le gouvernement américain, selon laquelle MBS bénéficie d’une immunité judiciaire en tant que chef de gouvernement en exercice.

« Nous n’avons pas encore découvert ce que l’administration Trump – y compris Mike Pompeo lui-même – savait des menaces contre la vie de Khashoggi, et ce qu’elle a obtenu en retour pour avoir aidé MBS à échapper à la responsabilité du meurtre », a réagi Sarah Leah Whitson, directrice de l’ONG DAWN fondée par Jamal Khashoggi.

Cette ONG a par ailleurs publié une réponse aux déclarations de Mike Pompeo : « Les commentaires grossiers et lâches de Pompeo semblant justifier le meurtre de Jamal Khashoggi en dénigrant ses opinions politiques et en les associant faussement au terrorisme reflètent les mêmes justifications que Mohammed ben Salmane et d’autres tyrans utilisent pour excuser leurs crimes. »

« Il est ignoble qu’un haut responsable américain suggère qu’il est acceptable de tuer un journaliste si ses opinions politiques sont celles qu’il n’aime pas », estime l’ONG DAWN.

« Suggérer que le meurtre d’un journaliste est acceptable parce qu’il est ‘’habituel’’ dans un Moyen-Orient ‘’impitoyable’’ est un geste raciste et insultant pour diminuer la criminalité choquante de MBS […] Il est révélateur de la corruption de notre propre système politique que Pompeo, avant de se présenter à la présidence, sente qu’il doit si ouvertement s’attirer les faveurs d’un despote étranger. »

Hatice Cengiz « horrifiée et contrariée »

L’ONG rappelle qu’après le meurtre du 2 octobre 2018, Pompeo s’est rendu à Riyad pour rencontrer le prince héritier saoudien et a été l’un des premiers politiciens au monde à être photographié avec lui.

« Le rapport du bureau du directeur du renseignement national a conclu que MBS avait ordonné le meurtre de Khashoggi, mais Mike Pompeo et Donald Trump ont refusé d’autoriser la publication du rapport. Trump s’est ensuite vanté d’avoir ‘’sauvé ses fesses’’ en faisant référence à son rôle dans la protection de MBS contre la responsabilité du meurtre de Khashoggi ».

« Il est honteux que Pompeo répande des mensonges ignobles pour déshonorer la vie et le service d’un homme courageux »

- Fred Ryan, directeur général du Washington Post

Pour sa part, Hatice Cengiz a exprimé sa profonde indignation sur Twitter : « J’ai été horrifiée et contrariée de lire les paroles de Pompeo à propos de Jamal. Il a parlé sans respect et sans humanité d’une personne assassinée si brutalement. Et ce qu’il a totalement omis de dire, c’est qu’il devrait y avoir justice et vérité. Ses paroles donnent plutôt le feu vert à d’autres meurtres ; elles indiquent qu’il n’y aura pas de conséquences pour les tueurs, seulement des insultes pour les personnes tuées et leurs proches ».

Dans un communiqué publié mardi, Fred Ryan, directeur général du Washington Post, a déclaré qu’il était « choquant et décevant » de voir le livre de Pompeo « déformer si outrageusement » la vie et l’œuvre de Khashoggi.

« Son seul délit a été de dénoncer la corruption et l’oppression parmi les personnes au pouvoir – un travail que les vrais journalistes du monde entier font chaque jour », a écrit Fred Ryan.

« Jamal s’est consacré aux valeurs de la liberté d’expression et d’une presse libre et s’est tenu aux normes professionnelles les plus élevées. Pour cette dévotion, il a payé le prix ultime. »

« Il est honteux que Pompeo répande des mensonges ignobles pour déshonorer la vie et le service d’un homme courageux – et son engagement envers les principes chers aux Américains – comme un stratagème pour vendre des livres », a ajouté Fred Ryan.

L’élu démocrate de la Chambre des représentants, Gerry Connolly, a également réagi aux écrits de Mike Pompeo sur Twitter : « C’est dégoûtant et totalement déconnecté de la réalité. Jamal Khashoggi, mon administré, était journaliste et dissident. Son seul crime était de vouloir le meilleur pour son pays d’origine et son peuple. Il avait le genre de courage dont les gens comme Mike Pompeo ne peuvent que rêver. »

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