« Nous n’avons plus rien du tout » : la détresse des Marocains chassés des bidonvilles
CASABLANCA, Maroc – Sara enjambe laborieusement les débris qui jonchent le sol. « C’est ici que j’habitais avec ma mère », lance tristement la jeune fille en montrant du doigt les décombres de son ancienne maison.
Une minuscule jambe de poupée, un cahier d’école, un bout de tissu déchiré et des souvenirs. Voilà ce qu’il reste du douar El Ouasti, l’un des quatre bidonvilles qui ont été détruits fin septembre à Casablanca, lors de l’opération de relogement. Une opération qui devenait urgente puisqu’ici, passera la future ligne de train à grande vitesse.
Si la plupart des familles ont accepté l’offre de relogement proposée par la préfecture, une cinquantaine d’habitants vivent aujourd’hui dans la rue autour de l’ancien terrain en ruines, faute de moyens. Ils vivent dans des tentes et des cabanes de fortune.
La veille de notre venue, les forces de l’ordre venaient de les déloger pour la troisième fois depuis la destruction du douar. Aujourd’hui, il ne reste plus que deux tentes et quelques matelas sales posés sur le sol. Maintenant, Sara et sa famille vivent dans une petite tente postée face à leur ancienne baraque.
Dans le cadre du programme de relogement, deux options ont été présentées aux habitants du bidonville : un logement social de 48 mètres carrés par ménage à 100 000 dirhams (environ 9 000 euros) à Chellalate, ou un terrain pour deux ménages de 84 m2 à 20 000 dirhams (1 800 euros) par famille à Sidi Hajjaj, tous les deux situés à une vingtaine de kilomètres environ du centre de Casablanca.
« Nous n’avions les moyens pour aucun des deux », explique la jeune étudiante à Middle East Eye. « Et même si c’était le cas, nous ne voudrions pas y aller. Nous voulons être relogés à Aïn Sebaâ, où nous travaillons et où nos enfants vont à l’école ».
« On ne veut plus vivre dans ce pays. Il ne nous offre rien et le peu que nous avons, il nous l’arrache »
- Un jeune délogé dans le cadre de l’opération « Villes sans bidonvilles »
Un peu plus loin, il y a une autre tente. C’est celle de Khadija et de ses quatre enfants. Le jour de la destruction du bidonville, son mari ne s’est pas rendu au travail et a été renvoyé.
« Nous n’avions déjà pas grand-chose mais là nous n’avons plus rien du tout ! Impossible de trouver un loyer… », lâche la femme au bord des larmes. À côté d’elle, son amie nous explique que c’est la personne chez qui elle faisait le ménage qui les loge, elle et ses enfants.
Comme beaucoup d’habitants, les deux femmes ont posé les quelques affaires qu’elles ont pu sauver chez le gardien du coin. Quand on leur demande comment ils font pour se laver, Sara répond en montrant ses ongles crasseux.
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Derrière elle, un groupe de jeunes garçons discutent et font passer le temps, installés sur des piles de couvertures. L’un d’eux, Mohammed, âgé d’à peine 20 ans, se lève et nous lance, en colère : « Vous croyez que c’est qui, qui risque sa vie en traversant la Méditerranée sur des barques pour rejoindre l’Europe ? Ce sont les jeunes comme nous ! ».
Les autres hommes de la bande acquiescent. « On ne veut plus vivre dans ce pays. Il ne nous offre rien et le peu que nous avons, il nous l’arrache », renchérit un autre, visiblement plus jeune.
Un débat est lancé au sein du petit groupe qui nous entoure. Pour Sara, le plus important maintenant est de « rester soudés » « On doit se soutenir les uns, les autres et continuer à dénoncer ce qu’il se passe. On ne doit surtout pas se désolidariser maintenant. »
Partir pour aller où ?
Rester soudés. C’est justement ce qu’ont fait, quelques kilomètres plus loin, les habitants des trois autres bidonvilles détruits dans la foulée, le 29 septembre.
Il s’agit des douars Hsibou, Rigui et Jdid. Là-bas, la majorité des habitants ont décidé de ne pas accepter l’offre de relogement et de rester sur place.
Ici, tout est organisé. Les familles dorment dans de minuscules baraques recouvertes de grandes bâches bleues. C’est à cet endroit qu’hommes, femmes, enfants et vieillards manifestent presque chaque jour depuis la destruction.
Selon Ayoub, la trentaine environ, sur les 1 500 baraques, seulement 5 % ont accepté d’acheter un appartement et 10 %, un terrain.
« Il y en a qui ont loué un petit studio dans le coin, mais c’était trop dur de tenir financièrement, alors ils sont revenus », explique à MEE l’homme, mécanicien de profession et père de deux enfants. « Certains ont loué des appartements parce que leurs parents étaient vieux ou leurs enfants malades, mais ils reviennent chaque jour ici pour manifester avec nous ».
Ici, comme à El Ouaste, les hommes sont nombreux à refuser de partir, car ils vivent de la pêche. « Chelallate et Sidi Hajjaj sont très loin de la côte. Nous demander de nous éloigner de la mer, c’est nous tuer », explique Achraf à MEE. Ce jeune pêcheur de 27 ans finance seul toute sa famille. Chaque jour, il se rend sur la plage pour acheter du poisson frais aux marins qui rentrent de leur pêche nocturne. Ensuite, il revend sa marchandise au souk. « Je me fais environ 120 dirhams [11 euros] par jour et quand j’ai le temps, je pêche des poissons pour le dîner », ajoute-t-il.
« Nous demander de nous éloigner de la mer, c’est nous tuer »
- Achraf, pêcheur de 27 ans
Une grande partie des femmes travaillent, elles, dans les différentes usines des zones industrielles d’Aïn Sebaâ et Hay Mohammadi. Il s’agit principalement d’usine de confection.
C’est le cas de la fille de Naïma. Assise par terre, devant une petite tente remplie de femmes, l’imposante dame, 60 ans, donne le biberon a un nouveau-né. « Je tenais une petite boulangerie et un hammam dans le bidonville. Tout a été détruit. Ma fille gagne environ 2 000 dirhams [180 euros] par mois en travaillant à l’usine. On ne peut pas se permettre de perdre aussi cette source de revenus », confie-t-elle à MEE.
Les vidéos de la destruction du bidonville El Ouaste, vieux de plus de 30 ans, on fait beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux marocains. On y voit les habitants très en colère affirmer qu’ils n’avaient pas été avertis de l’opération. Une polémique à laquelle a répondu la préfecture d’Aïn Sebaâ, quelques jours plus tard, dans un communiqué déclarant avoir procédé à cette opération après des négociations qui auraient débuté au mois de janvier.
Le programme « Villes sans bidonvilles » a été lancé en 2004. Il consiste à évacuer les quartiers insalubres et reloger les habitants dans des quartiers conformes. L’opération devait se terminer en 2012, mais selon les statistiques du ministère de l’Habitat et de la politique de la ville, seulement 58 villes ont été détruites sur les 85 villes ciblées dans tout le royaume à ce jour. Dans ce cas, les habitants qui ont refusé l’offre de la préfecture se plaignent de l’absence de structures vitales sur les sites de relogement prévus (écoles, commerces, mosquées…).
À Casablanca, c’est la société Idmaj-Sakan qui est en charge de trouver le terrain et l'équiper. Selon Karim Glaibi, membre du conseil de la ville de Casablanca, interrogé par Médias24, Idmaj-Sakan n’aurait en effet pas respecté le cahier de charges des structures devant équiper le site de relogement. Contactée à plusieurs reprises, la société n’a pas donné suite à nos appels.
Quelques jours après notre visite, la plupart des habitants du douar El Ouaste qui avaient, au départ, refusé l’offre de la préfecture ont finalement cédé et sont partis. Les conditions de vie n’étaient plus supportables. Seuls quelques irréductibles comme Sara et Mohammed continuent d’errer dans les débris de leur ancienne vie.
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