Mohammed ben Salmane peut-il survivre à l’assassinat de Khashoggi ?
La relation privilégiée des États-Unis avec la maison des Saoud fait depuis longtemps l’objet de controverses : l’Arabie saoudite est en effet un royaume ultraconservateur alimenté par le pétrole, dirigé par une seule famille, régi par des lois médiévales draconiennes et qui bafoue les droits fondamentaux de l’homme.
Toutefois, en tant que client de Washington, l’Arabie saoudite a aidé les administrations américaines successives à équilibrer les intérêts nationaux des États-Unis dans la région – souvent au détriment des valeurs américaines.
Malgré les critiques publiques concernant l’implication du royaume dans les attentats du 11 septembre 2001, les exécutions publiques, l’interdiction de conduire et d’autres violations des droits de l’homme, rien n’a autant mis à l’épreuve la relation entre Washington et Riyad que l’affaire Khashoggi ces deux dernières semaines.
La paranoïa sécuritaire de MBS
Jamal Khashoggi, journaliste et confident des précédentes administrations de Riyad, avait quitté le royaume à l’été 2017 pour s’exiler de son plein gré à Washington, citant comme raison majeure la répression accrue contre la liberté d’expression depuis la nomination du nouveau prince héritier, Mohammed ben Salmane (MBS).
En tant que chroniqueur du Washington Post, il est devenu l’un des plus farouches critiques du jeune prince inexpérimenté, qui s’était entre-temps engagé dans une campagne de relations publiques en Occident afin de présenter sa répression autoritaire chez lui comme un effort de réforme.
Dans un régime autocratique où tout le pouvoir est monopolisé entre les mains d’un prince héritier en microgestion, il est exclu que des éléments véreux puissent planifier et exécuter une opération aussi complexe sans l’autorisation de MBS lui-même
Accompagné de promesses d’investissements de plusieurs milliards de dollars et de discours réformateurs soigneusement élaborés, MBS a été en mesure de séduire les décideurs politiques, les journalistes et les magnats des affaires aveuglés par les plans utopiques et mégalomanes visant à faire entrer ce royaume médiéval dans le XXIe siècle.
Khashoggi, bien que n’ayant jamais appelé à un changement de régime à Riyad, avait tenté de faire retomber l’euphorie occidentale à propos du « nouveau réformateur arabe ».
Sous prétexte de réprimer la corruption, le prince héritier a incarcéré de nombreux dissidents, activistes, religieux, hommes d’affaires et autres prétendants au pouvoir au sein de la famille royale. Alors que les personnalités de marque recevaient les honneurs dans le désormais tristement célèbre Ritz Carlton de Riyad, la plupart des victimes de la paranoïa sécuritaire du régime de MBS ont disparu dans un contexte d’incarcérations massives et de disparitions forcées.
Lorsque Khashoggi est entré dans le consulat à Istanbul le 2 octobre, il savait qu’il prenait des risques, mais des contacts dans le royaume lui avaient procuré un faux sentiment de sécurité en laissant entendre que le régime de MBS n’était pas à sa poursuite. Il ne savait pas que les hommes de main de MBS, la tristement célèbre équipe de quinze membres, comportant des experts médico-légaux, l’attendaient.
Preuve incriminante
Bien que les théories du complot absurdes et contradictoires émises par le royaume aient brouillé les cartes concernant la mort de Khashoggi dans le consulat, les preuves incriminent non seulement l’Arabie saoudite, mais aussi plus particulièrement MBS.
Dans un régime autocratique très centralisé où tout le pouvoir est monopolisé entre les mains d’un prince héritier en microgestion, il est exclu que des éléments véreux puissent planifier et exécuter une opération aussi complexe sans l’autorisation de MBS lui-même.
Traduction : « Présentez-vous comme un réformateur : l’unique stigmatisation constante des Saoudiens est que “les femmes ne sont pas autorisées à conduire”. Pour MBS, cela semblait être un moyen facile de gagner les faveurs de l’opinion publique à l’étranger (pas beaucoup sur le plan national car les femmes qui se sont battues pour conduire leur voiture sont actuellement emprisonnées)
Faites taire les critiques : tout comme son mentor, MBZ [Mohammed ben Zayed, prince héritier émirati], MBS a agressivement éliminé les critiques. Peu importe ce que vous lui reprochez, vous êtes finis ! Vous n’aimez pas Vison 2030 ? Prison. Vous ne pensez pas que vendre Aramco est une bonne idée ? Prison. Vous pensez que la guerre au Yémen est mauvaise ? Prison. »
Il n’est donc pas surprenant que le tollé général suscité dans le monde entier ait été assourdissant. La réponse bipartite des groupes de réflexion, des journalistes et des décideurs en Occident a consisté en un tsunami appelant le plus important soutien de MBS en Occident, Donald Trump, à sanctionner le régime.
La visite de Pompeo à Riyad la semaine dernière visait à aider un MBS en difficulté à établir un scénario qui le libérerait de toutes poursuites pénales
Alors que les politiciens à Washington, démocrates comme républicains, sont prêts à rompre les relations avec Riyad, Trump hésite à critiquer MBS. Mais les fuites continuelles de preuves incriminant le prince héritier maintiendront la pression des membres du Congrès et des sénateurs, ne laissant au gouvernement Trump d’autre choix que de proposer des mesures visant à sauver la face, montrant ainsi au monde que le jeune dirigeant impulsif et toxique du royaume ne peut pas s’en tirer en toute impunité.
La visite de Pompeo à Riyad la semaine dernière visait à aider un MBS en difficulté à établir un scénario qui le libérerait de toutes poursuites pénales tout en manifestant au monde que son omnipotence serait à l’avenir réduite.
Traduction : « Lindsey Graham : MBS est un “boulet de démolition” qui a fait assassiner Khashoggi, il est “toxique” et “il doit partir”.
“Ce mec est un boulet de démolition, il a fait assassiner un gars dans un consulat en Turquie, et attendre de moi que je l’ignore me fait sentir utilisé et insulté” (via Fox) »
Une mesure peu convaincante qui satisferait Trump et MBS pourrait consister à nommer le frère de MBS, Khalid, qui est actuellement ambassadeur saoudien aux États-Unis, vice-prince héritier, soulageant Mohammed de certaines de ses responsabilités.
Reste néanmoins à savoir si cela suffirait à apaiser certains membres influents du Congrès, comme Lindsey Graham, qui a déclaré à la télévision à une heure de grande écoute la semaine dernière qu’il ne traiterait plus avec l’Arabie saoudite tant que MBS serait au pouvoir.
Un boulet, pas un sauveur
L’autre question importante est de savoir comment les al-Saoud réagiront-ils à la pression internationale croissante ? Les al-Saoud, qui dirigent depuis toujours le royaume comme une entreprise familiale, ont tout d’abord cédé à la purge menée par MBS dans l’espoir que son « effort de réforme » contribuerait à mettre l’Arabie saoudite sur la voie de la croissance économique et de la diversification tant souhaitées.
Mais aujourd’hui, semble-t-il, le fils du roi est devenu plus un boulet qu’un sauveur des intérêts de la famille. Pendant qu’il consolidait son pouvoir, le prince héritier a toutefois veillé à ce que tout adversaire potentiel parmi ses cousins ou ses oncles soit désavoué, impuissant et, le cas échéant, placé en résidence surveillée.
Tout mécanisme consensuel de prise de décision ou de gestion de crise au sein de la famille a été détruit par le prince héritier, qui a remplacé les responsables politiques et les diplomates expérimentés par des jeunes inexpérimentés dont la seule qualification semble être leur loyauté inconditionnelle à la branche « Salmane » de la famille
Des princes longtemps préparés à la succession, tels que Mohammed ben Nayef ou Moukrine ben Abdelaziz al-Saoud, semblent impuissants et sous la surveillance constante des services de sécurité du régime, lesquels sont directement contrôlés par MBS.
Tout mécanisme consensuel de prise de décision ou de gestion de crise au sein de la famille a été détruit par le prince héritier, qui a remplacé les responsables politiques et les diplomates expérimentés par des jeunes inexpérimentés dont la seule qualification semble être leur loyauté inconditionnelle à la branche « Salmane » de la famille.
À ce stade, il semble que le régime de MBS ne puisse être renversé que par un coup d’État violent basé sur un complot impliquant non seulement la vieille garde de la famille, mais également les commandants des services de sécurité aux niveaux opérationnel et stratégique.
Par conséquent, l’Occident en général, et les États-Unis en particulier, aurait tout intérêt à se lancer dans une stratégie transactionnelle de rééducation, forçant le prince héritier à changer de comportement en utilisant la coercition et la complaisance. Pour que cela fonctionne, le gouvernement Trump, en particulier, doit être prêt à imposer des sanctions et à se passer potentiellement du programme d’investissement saoudien d’une valeur de 110 milliards de dollars pour les États-Unis.
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Outre le fait que la situation financière désastreuse du royaume jette une interrogation considérable sur ce chiffre utopique, la volonté des démocrates et des républicains de trahir les valeurs américaines fondamentales dans l’affaire Khashoggi est étonnamment faible comparé au calme dont ont fait preuve les législateurs américains face à la guerre inhumaine de MBS au Yémen depuis 2015, son blocus du Qatar depuis 2017 et l’enlèvement du Premier ministre libanais Hariri en novembre dernier.
Ainsi que quelqu’un à Washington me l’a suggéré, c’est à travers son martyre que le rôle transformateur de Jamal Khashoggi pourrait avoir été à son maximum.
– Andreas Krieg est professeur assistant au département d’études de la défense du King’s College de Londres et consultant spécialisé dans les risques stratégiques pour des gouvernements et des entreprises au Moyen-Orient. Il a récemment publié un livre intitulé Socio-Political Order and Security in the Arab World.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un portrait du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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