Avortement illégal au Liban : « J’ignorais à quel point c’était douloureux »
BEYROUTH – Farah a des souvenirs morbides de l’avortement qu’elle a subi il y a trois ans, mais elle ne se souvient pas exactement de la durée de l’intervention.
« J’avais l’impression que cela avait duré une journée entière, la journée la plus longue de ma vie », a déclaré la jeune femme de 26 ans à Middle East Eye. « Je me souviens très bien de l’attente insupportable avant l’opération. Depuis, je n’ai pas pu arrêter d’en parler… C’était exténuant. »
Une de ses amies lui a donné le nom et l’adresse d’un médecin qui effectue des avortements dans une clinique privée. Farah explique que le médecin n’était pas attentif à ses besoins et « souriait presque pendant l’opération ».
« J’avais l’impression que cela avait duré une journée entière, la journée la plus longue de ma vie »
– Farah
S’estimant trop jeune pour élever seule un enfant parce qu’elle n’était pas mariée, Farah a décidé d’avorter lorsqu’elle était enceinte de trois semaines.
En raison de contraintes financières, elle n’a pas eu les moyens de se payer un anesthésiant pour la procédure. Selon Farah, cela aurait ajouté 300 dollars au coût total. Au lieu de cela, elle a opté pour une pilule de Tramadol que le médecin lui a donnée, ce qui a peu anesthésié la douleur.
Elle se souvient avoir crié pendant l’opération. « J’ignorais à quel point c’était douloureux », indique-t-elle.
Après l’avortement, Farah a eu des saignements pendant des jours. Quand elle a essayé de contacter son médecin, ce dernier a ignoré ses appels, affirme-t-elle. Trop effrayée et honteuse pour consulter un autre médecin, Farah a enduré les saignements jusqu’à ce que cela s’arrête, sans aucun soutien médical.
Au Liban, l’avortement est illégal sauf dans les cas où la santé de la mère est menacée, même en cas de viol ou d’inceste.
Les articles 539 à 546 du Code pénal libanais, qui datent de 1943, interdisent l’avortement. Selon la loi, une femme qui subit un avortement peut être emprisonnée pendant six mois à trois ans, tandis que le médecin qui effectue la procédure peut être condamné à une peine de un à trois ans.
Toutefois, si une grossesse présente un risque pour la santé de la femme, la procédure doit être certifiée par deux médecins en plus de celui qui pratique l’avortement.
Malgré ces risques, de nombreuses femmes comme Farah parviennent à avorter illégalement. Les coordonnées des praticiens sont communiquées de bouche à oreille.
Les statistiques officielles disponibles sur l’avortement sont celles fournies par le ministère de la Santé, mais elles sont combinées à des statistiques sur la mort fœtale in utero. En 2015, il y a eu 11 549 avortements et morts fœtales in utero.
« C’était comme si quelqu’un essayait de saisir quelque chose en moi mais ne pouvait pas le faire »
– Carla
En 2016, un médecin libanais a été arrêté pour avoir pratiqué environ 200 avortements sur 75 esclaves sexuelles syriennes amenées dans le pays par des passeurs. Ils avaient promis aux femmes des emplois dans des restaurants ou des hôtels.
« Ce fut un désastre »
Lorsque Carla, âgée de 28 ans, a découvert qu’elle était enceinte en 2015, elle voyait plusieurs hommes et n’était pas sûre de savoir qui était le père.
« C’était un vendredi, la veille de l’Aïd. J’ai appelé celui qui était probablement le père. Il m’a dit que nous arrangerions cela le lundi suivant. À ce moment-là, il avait demandé à un ami de nous trouver un médecin qui pratique des avortements », se souvient-elle.
Carla décrit le week-end avant sa visite chez le médecin comme une « torture ».
« Toute ma famille était là pour un grand barbecue pour le déjeuner chez mon oncle, en train de manger de la viande et toutes sortes de mezze et je n’ai rien pu avaler. »
« J’ai couru vers la salle de bains parce que j’avais envie de vomir et il m’a jeté un paquet de serviettes hygiéniques. Ce fut la partie la plus humiliante du processus »
– Sarah
Le lundi matin, Carla a prétendu qu’elle allait travailler et a rencontré son ami à la place. Ils se sont rendus à Keserwan, un district situé au nord-est de Beyrouth, pour voir le médecin. Mais une fois sur place, le médecin les a informés qu’il ne pratiquait plus l’avortement, ils ont donc dû recourir au plan B.
Carla a demandé de l’aide à un centre de santé sexuelle basé à Beyrouth appelé Marsa, qui fournit des services confidentiels et anonymes liés à la santé sexuelle. Le centre lui a donné les coordonnées de plusieurs médecins.
« Je ne voulais pas d’enfant à ce stade de ma vie », indique-t-elle.
Elle s’est ensuite rendue dans une clinique opérant illégalement à Ain el-Remmaneh, au sud de Beyrouth, et les médecins lui ont dit qu’elle était enceinte de deux mois.
Carla se souvient que la pièce était « petite et désordonnée » et que s’y trouvait une machine ressemblant à un « aspirateur ». Elle décrit la procédure, qui lui a coûté 400 dollars, comme extrêmement douloureuse bien qu’elle ait été anesthésiée.
« C’était comme si quelqu’un essayait de saisir quelque chose en moi mais ne pouvait pas le faire. Je n’ai pas regardé plus bas que ma taille mais je pouvais imaginer. J’ai vomi partout pendant l’opération, ce fut vraiment un désastre », se souvient-elle.
Des fardeaux financiers
De nombreux médecins profitent de l’illégalité de l’avortement en fixant leurs propres tarifs. Selon des médecins et des femmes, l’avortement au Liban coûte en moyenne entre 300 et 1 200 dollars.
« J’ai deux filles et je me demande parfois ce que je ferais si l’une d’elles tombait enceinte. La forcer à se marier dans la foulée ? Ou lui donner la possibilité d’avorter ? Je choisirais la seconde option »
– Nadim, gynécologue
Sarah*, une Libanaise de 34 ans qui a subi un avortement il y a treize ans, n’avait pas assez d’argent pour effectuer l’opération ; elle a donc essayé d’avorter en prenant du Cytotec, qui doit être prescrit par un médecin. Le Misoprostol, également utilisé pour prévenir les ulcères gastriques, peut être associé à un autre médicament, la Mifépristone, pour mettre fin à une grossesse.
Mais les médicaments n’ont pas fonctionné pour elle. Juste avant qu’elle ne prenne une autre pilule, une amie alarmée par la situation lui a donné de l’argent et l’a envoyée chez un médecin qui lui a facturé 300 dollars la procédure d’avortement.
« Ce fut un moment horrible, raconte-t-elle. Le médecin, qui opérait dans une petite clinique privée, m’a immédiatement poussée à partir après l’opération. J’ai couru vers la salle de bains parce que j’avais envie de vomir et il m’a jeté un paquet de serviettes hygiéniques. Ce fut la partie la plus humiliante du processus. »
En danger
Alors que des femmes parviennent à accéder à l’avortement à Beyrouth dans des cliniques opérant illégalement, ce n’est pas nécessairement la même chose dans les zones plus rurales, en particulier pour celles qui vivent dans des conditions précaires, comme les migrantes et les réfugiées.
À Halba, une ville du nord du Liban proche de la frontière syrienne, Fatima*, une réfugiée syrienne de 37 ans, a découvert qu’elle était enceinte en février dernier.
« Les responsables politiques ne sont qu’un groupe d’hypocrites de mèche avec les autorités religieuses : ils les suivent, mais cela ne signifie pas qu’ils partagent leurs opinions »
– Walid Ammar, directeur général du ministère de la Santé publique
« Je n’ai pas dit un mot à mon mari car même si nous vivons dans des conditions déplorables, il veut encore plus d’enfants. J’étais déjà enceinte de deux mois », raconte-t-elle.
Depuis plus de deux ans, Fatima vit avec son mari et ses quatre enfants dans un espace modeste comportant deux chambres qui servait autrefois de garage.
Fatima explique qu’au début, sachant que l’avortement était illégal, elle a employé d’autres moyens pour se débarrasser du bébé.
« Je sautais partout et je portais des tables lourdes », se souvient Fatima ; mais cela n’a pas provoqué de fausse couche. « Un mois plus tard, je suis allée chez un médecin qu’une amie m’a recommandé et il m’a donné deux pilules pour provoquer des contractions, puis il a effectué l’opération », dit-elle.
Après être restée chez elle pour se reposer un peu, Fatima a toutefois repris rapidement son travail dans un magasin d’articles d’occasion, car elle ne voulait pas que son absence soit remarquée.
« Robin des Bois »
Nadim*, gynécologue, affirme qu’il n’effectue pas d’avortements pour l’argent.
« Je vois 50 patientes chaque jour... Vous connaissez Robin des Bois ? Je suis comme lui », soutient-il.
Nadim insiste sur le fait qu’il n’a pas de tarif fixe. « Cela dépend des patientes. Si certaines en ont les moyens, je le leur fais payer et je donne l’argent à ceux qui en ont besoin. »
Nadim facture 400 dollars en moyenne pour la procédure, qu’il effectue toutefois à titre gracieux pour celles qui n’en ont pas les moyens.
« Même si la mère a été violée, même si elle n’a pas les moyens financiers pour avoir un enfant, la vie est un cadeau »
– Père Tony Khoury, fondateur de My Right to Live
Le gynécologue explique qu’il encourage généralement les femmes à poursuivre leur grossesse. « Mais si une femme n’a pas les moyens financiers pour élever un enfant, est-ce vraiment une bonne chose de la forcer à continuer sa grossesse ? », indique-t-il.
« J’ai deux filles et je me demande parfois ce que je ferais si l’une d’elles tombait enceinte. La forcer à se marier dans la foulée ? Ou lui donner la possibilité d’avorter ? Je choisirais la seconde option », a-t-il confié.
Il suggère qu’une loi pourrait changer beaucoup de choses pour les femmes, qui n’auraient plus besoin d’avorter illégalement.
« Je n’ose pas en parler avec mes collègues, ni même avec mon propre frère, il me qualifierait de criminel », explique-t-il.
Pierre*, un autre gynécologue, affirme qu’il falsifie des papiers en prétendant que la santé de la mère est menacée pour pouvoir effectuer la procédure dans un hôpital. Il facture 1 200 dollars pour un avortement.
Des réponses aux questions
Alors que la plupart des femmes ne s’en remettent qu’à leur cercle d’amis et à leur réseau personnel pour obtenir des informations sur leur santé sexuelle et reproductive, une poignée d’ONG à Beyrouth présente une alternative au manque d’informations.
D’autres initiatives internationales telles que Women On Web (WoW), une organisation basée à Amsterdam, proposent également une aide. WoW développe un programme dans le cadre duquel elle envoie des pilules d’avortement par courrier. La seule difficulté est que parfois, le colis se perd lors de l’expédition, selon Nour Saadi, une médecin syrienne travaillant pour WoW.
Elle explique qu’« en moyenne, deux Libanaises contactent WoW chaque mois pour demander cette pilule ».
Absence de volonté politique
Bien que les avortements semblent être courants au Liban, le gouvernement continue de fermer les yeux sur la question et aucun amendement à la législation n’est en vue.
« La priorité politique est de maintenir le statu quo concernant les communautés religieuses qui, la plupart du temps, considèrent l’oppression des femmes comme une chose essentielle »
- Afamia Kaddour, coach pour réfugiés
« Il n’y aura jamais de loi légalisant l’avortement, tout simplement parce que les autorités religieuses ne l’autoriseront jamais. En outre, ce n’est pas notre priorité sur le plan de la santé publique », explique Walid Ammar, directeur général du ministère de la Santé publique, interrogé par MEE.
« Les responsables politiques ne sont qu’un groupe d’hypocrites de mèche avec les autorités religieuses : ils les suivent, mais cela ne signifie pas qu’ils partagent leurs opinions », ajoute-t-il.
Le Liban a instauré un système de partage des pouvoirs inscrit dans un pacte national de 1943 qui stipule que les chrétiens sont majoritaires au Parlement, que le Premier ministre doit être sunnite, le président chrétien maronite et le président du Parlement chiite.
Le père Tony Khoury, fondateur de l’ONG anti-avortement My Right to Live, soutient pour sa part que les bébés avortés sont des « victimes silencieuses ».
« Même si la mère a été violée, même si elle n’a pas les moyens financiers pour avoir un enfant, la vie est un cadeau », affirme-t-il.
Par le biais de son ONG, Khoury organise des conférences sur l’avortement ; il a également écrit récemment au président Michel Aoun – dans une lettre cosignée avec d’autres chefs de diverses communautés religieuses – pour lui demander de créer une « Journée nationale de la vie ».
D’après Afamia Kaddour, coach pour réfugiés basée à Genève et spécialisée dans les questions de scolarisation et d’intégration, « la loi reste inchangée pour les mêmes raisons que le paysage politique ».
« La priorité politique est de maintenir le statu quo concernant les communautés religieuses qui, la plupart du temps, considèrent l’oppression des femmes comme une chose essentielle », explique-t-elle.
*Les noms ont été modifiés pour des raisons de sécurité.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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