Irak : le difficile jeu d’équilibre entre la haute autorité chiite et l’Iran
KERBALA/NADJAF, Irak – Fin octobre, alors que se clôturait le mois saint de Mouharram, qui culmine avec le pèlerinage des chiites entre Nadjaf et Kerbala pour la commémoration de l’imam Hussein ibn Ali, la ville sainte de Kerbala a pris des allures de fourmilière indescriptible.
On pouvait y voir des millions de fidèles se frayer un passage pour tenter d’être au plus près des sanctuaires des imams pour la prière du couchant : les mausolées de Hussein et d’Abbas, séparés par une large place nommée Bein al-Aramein (entre les deux lieux saints).
Peu de gens savent que la rénovation de cette place est le fruit d’une organisation iranienne qui dépense des sommes faramineuses pour entretenir les lieux saints chiites en Irak – et se rendre indispensable.
Fondations (politico) religieuses
La fondation Atabat, ou ROSH en anglais (Reconstruction Organization of the Holy Shrines in Iraq), s’emploie à rénover les lieux saints de l’islam chiite dans le pays, mais pas seulement.
« Je trouve cela déplorable que nous ayons une intrusion si flagrante du politique dans cet événement religieux de première importance »
- Le cheikh Muntazar
« Ils financent des hôpitaux dans les villes, mais aussi les mawakeb, les stations où les pèlerins viennent se restaurer pendant le pèlerinage. Ce sont eux qui ont financé le grand mawkab [singulier de mawakeb] à l’entrée de Kerbala, où se mêlent maladroitement les principes religieux et la glorification du régime des ayatollahs », explique à MEE une chercheuse et consultante travaillant pour le gouvernement irakien.
Dans l’ère post Saddam Hussein, l’Iran a effectivement entrevu l’opportunité d’établir une influence sur les villes saintes irakiennes de Kerbala et Nadjaf. Un certain nombre de fondations ont ainsi été créées pour développer les lieux saints d’Irak.
À l’instar de ROSH, il existe une myriade d’organisations dites du « quatrième secteur » – ni privé, ni public – mais très liées aux forces politiques iraniennes et aux Gardiens de la révolution.
Elles mènent en œuvre toute une gamme d’activités en rapport à la religion. Tout d’abord, l’acheminement gratuit des pèlerins iraniens et la visite des quatre lieux saints d’Irak (les mausolées d’Ali à Nadjaf, d’Abbas et Hussein à Kerbala, d’Ali al-Hadi et de Hasan al-Askari à Samarra, et la mosquée al-Kadhimiya à Bagdad). Mais aussi le financement de mawakeb, où la République islamique sera mise à l’honneur, et la construction d’hôtels et de centres pour pèlerins iraniens où la documentation est exclusivement disponible en persan.
Sur la route entre Nadjaf et Kerbala, outre les signes distinctifs que portent les pèlerins iraniens arborant fièrement des symboles de la République islamique, on trouve aussi de gigantesques bannières à l’effigie des grandes figures politico-religieuses iraniennes.
Certains mawakeb sont en outre entièrement décorés avec des portraits de personnalités iraniennes ou issues des différentes forces militaires pro-iraniennes œuvrant en Syrie et en Irak : les milices Hachd al-Chaabi (Unités de mobilisation populaire), le Hezbollah libanais, le guide suprême Ali Khamenei ou encore son prédécesseur l’ayatollah Rouhollah Khomeini.
Concurrence théologique
« Je trouve cela déplorable que nous ayons une intrusion si flagrante du politique dans cet événement religieux de première importance », déplore le cheikh Muntazar, un Irakien issu de la Hawza de Nadjaf, le séminaire religieux qui forme les savants de l’islam chiite.
Il semble toutefois que ce ne soit pas la première fois que le pèlerinage comporte une dimension politique.
« Si Saddam Hussein a voulu l’interdire, c’est parce que c’est un véhicule pour les messages politiques revendicatifs, comme ça l’a été par le passé et comme ça l’est encore aujourd’hui, même si le consensus veut que le pèlerinage ne soit pas entaché par la politique »
- Une chercheuse et consultante travaillant pour le gouvernement irakien
« Si Saddam Hussein a voulu l’interdire, c’est parce que c’est un véhicule pour les messages politiques revendicatifs, comme ça l’a été par le passé et comme ça l’est encore aujourd’hui, même si le consensus veut que le pèlerinage ne soit pas entaché par la politique », explique la chercheuse du gouvernement irakien, qui a souhaité garder l’anonymat.
« Cela dit, le message symbolique de Kerbala [la mort de Hussein] est en soi hautement politique : c’est la lutte jusqu’à la mort d’un justicier réprimé », nuance-t-elle.
La présence même de la Hawza à Nadjaf, capitale historique de l’islam chiite, est une question cruciale concernant les relations Iran-Irak. « L’ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute figure de l’islam chiite en Irak, s’est efforcé de rétablir la Hawza de Nadjaf telle qu’elle était à ses heures de gloires. C’est une manière aussi d’établir sa propre autorité », poursuit la consultante.
La Hawza de Qom, en Iran, instaurée suite à la révolution islamique, avait fini par s’imposer comme le centre culturel chiite par excellence, d’autant plus que celle de Nadjaf avait fait les frais de la répression baathiste sous l’ère Saddam Hussein.
Aujourd’hui, alors que Nadjaf peut renaître comme un centre culturel et théologique de premier plan, Téhéran s’agite pour garder la mainmise sur la situation et ne pas se voir détrôné par des autorités irakiennes susceptibles de vouloir concurrencer Qom. « Il ne fait aucun doute que la Hawza la plus prestigieuse est désormais redevenue celle de Nadjaf », estime pour sa part la chercheuse.
« Il ne fait aucun doute que la Hawza la plus prestigieuse est désormais redevenue celle de Nadjaf »
- Une chercheuse et consultante travaillant pour le gouvernement irakien
Quant à l’ayatollah al-Sistani, bien qu’Iranien lui-même, il reste attaché à l’idée de travailler pour le peuple irakien. Sa nomination est le résultat d’un vote au sein d’un majlis (conseil) qui l’a désigné comme étant le plus apte à remplir sa mission dans le cadre de la souveraineté irakienne.
Cependant, âgé de 88 ans, il est en fin de règne et sa succession soulève de nombreuses questions : « Un grand nombre de noms circulent et beaucoup d’entre eux sont appuyés par l’Iran, un peu comme la Chine qui attend le décès du Dalaï-lama », ironise la chercheuse.
La politique : une continuation de la guerre par d’autres moyens
La présence en Irak de nombreuses milices chiites paramilitaires très proches des Gardiens de la révolution islamique est une autre illustration, bien plus flagrante, de l’immixtion politique iranienne dans le pays.
Ces milices, légitimées par une fatwa de l’ayatollah al-Sistani appelant le peuple irakien à se soulever contre l’État islamique en juin 2014 à la suite de la prise de Mossoul par le groupe, ont pu s’imposer comme des acteurs de premier plan.
Bien que la menace de l’EI ait reculé, nombre des milices les plus radicales, notamment celles affiliées à l’Iran, constituent un risque pour la souveraineté irakienne de par leur allégeance à l’ayatollah Khamenei et leur refus de déposer les armes malgré les appels répétés de l’ancien Premier ministre irakien Haïder al-Abadi, de l’ayatollah al-Sistani et de l’opposant chiite à la politique iranienne en Irak Moqtada al-Sadr. Or, si Sadr peut critiquer ouvertement la politique iranienne, al-Sistani doit faire beaucoup plus attention pour ne pas froisser Téhéran.
Sur 12 millions de pèlerins répertoriés en 2017, seul un million d’Iraniens y participaient, l’écrasante majorité étant Irakiens
Les milices ont par ailleurs joué un rôle de premier plan dans l’appareil sécuritaire encadrant le pèlerinage, en partenariat avec les forces de police et de l’armée irakiennes. Beaucoup d’entre elles ont aussi des représentants politiques en Irak, malgré l’illégalité de cette situation.
Lors des élections législatives de mai 2018, l’ordre avait effectivement été donné aux politiciens qui voulaient se présenter de ne pas avoir de responsabilités militaires. De nombreux chefs de milices avaient alors annoncé leur retrait des activités militaires et rejoint les listes affiliées à leur propre milice pro-Iran. La coalition la plus importante, celle du Fatah (conquête) présidée par Hadi al-Ameri, est arrivée deuxième à l’issue du scrutin, derrière la liste de Moqtada al-Sadr.
Si l’entrée en lice des milices dans l’arène politique peut-être vue comme une continuation de la guerre par d’autres moyens, les fondations religieuses qui inondent les lieux saints irakiens sont une forme de soft power qui n’est pas non plus sans créer d’inquiétudes.
L’investissement disproportionné de Téhéran sur les lieux saints irakiens ne reflète toutefois pas l’attrait qu’ont les Iraniens pour le pèlerinage de l’Arbaïn. Selon l’autorité de sécurité du bureau du cheikh Mahdi al-Kerbalai, le représentant de l’ayatollah al-Sistani pour l’évènement, sur 12 millions de pèlerins répertoriés en 2017, seul un million d’Iraniens y participaient, l’écrasante majorité étant Irakiens.
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Parallèlement, si les chiites d’Irak ont soif de reconnaissance dans leur pays et d’apaisement des relations régionales, la politisation des événements religieux rend problématique, pour beaucoup d’entre eux, l’épanouissement de l’islam chiite.
En effet, alors que l’écrasante majorité des pèlerins rencontrés sur la route entre Nadjaf et Kerbala semblaient réellement animés par une foi sincère, l’omniprésence de symboles politiques n’aura sans doute pas manqué de les déconcentrer plus d’une fois.
Pour parer à une politisation trop ostentatoire, la Marja’iya, plus haute autorité du chiisme irakien, avait d’ailleurs fait interdire les symboles politico-religieux les plus flagrants dans l’enceinte de la ville, une règle modérément respectée par les plus zélés défenseurs de la politique iranienne.
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