Violences faites aux femmes en Tunisie : un an après la loi
TUNIS – « La plupart des femmes qui arrivent à notre centre d’hébergement veulent porter plainte et aller jusqu’au bout », explique à Middle East Eye Karima Brini, en charge du centre Manara et de l’association Femme et Citoyenneté dans la ville du Kef (nord-ouest de la Tunisie).
« Mais on sent aussi un manque de moyens humains et financiers pour permettre d’appliquer les procédures tel que la loi l’exige. Les ministères signataires de la convention intersectorielle n’ont pas transmis les directives – à part le Ministère de l’Intérieur et de la Justice – pour l’application de la loi et des protocoles aux délégations régionales. »
Depuis l’ouverture du centre d’écoute et d’orientation en 2014, Karima a accueilli près de 505 femmes. Depuis que la loi contre les violences faites aux femmes a été adoptée, elle en a reçu 132, dont 40 faisant déjà l’objet d’un suivi et 92 nouvelles.
« À chaque fois, le constat était le même : très peu de ces populations avaient eu accès à l’information sur l’adoption de la nouvelle loi et ses enjeux »
- Bochra Triki, membre du collectif féministe Chouf
En organisant des sessions d’intervention avec les représentants des différentes institutions dans la région, Karima s’est rendue compte qu’elles étaient nombreuses à ne pas être au courant des nouvelles procédures ou à ne pas avoir reçu les circulaires de leurs ministères.
Autre problème depuis l’entrée en vigueur de la loi : les unités spécialisées sont submergées de dossiers « ayant un rapport avec les femmes », mais pas forcément liés à des violences. « Plus de 60 % des plaintes n’ont rien à voir avec les violences faites aux femmes. Comme il s’agit tout de même de femmes, on transfère les dossiers directement vers la nouvelle unité », ajoute Karima.
Après un vote historique le 26 juillet 2017 au Parlement tunisien, l’année 2018 a vu l’entrée en vigueur de la loi et de la création d’unités spécialisées dans les commissariats de police et dans les hôpitaux pour traiter spécifiquement des violences. La loi prévoit aussi la mise en place d’infrastructures pour protéger les victimes.
Lors d’une tournée dans les régions avec le film La Belle et la meute, qui parle d’une affaire de viol emblématique en Tunisie, Bochra Triki, membre du collectif féministe Chouf a constaté les limites de la loi en termes de communication.
« Nous avons projeté le film avec la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme [FIDH] et l’Institut français, dans des prisons, des foyers étudiants et dans des centres d’hébergement pour des femmes victimes de violence. À chaque fois, le constat était le même : très peu de ces populations avaient eu accès à l’information sur l’adoption de la nouvelle loi et ses enjeux », relève Bochra Triki, pour qui la tournée du film était destinée à vulgariser ce nouveau cadre juridique. « Il y a eu une vraie campagne de sensibilisation sur la question du harcèlement de rue mais pour la loi, cela manque encore », ajoute-t-elle.
Le pays n’a pas non plus connu de cas emblématique ou médiatisé, à l’image de Myriam ben Mohamed. Violée par des policiers en 2012, elle avait brisé un tabou en portant plainte et ses agresseurs avaient été condamnés. Certains cas témoignent encore de défaillances dans le processus de l’accès aux soins et à la justice.
À LIRE ► La loi contre les violences, une nouvelle victoire pour les femmes tunisiennes
Par ailleurs, dans les médias tunisiens, la culture de la violence reste souvent présente : récemment, un chroniqueur télé a giflé sa collègue en plein plateau, soi-disant pour sensibiliser sur les violences faites aux femmes.
« C’est une loi qui nécessite beaucoup de moyens, et pour l’instant, on a du mal à en voir les retombées », note aussi pour MEE Fadoua Braham, avocate de plusieurs victimes à Tunis.
L’une des victimes, Rania Amdouni, 24 ans, activiste et comédienne, en a fait les frais. Après avoir été agressée physiquement cet été par un homme contre lequel elle avait déposé une plainte – il lui avait volé des objets dans son appartement – la justice ne s’est toujours pas prononcée.
Inégalité dans l’accès aux soins
« Après l’agression, au commissariat, on m’a tout de suite donné un Certificat médical initial [CMI], pour l’accès aux soins gratuits, à présenter à l’hôpital. Sauf qu’une fois à l’hôpital, au lieu de m’orienter vers le local de l’unité spécialisée, on m’a promenée de spécialistes en spécialistes car je devais voir un ophtalmologiste et passer un scanner. Chaque médecin m’a demandée un nouveau CMI, car le CMI n’est valable que pour une seule consultation. Au bout du second aller-retour entre le commissariat de police et l’hôpital, j’ai abandonné et j’ai déchiré le papier », raconte-t-elle à MEE.
Déçue et désabusée, Rania estime qu’elle n’a pas eu accès aux soins « de façon humaine ». « Et au commissariat, on te donne le CMI comme si de rien n’était. Personne ne te traite correctement. Et tout ça en pleine nuit, alors que tu viens de te faire tabasser », renchérit-elle. Son agresseur n’a toujours pas été arrêté et elle pense abandonner les procédures.
« Personne ne te traite correctement. Et tout ça en pleine nuit, alors que tu viens de te faire tabasser »
- Rania Amdouni, activiste et comédienne
« Ce qui est dur, c’est qu’il n’a été arrêté, ni pour le cambriolage, ni pour l’agression. Je regarde toujours derrière moi, quand je suis dans mon quartier, de peur qu’il revienne », confie Rania. Elle qui a toujours été en première ligne des manifestations en faveur des femmes en Tunisie, n’a reçu de soutien que lorsqu’elle a posté une photo sur Facebook de son visage tuméfié, avec un statut racontant l’agression. « Que tu sois activiste ou femme d’un milieu défavorisé, le traitement de la violence n’a pas vraiment changé, finalement. »
S (elle a souhaité garder l’anonymat), étudiante, a porté plainte, juste après l’adoption de la loi, contre une connaissance qui l’avait frappée. Photos de son visage tuméfié à l’appui, elle s’était rendue à l’hôpital et au commissariat, accompagnée d’une avocate. Son agresseur a finalement été condamné, mais pas encore arrêté.
« J’avais déjà été victime de violences il y a cinq ans, et je m’en étais voulue, à l’époque, de n’avoir rien fait. Là je suis vraiment allée jusqu’au bout. J’ai suivi le vote de la loi, j’ai aussi un bon réseau autour de moi, mais je reste persuadée qu’il y a encore une inégalité dans l’accès aux soins et à la justice. Si je n’avais pas eu le réflexe de récolter moi-même des preuves de mon agression et de faire appel tout de suite à une avocate, les choses ne se seraient peut-être pas passées ainsi ! », témoigne-t-elle à MEE.
Pour Anissa Bouasker, psychiatre et auteure d’une étude en 2002 sur le traitement des violences par les médecins, le contexte actuel a changé depuis l’époque de Ben Ali.
« À l’époque, il y avait vraiment des attitudes dysfonctionnelles. Des médecins qui voyaient des traces de coups sur une patiente me disaient : ‘’Vous voulez que je l’oriente vers une association de femmes pour qu’elle aille fumer des cigarettes et qu’elle brise sa famille ?’’. Les choses ont quand même changé à ce niveau-là », admet Anissa, responsable de la prise en charge de victimes de torture à l’institut Nebras à Tunis mais qui a élargi son champ d’action à la prise en charge psychologique des femmes victimes de violences.
À LIRE ► Il est temps de parler des violences faites aux femmes au Liban
« La vraie révolution pour la lutte contre les violences envers les femmes n’a pas été celle du 14 janvier 2011 mais bien le passage de la loi, car on a vraiment écrit noir sur blanc des choses très importantes, comme la criminalisation du viol conjugal, l’abolition du mariage entre une jeune femme et son violeur, etc… », explique Anissa à MEE.
Dans les hôpitaux, les choses ont en effet commencé à changer depuis le temps où Anissa avait fait son étude. C’est le cas à La Rabta, l’un des plus grands hôpitaux à Tunis. Le médecin urgentiste Samir Abdelmoumen voit défiler tous les jours des femmes victimes de violences.
La famille, la première pression
« C’est toujours difficile de s’occuper de tels cas, car les femmes ont honte, surtout dans le cas d’un viol conjugal. Mais les femmes viennent, rarement avec leur famille, plus souvent avec une amie. Cela serait plus facile si elles pouvaient venir directement aux urgences se faire soigner lorsqu’elles sont victimes d’une agression sans avoir besoin de passer d’abord par le commissariat », souligne Samir.
Car certains tabous persistent encore. « La première pression, avant même la plainte et la procédure judiciaire, reste celle de la famille qui est rarement au courant de l’agression car la victime fait tout pour la cacher », constate Fadoua Braham.
« L’argument souvent évoqué est que cette loi ‘’va briser des familles’’ »
- Fadoua Braham, avocate
« Ensuite, il y a le contre-effet de la loi : les agents font tout pour que la victime ne porte pas plainte car désormais, une fois que la plainte est déposée, la procédure se poursuit même si la personne se rétracte. L’argument souvent évoqué est que cette loi ‘’va briser des familles’’. »
L’avocate le constate auprès des femmes victimes de revenge porn (lorsqu’un garçon filme ses rapports sexuels avec une fille et les publie ensuite sur internet) que l’on dissuade souvent de porter plainte à cause des « conséquences sur la famille ». « On attend un vrai suivi de la loi mais aussi une évaluation car sinon, son application restera conditionnée par les mentalités conservatrices et le refus de toutes les avancées en faveur des droits des femmes et des libertés individuelles », avance Fadoua.
À LIRE ► La loi contre les violences faites aux femmes en Tunisie : un processus lent
La pérennité de certaines mentalités conservatrices est visible. Dans une étude menée par le Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme (CREDIF), sur la perception des violences faites aux femmes par les hommes, les raisons évoquées pour justifier la violence restent le cliché d’une certaine représentation de la femme comme « tentatrice » mais aussi le mal-être économique et social qui « justifierait » la violence. La majorité des hommes interrogés justifient la violence et ne veulent pas la combattre.
C’est finalement au niveau du dépôt des plaintes, pour l’instant, que la loi a montré son efficacité : en moyenne, 3 000 plaintes par mois seraient déposées dans les commissariats et le numéro vert 1899 du ministère de la Femme reçoit environ près de dix appels par jour. Il existe enfin sept centres d’accueil et de refuge sur tout le territoire, fruit d’une collaboration entre le ministère de la femme et les associations locales.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].