L’école française à l’épreuve de la foi… ou du laïcisme
Depuis les attentats perpétrés par le groupe État islamique en France en 2015, l’État français a pris des initiatives visant à promouvoir le « vivre-ensemble » dès l’école, notamment à travers une structuration de « l’enseignement laïque des faits religieux ».
Si la suppression de l’éducation morale et religieuse dans l’enseignement public date des lois Jules Ferry de 1881-82, sa réintroduction – désormais non plus uniquement dédiée à la religion catholique – a été tortueuse. Au départ, il était surtout question d’enseigner l’histoire des civilisations, mais pas de « faits religieux ».
Néanmoins, en février 2002, quelques mois après les attentats du 11 septembre aux États-Unis, un rapport du philosophe Régis Debray insiste sur l’importance d’un tel enseignement en France.
Sur la base de celui-ci, l’Éducation nationale crée notamment, en 2013, la plateforme M@gistère pour aider les professeurs dans leur enseignement du fait religieux et instaure, en septembre 2015, un « enseignement moral et civique » pour tous les élèves afin de promouvoir les valeurs républicaines, le sens critique ou encore le pluralisme des opinions.
Mais dans une société polarisée depuis près de 30 ans par la question du communautarisme et de la laïcité, l’enseignement du fait religieux ne va pas de soi et suscite des crispations qui reflètent les tiraillements de tout un pays construit au travers d’une lente émancipation de la mainmise du religieux sur le politique.
Ces tiraillement sont illustrés notamment par l’adoption, le 10 février 2004, d’une loi qui vient interdire, « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». La quasi-concomitance du rapport Debray et de cette loi apparaît de fait comme l’indice d’un surgissement du religieux qu’il s’agit à la fois de canaliser et d’interdire.
Alors que dans le passé, la laïcisation de l’éducation « a été jalonnée par de longues controverses avec l’Église catholique », selon les termes du sociologue Sébastien Urbanski, aujourd’hui, c’est la visibilité et la présence de l’islam à l’école qui posent question.
Le choix de la transdisciplinarité
En France, l’enseignement « du fait religieux » ne passe pas par la mise en place d’une nouvelle matière mais s’effectue à travers les disciplines de l’histoire-géographie, des lettres, des arts plastiques, de la musique et de l’éducation civique.
Appliqué à partir de 1996, ce choix de l’enseignement fragmenté a été soutenu par le rapport Debray. Pour le philosophe, l’enseignement du fait religieux est nécessaire pour deux raisons. D’abord, combler « l’inculture religieuse » perceptible dans une société française sécularisée et contrer « la menace […] d’une rupture des chaînons de la mémoire nationale et européenne que le maillon manquant de l’information religieuse rend strictement incompréhensibles ».
« Si je parle des croyances, j’utilise le conditionnel et si je parle des faits religieux, j’utilise le présent de l’indicatif. C’est par là que la différence est faite entre les faits historiques et les croyances. Mais j’explique aux élèves que cela ne signifie pas que je ne respecte pas leurs croyances »
- Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie
Il s’agit ensuite de saisir les enjeux contemporains : « Comment comprendre le 11 septembre 2001 sans remonter au wahhabisme […] ? Comment comprendre les déchirements yougoslaves sans remonter […] aux anciennes partitions confessionnelles dans la zone balkanique ? », s’interroge-t-il.
« Régis Debray, depuis ses écrits sur la géopolitique du monde, est très préoccupé par la fragmentation du monde et le recours au religieux dans les conflits locaux, régionaux », rappelle à MEE Benoît Falaize, historien et chercheur à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP). « Debray avait bien compris que quelque chose se rejouait sur la question religieuse et pas seulement dans le monde arabe. »
Benoît Falaize, qui est chargé de la question sensible de l’enseignement de l’histoire, note aussi que le ministère de l’Éducation nationale, à qui le rapport était destiné, « ne voulait pas que l’enseignement laïque du fait religieux puisse être perçu comme le retour du catéchisme. Pour éviter toute ambiguïté, le choix a été celui d’un enseignement transdisciplinaire ».
Enseigner le religieux mais (surtout) pas la religion
« Les enseignements sont laïques en France », pose l’article 12 de la Charte de la laïcité à l’école, élaborée par le ministère de l’Éducation nationale. La laïcité pour guide, boussole et limite. Selon le programme établi par le ministère, à la fin de la 6e par exemple, « les élèves ont l’occasion de confronter, à plusieurs reprises, faits historiques et croyances » afin de mieux pouvoir « distinguer histoire et fiction ».
Pour Nicolas Cadène, rapporteur général à l’Observatoire de la laïcité, chargé de conseiller le gouvernement, « on parle bien de l’enseignement laïque du fait religieux comme fait social et historique, observable et vérifiable, qui est certes relatif aux religions mais doit être connu parce qu’il rapporte une influence de cette religion, quelle qu’elle soit. En aucun cas, cela ne s’oppose à la laïcité car ce n’est pas un apprentissage des dogmes », précise-t-il à MEE.
Il s’agit donc de passer d’une laïcité d’évitement du religieux à une laïcité qui va l’englober au sein des « humanités ».
« Il est important de rappeler que dans la société française, enseigner les faits religieux n’est pas une entorse à la laïcité mais un renforcement de celle-ci », confirme pour MEE Isabelle Saint-Martin, directrice de l’Institut européen en sciences des religions (IESR), créé à la suite du rapport Debray.
Elle rappelle que « la loi de 1905 [sur la séparation de l’État et des Églises] n’est pas contre les religions : l’article 1 garantit la liberté de conscience et la liberté de culte. Tous les citoyens doivent pouvoir exercer leur culte. Certes, l’article 2 dit que l’État ne reconnait aucun culte, mais il est à comprendre avec cet article 1. L’enseignement n’est pas catéchétique mais correspond à l’esprit de cette loi ».
Si Debray prévient que « l’enseignement du religieux n’est pas un enseignement religieux », il relève que cet enseignement doit « reconnaître ses propres limites » et « ne peut ni ne doit prétendre viser le cœur battant de la foi vécue, encore moins se substituer à ceux dont c’est la vocation. L’adhésion personnelle n’est pas de son ressort, pas plus que son refus. À l’intérieur et en fonction même de cette autolimitation, l’esprit de laïcité ne devrait rien avoir à redouter ici ».
Contextualisation semble être le maître-mot de l’enseignement du « fait religieux », jamais envisagé sous l’angle du dogme, de la doxa, de la chahada islamique ou du Credo chrétien. Ramené à des faits vérifiables, cet enseignement refuse toute forme d’essentialisme et, évidemment, de spiritualité.
Faits et croyances
Mais comment le mettre en pratique alors que l’« autolimitation » dont parle le rapport Debray peut laisser aux enseignants une marge de manœuvre certaine ? En 2017, un instituteur de l’Indre avait ainsi été sanctionné pour avoir « passé la mesure dans l’étude du fait religieux » en classe de CM1-CM2. Il lui était reproché d’avoir fait travailler les enfants sur des passages bibliques.
« Selon moi, toute forme de religiosité est à prendre en compte dans les cours. Il est troublant au final de voir que l’école laïque va ‘’définir’’ trois formes de religiosité ‘’sérieuses’’, les trois monothéismes. Ce n’est pas à l’école de le dire »
- Benoît Falaize, historien et chercheur à l’Institut national de recherche pédagogique
Où situer la ligne de démarcation, voire la ligne rouge, entre l’étude du fait religieux et celui de la croyance religieuse ?
Pour Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie en Île-de-France depuis quinze ans, la réponse est simple : « Si je parle des croyances, j’utilise le conditionnel et si je parle des faits religieux, j’utilise le présent de l’indicatif. C’est par là que la différence est faite entre les faits historiques et les croyances. Mais j’explique aux élèves que cela ne signifie pas que je ne respecte pas leurs croyances », indique-t-il à MEE.
Autre interrogation : à force de vouloir éviter un enseignement essentialiste du religieux, le risque n’est-il pas alors de tomber dans une approche « factuelle » qui pourrait heurter les croyances des élèves et aviver les crispations ? Un écueil que perçoit très vite le rapport Debray, qui interroge : « comment séparer l’examen des faits des interprétations qui leur donnent sens ? »
Puis de quelles religions ? Selon quels critères ? Benoît Falaize note ainsi un paradoxe : « Il y a un problème dans les programmes, avec une sorte de logique fausse historiquement selon laquelle le polythéisme serait avant et le monothéisme maintenant. Or, il existe des formes de polythéismes encore en vigueur. Selon moi, toute forme de religiosité est à prendre en compte dans les cours. Il est troublant au final de voir que l’école laïque va ‘’définir’’ trois formes de religiosité ‘’sérieuses’’, les trois monothéismes. Ce n’est pas à l’école de le dire. »
Le spécialiste note que « la logique qui soutient cette logique est au fond la volonté sans cesse rappelée du ‘’vivre-ensemble’’ : célébrer la richesse des trois monothéismes dans un cadre laïque pour aider à ce vivre-ensemble en France. C’est là la logique du rapport Debray, qui pose que dans l’interconnaissance se trouve l’interculturalité à venir et donc l’interreconnaissance ».
Jean-Riad Kechaou a choisi de voir dans cet enseignement des faits religieux le moyen de casser « des représentations fausses. J’explique ainsi que les musulmans peuvent manger casher, que les langues arabe et hébraïque se ressemblent. Certains de mes élèves sont allés vérifier auprès d’un imam si j’avais raison ».
« Mais j’ai enseigné aussi en agglomération stéphanoise huppée, à des élèves de culture chrétienne, et leur méconnaissance de la religion, celle des autres comme de la leur, était tout aussi importante », précise à MEE cet enseignant auteur d’un blog très fourni sur son métier.
L’impensé religieux
La question centrale est celle-ci : les enseignants sont-ils suffisamment formés face à des questions qui les placent à la jonction entre les notions d’éducation et d’instruction, mais également au centre de tensions possibles entre l’institution scolaire, les parents et les élèves ?
« J’ai constaté une réelle tradition anticléricale dans les expressions et termes choisis pour parler d’éléments religieux »
- Mohamed Khenissi, président de Hermeneo
Eux-mêmes ne sont pas désincarnés et peuvent aborder – ou éviter d’aborder – ces questions en fonction de leurs propres visions et idées. Selon un sondage IFOP pour le Comité national d’action laïque (CNAL), « 26 % des enseignants considèrent que la laïcité correspond à l’absence de religieux dans l’espace public, y compris la rue ».
Or l’article 1 de la loi de 1905 pose en principe fondateur que « la République assure la liberté de conscience ». Les enseignants sondés reflètent donc la confusion politique ou médiatique sur le sujet.
« J’ai constaté une réelle tradition anticléricale dans les expressions et termes choisis pour parler d’éléments religieux », déclare à MEE Mohamed Khenissi, président de Hermeneo, une association qui s’est donné pour but de « faire connaître les différentes traditions religieuses et philosophiques dans un cadre laïque ».
« Certains enseignants, comme une majorité d’élèves, opposent religion et laïcité ou affirment que l’expression religieuse est un acte privé donc permis uniquement dans la sphère privé », précise Khenissi, qui a également travaillé sur l’enseignement du fait religieux avec l’Institut des hautes études du monde religieux (IHEMR).
Jean-Riad Kechaou a fait les frais de cet anticléricalisme. « Il est évident qu’être prof d’origine maghrébine est suspect. Deux parents d’élèves se sont émus que j’enseigne l’islam en 5e. Or, c’est ce que prévoit le programme. Ils ont appelé le principal, qui ne me l’a pas dit », raconte l’enseignant.
« Si certains professeurs sont anticléricaux, c’est leur problème. Mais cela ne doit pas rejaillir sur l’enseignement et je considère que si cela rejaillit sur le respect dû aux croyances des élèves, cela s’appelle une faute professionnelle », souligne-t-il pour MEE. « On n’est pas là pour leur dire si ce sont des légendes, mais pour expliquer que le fait religieux a structuré le fait historique. Et c’est ce genre d’attitudes qui déstructure la société. »
« Il est évident qu’être prof d’origine maghrébine est suspect. Deux parents d’élèves se sont émus que j’enseigne l’islam en 5e. Or, c’est ce que prévoit le programme »
- Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie
Pour Benoît Falaize, cela s’explique notamment par « une lacune dans la formation des maîtres en France ».
« Ce sont des difficultés générales, mais encore plus sur ces questions sensibles. On a besoin de formation sur les gestes professionnels à avoir face à des questions, des débats », estime-t-il. « Il faut préparer ces enseignants à la contestation d’élèves qui peuvent se saisir de la question de la religion pour la revendiquer ou pour dire des bêtises. Même si ce sont des provocations d’adolescents. »
Pourtant, Benoît Falaize note aussi que la vraie question est celle de la liberté de conscience.
« Comment peut-on interdire à quelqu’un d’abandonner sa foi ? Cela serait contraire aux droits de l’homme. De même, comment peut-on penser qu’un élève puisse arriver le matin au lycée et laisser sa foi ‘’en dehors’’ de l’établissement ? La foi ne se divise pas par compartiment. »
Le spectre du « démembrement civique » et du communautarisme à l’école
Le rapport Debray insiste sur un point, l’enseignement du fait religieux doit prévenir « l’angoisse d’un démembrement communautaire des solidarités civiques […] ».
Dans un pays d’immigrations stratifiées, où les questions identitaires et religieuses sont de retour alors que la société française pensait les avoir évacuées, l’enseignement du fait religieux doit apaiser. Car pour Debray, la relégation du fait religieux « hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissances favorise la pathologie du terrain au lieu de l’assainir ».
Pourtant, Jean-Michel Blanquer, actuel ministre de l’Éducation nationale, vient de rendre public le nombre de signalements pour « atteinte à la laïcité » répertoriés par les équipes académiques « laïcité et faits religieux », mises en place en mars 2018. Plus d’un millier de signalements ont ainsi été enregistrés dans les rectorats de France, du fait aussi bien des élèves que des parents.
« On observe que les élèves du lycée associent l’histoire de France à des guerres de religions, avec un aspect très négatif. Pour eux, la définition de la liberté suppose d’éloigner les religions. Quand l’islam devient plus visible, c’est la même réponse qui est faite »
- Sébastien Urbanski, sociologue, spécialiste de l’enseignement religieux
« Refus de se rendre à la piscine de la part de certaines jeunes filles, refus de certains hommes de serrer la main des femmes, contestation de certains enseignements au nom de la foi », a détaillé Jean-Michel Blanquer. Les services de renseignement notent eux aussi une crispation identitaire à l’école en ce qui concerne les repas, les sorties scolaires ou encore la mixité garçon-fille.
Si la note des services de renseignement parle exclusivement des élèves de confession musulmane, plusieurs religions peuvent être impliquées. Des parents se seraient notamment élevés contre les cours sur l’islam dans le cadre de l’enseignement sur les religions monothéistes.
Mohamed Khenissi conteste ces chiffres et estime que « le système de signalements mis en place fait apparaître environ 38 % de signalements hors-sujet ». Selon Libération, le flou est en effet entretenu dans ces signalements, qui mélangent « des choses qui relèvent effectivement de la laïcité dans son sens strictement juridique, et d’autres non » et où se trouvent « non pas des faits avérés, mais des ‘’suspicions’’ et ‘’interrogations’’ ».
Le journal relève aussi que « les ‘’contestations d’enseignement’’, une situation régulièrement évoquée pour alerter sur la mise en danger de l’‘’école de la République’’, ne représentent finalement que 12 % du total, en étant mélangées avec des signalements visant des enseignants qui n’auraient pas respecté le programme scolaire ».
Pour Nicolas Cadène, de l’Observatoire de la laïcité, ces imprécisions voire exagérations sont révélatrices d’« une peur du religieux, de fantasmes et de clichés qui se diffusent » dans un pays où le taux de non-appartenance à une religion, voire d’athéisme, est élevé.
« Les élèves qui ont des revendications religieuses sont souvent ceux qui ont des difficultés scolaires. La cause n’est pas toujours un prétendu fondamentalisme, mais le fait qu’ils sont perdus »
- Sébastien Urbanski, sociologue, spécialiste de l’enseignement religieux
Selon le sociologue Sébastien Urbanski, spécialiste de l’enseignement religieux, « on observe que les élèves du lycée, d’après des enquêtes, associent l’histoire de France à des guerres de religions, avec un aspect très négatif. Pour eux, la définition de la liberté suppose d’éloigner les religions. Quand l’islam devient plus visible, c’est la même réponse qui est faite. Il arrive que des parents se plaignent car ils estiment qu’on ne devrait pas autant parler de l’islam ».
Au final, n’est-ce pas plutôt le regard porté sur l’école qui porte en lui une « communautarisation » des rapports sociaux ?
Pour Sébastien Urbanski, « les élèves qui ont des revendications religieuses sont souvent ceux qui ont des difficultés scolaires. La cause n’est pas toujours un prétendu fondamentalisme, mais le fait qu’ils sont perdus. Comment faire avec des élèves qui refusent d’entrer dans une église en invoquant le fait qu’ils sont musulmans ? Certains enseignants vont expliquer ce geste par le religieux, donc par une atteinte à la laïcité. D’autres vont y voir le fait que l’élève veut ‘’juste’’ embêter et utilise le prétexte de la religion. C’est tout cela qu’il faut démêler ».
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