Question musulmane, combat laïque et luttes sociales en France
L’annonce, début novembre, de la volonté du gouvernement français de réformer la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État a fait l’objet de nombreux commentaires dans les médias qui ont toutefois davantage relayé l’opinion des institutions religieuses que celle des associations laïques.
Ce n’est là qu’un des nombreux paradoxes dès qu’il s’agit d’évoquer la laïcité, qui est loin d’être une problématique franco-française mais revêt une portée universelle.
Ces voix laïques, souvent ignorées hors de l’Hexagone, disposent pourtant d’une légitimité pas moins significative que leurs rivales, d’autant que les agnostiques, athées ou personnes qui ne s’identifient à aucune religion sont majoritaires, toutes origines confondues.
Si, comme l’écrit la sociologue Amel Boubekeur dans une tribune publiée dans Le Monde, il est ubuesque de parler « d’islamisation des musulmans ». Il n’en demeure pas moins que l’on a assisté ces dernières années à une montée en puissance de l’orthopraxie et de ses manifestations dans tous les aspects de la vie.
Cependant, une autre tendance existe : celle de l’émancipation de la tutelle religieuse chez des individus élevés au sein de familles musulmanes.
Sans s’affirmer en tant que tels dans l’espace public, ceux-ci ont suivi des trajectoires divergentes à celles des entrepreneurs communautaires, tout en étant renvoyés à la religion qui n’est plus la leur.
La Fédération nationale de la libre pensée (FNLP) associe Emmanuel Macron à Napoléon Bonaparte et Philippe Pétain, en raison de sa volonté de reconnaître les cultes
Il s’agit là d’un autre point aveugle dès qu’il s’agit de traiter d’islam ou des musulmans assimilés, selon les discours, à un culte, une culture ou une ascendance.
Dès le 6 novembre, la Fédération nationale de la libre pensée (FNLP) a publié un communiqué virulent qui associe Emmanuel Macron à Napoléon Bonaparte et Philippe Pétain, en raison de la volonté du président de la République de reconnaître les cultes :
« Le prétexte en est l’islam pour mieux contrôler les musulmans dans le pays, comme au bon vieux temps des colonies. La réalité, ce sont des privilèges accordés à l’Église catholique qui sera la première bénéficiaire de l’opération destruction de la loi de séparation. »
L’inquiétude légitime des associations laïques
En invoquant une autre série d’arguments, l’Union des familles laïques (UFAL) a déclaré le lendemain son opposition au projet gouvernemental qui accroîtrait les ressources des cultes et bouleverserait les équilibres : « La publicité faite aux mesures, sans doute utiles, envisagées pour contrôler les financements des associations musulmanes et lutter contre la radicalisation, ne doit cependant pas faire perdre de vue une grave remise en cause des principes mêmes de la loi de séparation. »
Ces prises de positions – qui mettent l’accent sur des thématiques spécifiques – ont été suivies par le Grand Orient de France (GODF) qui a appelé « à la plus extrême vigilance dans les prochains mois à l’égard de toute disposition quiaboutirait à défaire les principes infranchissables posés par la loi de 1905 ».
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Cette inquiétude légitime des associations laïques a conduit une trentaine d’organisations (dont la FNLP, l’UFAL, des syndicats enseignants, etc.) à se réunir fin novembre pour s’opposer au projet du gouvernement.
Sans qu’il ne soit fait mention de l’islam dans leur communiqué, ces groupements laïques « mettent en garde contre toute modification de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, quelles qu’en soient les voies. Elles demandent, par-delà les débats inutiles que suscitent ces projets de révision, que soit déjà et complètement appliquée la loi ».
En rappelant des principes essentiels qui les fédèrent en dépit d’approches parfois différentes, on mesure à quel point les polémiques qui entretiennent la confusion autour de ce sujet central, s’appuient sur une méconnaissance des enjeux ou une mauvaise foi avérée.
Il serait erroné de réduire la volonté de réformer la loi du 9 décembre 1905 à la seule question musulmane
Il serait erroné de réduire la volonté de réformer la loi du 9 décembre 1905 à la seule question musulmane, même si ce prétexte – qui suscite des interrogations légitimes – a été invoqué par les autorités françaises.
En effet, il convient de mettre en perspective ce projet avec les nombreuses attaques dirigées contre le principe de séparation depuis sa promulgation – à l’exception de l’Alsace-Moselle –, comme la loi Debré de 1959 : anarchistes, marxistes ou trotskistes d’alors prenaient au sérieux cette question.
L’historien Jean-Paul Scot a récemment mentionné, lors d’une conférence à l’Assemblée nationale organisée par les Émancipé-e-s, un collectif de militants, que le principe de neutralité de l’État avait été détourné dès 1914 au nom de l’unité nationale lors la Première Guerre mondiale.
Paradigmes complaisants
Cette « sainte alliance du sabre et du goupillon » a culminé en 1942 puisque, comme l’indiquent des associations de Seine-Maritime, le régime de Vichy « a modifié le principe de non-financement des cultes. Depuis cette date, l’article 19-4 permet aux associations cultuelles de recevoir dons et legs et l’article 19-6 permet aux édifices cultuels, classés ou non d’accéder au subventionnement public ».
Ces rappels redeviennent nécessaires en raison de la déshistorisation et de la dépolitisation des enjeux relatifs à la laïcité qui, comme d’autres principes structurant la société, apparaissaient acquis pour des militants désarmés face aux appropriations fallacieuses ou à l’imposition de paradigmes complaisants à l’égard des religions.
Philippe Foussier, ancien grand maître du GODF, a critiqué dans son livre Combats maçonniques tant le « hold-up sur la laïcité opéré par l’extrême droite » que la volonté de la « soumettre aux règles du multiculturalisme, de l’interconvictionnel, de la coexistence des religions ».
Cette perspective fait écho à l’ouvrage de Gwénaële Calvès, Territoires disputés de la laïcité, dans lequel cette professeure de droit public dénonce la « tentative d’escroquerie » constituée par « le groupe raciste Riposte laïque », tout en soulignant que la laïcité entendue comme « principe juridico-politique » reste ouverte à des interprétations variables, notamment quand il s’agit de promouvoir le « dialogue interconfessionnel » ou le « vivre ensemble ».
En décembre 2017, un appel relayé par Marianne et L’Humanité, a été lancé par des militants de gauche, dont Soad Baba Aïssa et Mourad Tagzout, afin de lier le combat laïque au combat social, tout en dénonçant « les trois dérives de la laïcité » ainsi caractérisées:
« La laïcité usurpée de l’extrême droite qui s’en sert en réalité contre une seule religion, hier le judaïsme, aujourd’hui, l’islam ; la laïcité d’imposture qui sert de cache-sexe au communautarisme; la pseudo-laïcité d’inspiration concordataire des dirigeants néolibéraux ».
Un appel a été lancé l’année dernière par des militants de gauche afin de lier le combat laïque au combat social
C’est cette dernière dérive qu’illustre le projet gouvernemental qui participe de sa volonté d’accélérer le démantèlement de toutes les conquêtes sociales, en défendant les intérêts des plus riches, comme l’a montré la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune.
Or, l’exécutif se heurte non seulement à une impopularité croissante mais surtout à la protestation hétéroclite des Gilets jaunes qui semble avoir remis au centre des préoccupations les inégalités économiques.
Un rapport de forces décisif
Face aux premiers reculs du gouvernement, les nombreux appels à rassemblements devant les préfectures pour défendre la loi de 1905 vont-ils rejoindre ceux qui invitent à manifester dans les rues contre la politique antisociale ?
Seule l’évolution du rapport de forces déterminera la façon dont s’articuleront le combat laïque – en appréhendant la question musulmane à sa juste mesure – et les luttes sociales – déformées en raison des entreprises de confessionnalisation ou de racialisation.
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Une issue positive, qui s’inspirerait de l’anticléricalisme de Rosa Luxemburg, signifierait la fermeture de la parenthèse ouverte par les débats sur l’identité nationale et l’effroi consécutif aux attentats islamistes.
Elle permettrait d’éviter à la France de suivre la pente fascisante empruntée par ses voisins.
- Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne) et auteur de La Fabrique du Musulman (Libertalia, 2017). Il a enseigné dans plusieurs établissements supérieurs en France et publié de nombreux articles scientifiques ou politiques.
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Photo : selon la Fédération nationale de la libre pensée (FNLP, Emmanuel Macron cherche à mieux contrôler les musulmans dans le pays (AFP).
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