Depuis Sidi Bou Saïd, Azzedine Alaïa continue d’inspirer les créateurs tunisiens
TUNIS – C’est une demeure discrète cachée en haut du village de Sidi Bou Saïd, à quelques mètres d’un des plus beaux points de vue du site touristique, sur la Méditerranée et le port.
Modeste en apparence, et en harmonie avec les tons bleus et blancs du village, la maison du grand couturier Azzedine Alaïa abrite aujourd’hui une fondation, créée par son neveu Montassar Alaïa après le décès du couturier, le 18 novembre 2017.
Ouverte au public à travers des rétrospectives dédiées au styliste ou à son compagnon de longue date, le peintre allemand Christoph von Weyhe, la maison est surtout une porte d’entrée pour les créateurs tunisiens qui ont connu l’artiste de loin.
« Qui aurait cru qu’une fondation dédiée à Alaïa verrait le jour en Tunisie ? C’est très important pour nous d’avoir cet ancrage », soutient Salah Barka, ancien mannequin et créateur de mode éthique.
« L’un des seuls contacts que j’ai eus avec Alaïa », raconte-t-il, « c’est quand je suis entré dans sa boutique-atelier dans le Marais à Paris. C’était fascinant, j’y ai passé une heure à étudier chaque détail, comme un enfant dans un magasin de jouets. »
Pendant ses années de mannequinat, dans les années 1990, il découvre la haute couture et les tenues sculpturales d’Alaïa à travers la top model Naomi Campbell, amie et muse d’Alaïa.
Comme de nombreux jeunes créateurs tunisiens, Salah admire le personnage d’Alaïa, inaccessible, mystérieux et en pleine ascension.
« Pour moi Azzedine Alaïa était beaucoup plus un sculpteur qu’un designer ou un styliste »
- Salah Barka, ancien mannequin et créateur de mode
Le mannequin crée ensuite sa propre marque, faite de tenues cousues à base de fripes. Il garde en tête une vision d’Alaïa, celle de la femme : « Pour moi c’était beaucoup plus un sculpteur qu’un designer ou un styliste. Ses lignes corsetées, son jeu sur les courbes, tout était fait pour que le corps de la femme soit sexy sans jamais tomber dans le vulgaire ».
Le jeune styliste arpente les rues de la médina et va même à la rencontre de ceux qui ont connu le grand couturier et sa famille, là où il a grandi dans les années 1940.
À l’époque, il n’était pas courant qu’un garçon fasse de la couture. Le jeune Alaïa apprend auprès d’une couturière de son quartier en dérobant des tissus à sa sœur. Il confectionnera un manteau pour la fille du bey (le gouverneur de la Tunisie à l’époque du protectorat).
Alaïa fait des études de sculpture à l’institut supérieur des beaux-arts de Tunis avant de s’envoler pour Paris, où, avec l’aide de Leïla Menchari, elle aussi d’origine tunisienne et aujourd’hui créatrice des vitrines de la maison Hermès, il fera ses premiers pas dans la mode.
Travailler la matière
« C’est quelqu’un de très inspirant pour moi car je suis aussi autodidacte et j’aime beaucoup travailler la matière, ce qui était la marque de fabrique d’Alaïa », souligne Salah Barka.
Le couturier disait de la matière qu’elle pouvait toujours déclencher une forme. Il allait chercher dans tous les tissus et les cuirs, « jerseys de viscose et d’acétate moiré, fibre antistress inédite en 1992, mailles de laine bouillie dès 1993 ou encore matières duveteuses et extensibles inspirées des houppettes dont les élégantes du XIXe siècle se servaient pour se poudrer le visage », raconte le descriptif de l’exposition Alaïa du palais Galliera, lors d’une rétrospective consacrée à l’artiste en 2013.
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En bas du village de Sidi Bou Saïd, un autre créateur suit l’exemple du maître. Le jeune Brahim Klei, détenteur d’un baccalauréat en informatique, est devenu styliste du jour au lendemain en faisant des études à l’école de mode de Tunis (ESMOD).
Dans son atelier-maison de Sidi Bou Saïd, il confectionne des pièces uniques, souvent destinées à une clientèle confidentielle qui vient essayer et acheter directement sur place.
Sa cuisine se trouve juste en dessous de son showroom, à l’image de la maison du grand couturier qui travaillait, vivait et dormait là où il créait, dans son atelier rue Bellechasse, puis rue de la Verrerie à Paris.
Même si Brahim Klei avoue préférer les créateurs de mode japonais dont il affectionne les coupes, l’héritage d’Alaïa reste présent dans ses idées. « J’ai découvert Alaïa quand j’étais en école de mode. Ce que j’aime beaucoup chez lui, c’est surtout sa prouesse technique lorsqu’il travaille la matière et ce côté architectural dans ses créations. C’était vraiment l’architecte du corps féminin », témoigne Brahim Klei, qui cite parmi ses références artistiques les grands auteurs de la littérature française, Aragon et Baudelaire, et l’auteur-compositeur Léo Ferré.
Brahim habille toutes les femmes, petites et grandes, menues et rondes, une manière de rendre hommage au corps féminin comme le faisait Alaïa, à sa façon.
« Une femme est comme une actrice : toujours en scène. Elle doit être belleet se sentir bien… Ses vêtements doivent être une part d’elle, elle doit les sentir sur son corps… Je préfère que les gens remarquent la femme et non ses vêtements. Son visage, son corps, ses mains – les vêtements qu’elle porte doivent l’habiller, mettre en valeur ses qualités et la rendre belle », disait Alaïa qui a tiré son savoir-faire du sur-mesure mais aussi des différents corps féminins sur lesquels il a travaillé, du corps voluptueux de l’actrice Arletty pour qui il confectionne une robe noire en 1970 à la silhouette longiligne de l’actrice, réalisatrice et ex-mannequin franco-algérienne Farida Khelfa, en passant par la plantureuse Naomi Campbell et l’ex-Première dame Michelle Obama.
« Je préfère que les gens remarquent la femme et non ses vêtements. Son visage, son corps, ses mains – les vêtements qu’elle porte doivent l’habiller, mettre en valeur ses qualités et la rendre belle »
- Azzedine Alaïa
« Je m’inscris dans le mouvement un peu antifashion [mouvement créé pour questionner le système produisant des collections à un rythme effréné, des stylistes formatés et générant des abus en tous genres], anti-mode éphémère. Je n’aime pas trop obéir à l’impératif des collections saisonnières. L’idée, c’est plutôt de prendre son temps et de réfléchir à des concepts, faire une mode artistique et conceptuelle », explique Brahim Klei.
Azzedine Alaïa, lui qui a monté les échelons en faisant ses armes dans les grandes maisons de couture parisiennes et avait su se préserver des clameurs internationales, s’était aussi inscrit dans le mouvement de l’antifashion,
Indépendant jusqu’à sa mort, il présentait ses collections en petit comité, depuis les années 1990, en dehors des fashion weeks et des mondanités.
Alaïa, un artiste très indépendant
« Je n’ai jamais suivi la mode. Ce sont les femmes qui ont dicté ma conduite. Je n’ai jamais pensé qu’à elles car je suis convaincu qu’elles ont plus de talent que n’importe quel styliste », affirmait Alaïa, d’après l’exposition du palais Galliera.
Fares Cherait, designer tunisien de 42 ans, à l’origine du concept store Mooja destiné aux créateurs locaux, se souvient d’un stage assez intriguant chez Alaïa, dans les années 2000. « C’était une période difficile pour lui car il venait de perdre sa sœur. Je me souviens que je devais faire l’inventaire de la rétrospective qui lui avait été consacrée à New York et puis il avait fini par me prendre à ses côtés pour que je le vois travailler ».
« Ce qui m’a marqué, c’est qu’il s’occupait de tout, des patrons, de la coupe, il était très minutieux et déléguait peu », raconte Fares à MEE. Pendant son stage, une top model résidait alors chez Alaïa et servait de modèle à toutes les créations. « Il fallait que sa taille reste la même, qu’elle ne grossisse ni ne maigrisse pas, donc elle restait tout le temps chez Alaïa. »
« Il faut connaître l’académie de leur corps pour les devancer dans leurs envies. En 1993, j’ai souhaité rompre avec le système imposé des défilés saisonniers pour me concentrer sur des vêtements et non sur l’effet de mode. Je crois pouvoir dire que mes vêtements sont indatables, ils sont faits pour durer. »
Aujourd’hui, les créateurs tunisiens ont pour lui un mélange d’admiration et de respect. Ali Karoui, le couturier tunisien en pleine ascension qui habille la Croisette à Cannes, estime qu’Alaïa reste le couturier tunisien « qui a su se faire un nom et marquer son époque ».
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Dès 1980, lorsqu’il fait son premier défilé de prêt-à-porter, il crée un nouveau concept avec ses tenues moulantes et l’esthétique du « body consciousness » (conscience du corps) où les robes zippées ne font qu’une avec la chair et épousent parfaitement la silhouette et les courbes.
« Je pense que c’est un trésor national et que c’est aussi l’enfant prodige : il a montré la voie, montré aussi à la jeune génération qu’il ne faut pas hésiter à partir, prendre des risques et multiplier les expériences à l’international », pense Ali Karoui qui est resté basé à Tunis dans un souci de promouvoir le savoir-faire tunisien mais qui défile à Rome, Berlin ou encore aux États-Unis.
« Cela reste difficile en Tunisie de faire ce qu’a fait Alaïa en 1979 lorsqu’il a ouvert sa propre maison, car ici il faut des sponsors, près de six collections par un an et un certain capital pour être vraiment autonome », souligne-t-il. « Le paysage de la mode tunisienne commence à se structurer mais il faut encore du temps. »
ÀDar Alaïa, la maison-fondation sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd, l’exposition actuelle rend hommage, à travers les tenues d’Alaïa, à la Méditerranée.
Au fil desrobes de la collection printemps-été 1992, le visiteur découvre les influences méditerranéennes de l’artiste, dans les lignes rappelant les colonnes antiques, les motifs aux couleurs de la Méditerranée ou encore les robes-chemises rappelant parfois l’habit tunisien.
« C’est vrai que ça booste la créativité d’avoir tout ça à portée de main, de pouvoir regarder de près chaque détail ou même la vidéo du défilé de 1992 », s’enthousiasme Brahim Klei. Car en plus d’être un « couturier » comme se qualifiait lui-même Alaïa, l’homme était aussi un collectionneur de ses propres créations, ce qui permet aujourd’hui d’organiser des expositions grâce à son fonds d’archives.
« La génération des milleniums rend possible le mélange entre les codes : on peut porter une robe de soirée avec des baskets sans problème, il y a un potentiel qu’il faut exploiter »
- Cyrine Faillon, créatrice de la marque Nathalie
À Paris, en janvier 2018, la maison Alaïa avait organisé l’exposition « Azzedine Alaïa, The Couturier » avec 41 robes du couturier. Pour Cyrine Faillon, créatrice de la marque de nouvelle couture (prêt-à-porter haut de gamme) Nathalie, et cofondatrice de la marque Mademoiselle Hecy, Alaïa reste un rêve d’enfant qui a laissé son empreinte dans son parcours de créatrice de mode.
« En tant que femme, je suis plutôt dans le confort ou dans le côté fonctionnel, alors que des créateurs comme Alaïa subliment avant tout le corps de la femme », reconnaît Cyrine Faillon.
« Mais je reste très inspirée par sa capacité à créer du volume tout en gardant justement ce côté sublimateur, il avait un côté sans artifice, très minimaliste pour arriver vraiment à mettre en valeur le corps féminin ».
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Pour elle, si le pays n’a pas encore de « haute couture » en tant que segment économique dans le luxe, qui obéirait à des critères précis, un souffle de liberté qui pousse les créateurs tunisiens à s’affirmer est perceptible.
« La génération des milleniums rend possible le mélange entre les codes : on peut porter une robe de soirée avec des baskets sans problème, il y a un potentiel qu’il faut exploiter », déclare-t-elle.
Si de nombreux jeunes créateurs tunisiens n’auront découvert Alaïa et son héritage qu’après sa mort, c’est bien une nouvelle vie que lui redonne la fondation à son nom.
Le souffle Alaïa
Aors qu’il accueillait sous la verrière de sa galerie à Paris de multiples expositions de photographes et de plasticiens, il voulait aussi préserver la mode, car elle représente un patrimoine.
Le souffle d’Alaïa est de nouveau présent en Tunisie près d’un demi-siècle après l’avoir vu naître et semble inspirer les jeunes générations à qui il adressait indirectement un message, encore actuel, dans une interview au journal Le Monde en 2013 : « Certains défilés sont présentés comme des superproductions de cinéma mais les vêtements, eux, ne font pas avancer la mode. J'espère que les jeunes générations vont en prendre conscience. »
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